Le « rêve européen » des travailleurs asiatiques en Roumanie : les limbes administratifs

Depuis 2017, la Roumanie en manque de main d’œuvre ouvre des visas pour des travailleurs venus d’Asie. Cette nouvelle migration se heurte à des institutions et à une bureaucratie qui ne sont pas prêtes, au détriment des arrivants. Ils risquent alors l’exploitation, voire de devenir travailleurs illégaux et d’être expulsés du territoire sans recours judiciaire.

Deuxième partie d’une enquête en trois volets, réalisée en partenariat avec le média roumain Libertatea et les journalistes Andrei Petre (Roumanie), Josy Joseph, Anand Mangnale, Sumedha Mittal de The Confluence media (Inde), Sen Nguyen et Giang Pham (Vietnam).

Illustration : Wanda Hutira

« J’étais sous le choc, j’étais déprimé ». Gurwinder boit son espresso dans un café de Timişoara et se souvient de ce jour d’octobre 2021, lorsque son entreprise de construction de Ploieşti lui demande de partir. Son contrat d’un an était terminé et son employeur n’avait plus de travail pour lui à l’approche de l’hiver. « Je n’avais pas le temps de me retourner. Je n’avais pas reçu de préavis et il ne m’avait rien dit, je me suis retrouvé sans travail du jour au lendemain » déplore l’homme originaire du Pendjab, région du nord-ouest de l’Inde, que nous suivons dans la première partie de notre enquête. En effet, l’employeur n’est pas obligé de donner un préavis de licenciement s’il s’agit d’une fin de contrat.

La situation est d’autant plus inquiétante pour un travailleur non-européen car son permis de travail dépend de son contrat de travail. Il a alors trois mois pour retrouver un autre emploi, au risque de devenir illégal sur le territoire. En plus du permis de travail, les travailleurs doivent également obtenir un permis de résidence, dont la demande est faite par l’employeur. Celui de Gurwinder expirait à la mi-octobre, et son travail perdu, il se retrouve sans ressource et sans papier, dans des limbes administratifs qui peuvent durer plusieurs mois.

Même s’ils subissent de mauvais traitements, certains craignent de quitter leur entreprise ou de porter plainte par peur d’être licenciés.

Aucune ressource

Comme lui, nombreux sont les travailleurs venus d’Asie qui se plaignent des contraintes administratives qui les bloquent dans leurs démarches et peuvent les rendre plus vulnérables. Si dans la théorie, ces travailleurs ont les mêmes droits que les Roumains, la situation l’est moins dans les faits. Car même s’ils subissent de mauvais traitements, certains craignent de quitter leur entreprise ou de porter plainte par peur d’être licenciés.

Ils se retrouveraient alors à la rue, parfois pendant une longue durée : s’ils démissionnent sans avoir un autre emploi derrière ou si les employeurs ne renouvèlent pas leurs contrats, ils doivent attendre avant de trouver un autre travail. Cela peut parfois prendre quelques semaines, voire plusieurs mois, sans logement ni nourriture qui sont normalement fournis par les employeurs. Puis, lorsqu’ils sont enfin recrutés ailleurs, ils ne doivent pas travailler le temps de renouveler leur permis de travail, ce qui peut durer jusqu’à deux mois. Un temps sans salaire, et interminable pour beaucoup d’entre eux, surtout s’ils ont une famille à nourrir dans leur pays d’origine.

Gurwinder dans la voiture prêtée par son entreprise | Crédits : Andreea Câmpeanu

Nilantha* est dans ce cas. « Cela fait deux mois que je cherche un travail, raconte le Sri Lankais de 43 ans. En attendant, je reçois de l’argent de ma sœur pour m’aider. Normalement c’est moi qui doit leur en envoyer. » Il sourit tristement, et des frissons parcourent son corps, recouvert par une doudoune et un bonnet noir. Le froid de l’hiver règne dans cette auberge décrépie de Bucarest où il dort le temps de trouver un autre emploi.

Nilantha a atterri en Roumanie en août 2019, après plusieurs années passées entre la Corée du Sud, la Malaisie et le Qatar. À son arrivée, il travaillait comme aide-cuisinier dans un restaurant près de la ville de Tulcea, aux bords du Delta du Danube. Les conditions du contrat n’étaient pas respectées. « Je trimais 10 heures par jour, alors que c’était écrit 8 heures. Je n’avais qu’un jour de pause, et il m’arrivait de n’avoir que dix minutes dans la journée pour manger ou aller aux toilettes. Tout ça pour 420 euros par mois alors qu’on m’avait promis 600 et que j’avais payé 3000 euros pour venir ici » témoigne-t-il.

Travailleurs rendus illégaux

Nilantha démissionne l’été 2021 puis commence un autre travail en septembre dans une entreprise qui fabrique des airbags, après plusieurs semaines d’attente afin d’obtenir son nouveau permis de travail. « Je n’y suis resté qu’un mois après une période d’essai car avec la pandémie et l’hiver qui approchait, elle n’avait plus de travail à proposer » soupire-t-il. Il doit se rendre le lendemain de notre rencontre à Cluj-Napoca, deuxième ville du pays, pour voir s’il peut être recruté dans une pizzéria. Mais il n’a plus la force. « Je suis fatigué, je voudrais rentrer au Sri Lanka, mais j’ai trop dépensé pour venir ici et je n’ai plus assez d’argent. » Avant d’ajouter : « La Qatar c’était mieux que la Roumanie. C’est vrai, le climat est meilleur ici, mais les boulots et les salaires ne sont pas intéressants. On nous a vendu l’Europe comme le paradis, mais ce n’est pas vraiment la réalité. »

« Je demande chaque jour à mon patron : quand est-ce que vous allez nous payer ? »

Gurwinder

Retour à Timişoara, où Gurwinder a trouvé un nouveau travail dans la construction en novembre, non sans encombre. Après avoir été mis à pied par son entreprise de Ploiesti, il a du passer par plusieurs agences de recrutement : « Certaines me demandaient 100 à 200 euros pour trouver un travail, alors que cela devrait être gratuit. C’est un vrai business. » Mais il a préféré ne pas dilapider son argent et s’est tourné vers des agences qui paraissaient plus sérieuses, dont une lui a trouvé un autre employeur. Sauf que, employé depuis trois mois à Timisoara, il n’a pas reçu de papiers et travaille malgré tout, dans l’espoir de recevoir un salaire. En réalité, il travaille au noir et n’a reçu que 400 euros en espèces sur toute la période.

Le stress se lit sur son visage : « Je demande chaque jour à mon patron : quand est-ce que vous allez nous payer ? Quand est-ce que vous allez renouveler nos permis de travail et de résidence ? Il répond toujours : je vais le faire, je vais le faire… ». Gurwinder n’ose pas se tourner vers les autorités roumaines, comme l’Inspection du Travail ou l’Inspectorat Général de l’Immigration, car il est devenu un travailleur illégal. « Je risque d’être expulsé du territoire » reconnaît-il.

Expulsion du territoire

Il sait de quoi il parle. Dans un café de Bucarest début décembre, Karna*, travailleur népalais de 34 ans aux traits de sherpa himalayen, nous montre un document signé par la police de l’immigration. Il doit quitter la Roumanie sous 30 jours. Sa faute : avoir travaillé illégalement pendant la demande de son permis de travail, qui a pris deux mois. « Je n’avais plus d’argent, il fallait bien que je trouve quelque chose » explique l’agriculteur de profession, qui doit nourrir sa femme et ses trois enfants et encore rembourser une dette de 2000 euros, soit la moitié de ce qu’il a payé à une agence pour venir en Roumanie. Arrivé en 2019, il s’occupait de chevaux dans plusieurs fermes roumaines. Mais il démissionne régulièrement car les journées étaient longues et les salaires n’arrivaient pas à temps. En septembre 2021, il change de secteur et postule pour travailler dans le hangar d’une entreprise de commerce en ligne. L’agence qui le recrute le prévient : « Ne travaille surtout pas tant que tu n’as pas de permis de travail. »

Sauf que pour Karna, cette attente sans ressource est beaucoup trop longue. « Je ne savais pas que cela prenait autant de temps » admet-il. Un restaurant népalais tenu par un Indien l’embauche, lui promettant de bons liens avec la police de l’immigration et lui expliquant qu’il a le droit de travailler si c’est un mi-temps. Karna connaît les risques mais croit l’employeur et commence à travailler dans le restaurant. En réalité, il n’avait pas le droit de travailler, pas même à temps partiel. Il demande à l’employeur de lui faire un contrat mais celui-ci lui dit de patienter. Fin novembre, la police de l’immigration effectue un contrôle et le considère comme travailleur illégal sur le territoire. Il doit quitter le pays et ne peut pas revenir pendant six mois.

Le restaurant à Bucarest où a travaillé Karna, qui a ensuite fermé pour irrégularités | Crédits : Marine Leduc.

La notification d’expulsion précise qu’il peut contester la décision dans les 10 jours à la Cour d’Appel de Bucarest. « C’est une procédure longue et difficile. Je ne peux pas travailler pendant ce temps-là, je dois payer un avocat, et puis je ne parle pas bien anglais ou roumain donc je dois avoir un traducteur assermenté. Tout reviendra très cher » regrette-t-il. Il se résigne à rentrer au Népal, aidé par la communauté népalaise en Roumanie pour se payer un billet d’avion.

Peu d’assistance et crainte d’en demander

La mobilisation des Népalais pour aider un de leurs compatriotes, si belle soit elle, souligne un autre problème : la difficulté à trouver une assistance sur place. En cas de mauvaises conditions de travail, les ambassades peuvent intervenir jusqu’à une certaine limite. Comme le souligne M. Rahul Shrivastava, ambassadeur de l’Inde en Roumanie : « c’est le rôle des agences de recrutement et des employeurs de s’assurer des conditions des travailleurs. Mais nous ne vivons pas dans un monde idéal. C’est pourquoi, lorsque des problèmes surviennent, nous disons à nos concitoyens que nous les accueillons, dans la mesure du possible. » En plus de trois employés de l’Ambassade qui s’occupent des travailleurs, une session de portes ouvertes est organisée chaque mois. « Il est compliqué pour eux de s’adresser directement au ministère du Travail, c’est peut-être aussi une question de langue. Nous les aidons, et quand ils viennent ici et que les conditions ne sont pas bonnes pour eux, nous avons la possibilité de nous adresser aux autorités roumaines. »

Au Vietnam, le gouvernement vietnamien a récemment interdit la pratique des agences qui obligent les travailleurs à verser une commission pour le placement à l’étranger, considérant que cela peut augmenter le risque d’abus et d’exploitation. La loi permet également aux travailleurs de mettre fin unilatéralement à un contrat sans devoir payer une pénalité à l’agence – pratique jusque là habituelle –  s’ils sont victimes ou menacés de mauvais traitements, de harcèlement sexuel ou de travail forcé. La loi est entrée en vigueur cette année mais la question de la mise en pratique demeure. La situation d’exploitation de Vietnamiens en Roumanie et en Serbie, et le peu d’assistance des autorités vietnamiennes le démontrent.

Dans le cas du Népal, l’ambassade est située à Berlin, et seul un Consul Honorifique, Nawa Raj Pokharel, est présent sur place en Roumanie. L’ambassade ne le rémunère pas et il travaille à côté pour une agence de recrutement, International Work Finder. Même s’il arrive qu’il intervienne dans certains cas d’abus, il ne peut fournir de l’aide que sur des questions pratiques, de traduction et d’accompagnement. Une maigre assistance, alors que 25 % du PIB du Népal proviennent de fonds envoyés par les travailleurs migrants. Dans la plupart des cas, ce sont plutôt des travailleurs eux-mêmes qui vont soutenir leurs concitoyens.

Uva Raj est l’un d’entre eux. Fort d’une expérience de trois années à Dubaï, il a trouvé un emploi à Bucarest dans une imprimerie, sans dépenser le moindre sou. Il connaissait ses droits et a postulé directement à l’entreprise, ce qui lui a permis de trouver un travail justement rémunéré.

Uva Raj rassemble des amis népalais chez lui pour la fête hindoue du Dashain en octobre 2020 | Crédits : Andreea Câmpeanu

À son arrivée, il lance une chaîne Youtube et un groupe Facebook pour prodiguer de bons conseils et aider les autres Népalais en cas de problèmes. Pour lui, la situation était plus simple à Dubaï pour les travailleurs car « ils pouvaient porter plainte, avoir accès gratuitement à des avocats et des interprètes, obtenir une assistance juridique. Ce n’est pas le cas ici. »

« Pas infrastructure pour gérer l’afflux de travailleurs »

Contrairement à Dubaï, la Roumanie n’a pas un long passé de migration de travailleurs. Si l’Inspection du Travail ou de l’Immigration peuvent exercer des contrôles sur certaines entreprises, « l’arrivée de plus travailleurs signifie encore plus de problèmes. Nous n’avons pas l’infrastructure dans le pays pour gérer ça, constate Stefan Leonescu, assistant juridique pour l’ONG Jesuit Refugee Service (JRS). Nombreux sont ceux qui sont dans une situation illégale à cause de leurs employeurs et qui n’osent pas se tourner vers les autorités par crainte d’être expulsés. »

Récemment, des associations comme la sienne, habituellement tournées vers l’aide aux réfugiés et aux demandeurs d’asile, se sont penchées sur des cas d’exploitation de travailleurs migrants. JRS a commencé à aider des travailleuses domestiques philippines dès 2015.  « Sauf qu’il n’existe pas encore de financements dans le pays qui ciblent les travailleurs asiatiques et peuvent leur assurer une protection » souligne l’avocat. 

Stefan Leonescu dans son bureau.

Dans le cas de travailleurs qui attendent un nouvel emploi puis un nouveau permis de travail, des solutions pourraient être mises en place. « Le problème provient surtout du manque de personnel dans les bureaux de l’Inspection Générale de l’Immigration pour faire les papiers, c’est pour cela que cela prend du temps » explique Aurel-Lucian Ion, directeur de l’agence Cadima You See à Ploieşti, qui se tourne vers le recrutement de travailleurs asiatiques directement depuis Dubaï. Si une poignée d’entre eux peuvent bénéficier du chômage en cas de licenciement, peu connaissent leurs droits.

« Puis il arrive que certains, qui ont attendu deux ou trois mois avant de recevoir leur permis de travail, soient ensuite licenciés avant la fin de leur période d’essai. Ils doivent alors attendre de nouveau », ajoute le directeur de l’agence. En 2020, un mécanisme de coopération entre l’Inspectorat Général de l’Immigration et le Pôle emploi roumain aurait du permettre à certains de trouver un travail plus facilement. Mais la mise en pratique a été un échec et n’était pas adaptée aux besoins. Aurel-Ion Lucian réclame surtout aux autorités  « de recruter du personnel et de fournir une aide d’urgence pendant ce temps d’attente pour avoir un toit et se nourrir. Cela éviterait de nombreux problèmes. »

« Je suis ouvrier dans la construction maintenant, pas ingénieur en génie civil, mais ce qui m’importe, c’est d’avoir des papiers et d’être dans la régularité. »

Gurwinder

Contacté par le Courrier d’Europe Centrale, l’Inspectorat Général de l’Immigration répond qu’il veille à « assurer les ressources humaines nécessaires au niveau des structures territoriales de l’immigration. » Des offres d’emplois ont été publiées début janvier pour des traducteurs et interprètes en vietnamien, népalais, pendjabi et hindi, entre autres. En parallèle du nouveau quota de 100 000 permis de travail en 2022, les autorités roumaines ont également annoncé des recrutements aux sein des ministères des Affaires étrangères et de l’Intérieur pour alléger les tâches administratives. Mais avec l’arrivée de réfugiés Ukrainiens, la situation des travailleurs asiatiques risque de passer au second plan. 

Un « avenir meilleur » à portée de main ?

Un mois après notre rencontre à Timisoara, Gurwinder a trouvé un autre travail à Ploieşti. « Je suis ouvrier dans la construction maintenant, pas ingénieur en génie civil comme je le devrais, précise-t-il, mais ce qui m’importe, c’est d’avoir des papiers et d’être dans la régularité. » Il ne récupérera pas le salaire de son ancienne entreprise, qui n’a jamais réussi à mettre à jour les documents de ses employés.

Gurwinder espère secrètement que la Roumanie entrera dans l’espace Schengen pour voyager ou même travailler en Europe de l’Ouest. Selon lui, « les agences dans mon pays m’ont dit qu’on pouvait aller dans toute l’Europe, mais ce n’est pas possible. » D’autres, à la recherche d’un « meilleur futur », ont franchi le pas, après avoir fait des démarches pour obtenir un visa ou…avec l’aide d’un passeur.

* Le prénom a été changé pour préserver l’anonymat

****

La suite dans le troisième volet de notre série de reportages « Le « rêve européen » des travailleurs asiatiques en Roumanie »


La réalisation de cette enquête a été soutenue par la bourse Modern Slavery Unveiled Grant de journalismfund.eu

Marine Leduc

Journaliste indépendante, notamment en Roumanie et Moldavie. Elle publie dans La Croix, Le Soir, Télérama, Equal Times, entre autres.