Judith Sargentini : « La majorité ne veut pas vivre dans une démocratie illibérale »

Le Courrier d’Europe centrale est allé à la rencontre de l’une des bêtes noires des nationalistes hongrois, l’eurodéputée hollandaise Judith Sargentini. Celle-ci revient sur son rapport condamnant les dérives autoritaires du Premier ministre Viktor Orbán, voté à la majorité au Parlement européen le 12 septembre dernier.

Bruxelles, correspondance – « Ah, vous parlez de tout ça ! » Judith Sargentini rit un instant. Un rire jaune. Puis, elle se retourne et saisit une liasse de journaux, posée tout près d’une fenêtre. À l’origine d’un rapport critiquant sans appel « un risque clair de violation grave par la Hongrie des valeurs sur lesquelles l’Union est fondée« , voté à la majorité au Parlement européen le 12 septembre, l’eurodéputée originaire des Pays-Bas n’a depuis pas été décrite en des termes très élogieux dans la presse hongroise.

A la mi-septembre, le régime de Viktor Orbán a lancé une grande campagne médiatique pour la discréditer, pour la bagatelle de 18 millions d’euros. Elle est dépeinte comme le nouveau visage — un de plus — d’un impérialisme bruxellois à l’encontre de la Hongrie. « Protégeons la Hongrie », est-il écrit en gros caractères. On l’aperçoit en pleine page d’un quotidien hongrois pro-régime, aux côtés de deux autres personnages — eux aussi familiers des lecteurs de la presse de droite : le député libéral Guy Verhofstadt, virulent critique de Viktor Orbán, et le milliardaire américain d’origine hongroise Georges Soros, « l’ennemi » par excellence du régime hongrois. Trois bêtes noires du régime, côte-à-côte, en noir et blanc.

Nous nous trouvons dans le bureau de la députée, aux confins du labyrinthe de couloirs du Parlement européen, à Bruxelles. Une petite plante posée sur la commode, derrière son bureau, rappelle les appartenances écologistes de l’élue, qui siège sous la bannière des Verts dans l’hémicycle européen depuis 2009. Il faut dire que Judith Sargentini est la première à faire adopter à Bruxelles un document dénonçant en des termes aussi forts les dérives autoritaires du gouvernement du premier ministre Orbán. Depuis son retour au pouvoir en 2010, les remaniements constitutionnels, l’adoption de lois controversées ou le contrôle de la presse ont suscité des appréhensions dans les instances européennes. Mais pas de sanctions.

« Je ne réponds pas à tout ça »

À Budapest, le rapport est loin d’avoir reçu un accueil favorable. Outre la campagne lancée par le gouvernement, le Premier ministre voit derrière le rapport un instrument de « chantage ». « Je n’accepterai pas que les forces pro-immigration nous menacent, fassent un chantage et calomnient la Hongrie sur la base de fausses accusations », avait-il lancé, devant le Parlement en septembre. Mais si Judith Sargentini est devenue le symbole « anti-Orbán », en raison de son rapport qui, selon le dirigeant hongrois, « bafoue l’honneur de la Hongrie et du peuple hongrois », c’est bien malgré elle.

« Je ne réponds pas à tout ça », se résigne l’eurodéputée. Car elle insiste : son document de 200 pages signalant les dérives de l’État de droit en Hongrie ne « s’adressait pas au gouvernement hongrois. » En fait, il était plutôt destiné au Conseil européen, dans le but de lui forcer la main et d’activer la procédure de l’article 7 — une mesure pouvant mener à la suspension des droits de votes de la Hongrie à Bruxelles. Mais depuis le départ, rien n’était acquis d’avance. Avait-elle confiance que son rapport reçoive la majorité des deux-tiers requise, le 12 septembre ? « Pas du tout », répond d’emblée la députée. Ce n’est que la veille du vote que les espoirs se sont ravivés, avoue-t-elle.

C’est-à-dire lorsque Manfred Weber, le président conservateur du Parti populaire européen (PPE) — la même formation dont sont issues les troupes de Viktor Orbán — a affiché son soutien au rapport. « Alors, je me suis dit qu’il y avait peut-être une chance. » Le processus était toutefois « très délicat » pour Judith Sargentini, qui comptait les voix depuis plus d’un an. Et pour cause.

Le sort de sa mesure reposait directement sur le comportement des députés du PPE, majoritaires au Parlement, mais fortement divisés sur la question. Finalement, sur les 218 conservateurs du parti, 115 auront voté en faveur. « Une majorité des deux tiers, c’est beaucoup », concède après coup la députée hollandaise.

Un rapport symbolique, mais circonscrit dans sa portée

Or, le rapport Sargentini est avant tout symbolique. Même si adopté par le Parlement à l’issue d’une nette majorité, le texte ne peut pas à lui seul imposer des freins au régime de Viktor Orbán. Sa portée reste circonscrite. Inciter les États membres de l’Union européenne à s’investir sur la question, voilà le but principal du rapport. Bref, agir. Avec de la volonté politique.

Selon elle, si les traités européens ont établi les balises de la coopération entre États, « la coopération doit aussi se faire sur le principe de la volonté politique », puisque « tout n’a pas été prévu dans ces traités », estime-t-elle. « Le problème, c’est que les États membres n’ont pas affiché cette volonté pour se corriger entre eux, depuis des années déjà. Ils disent que c’est la Commission qui est gardienne des traités européens et espèrent que le problème passera », affirme la députée. « Mais le problème est toujours là. »

En faisant voter son rapport au Parlement, elle espérait ainsi interpeller directement le Conseil « en leur disant [aux États membres] “occupez-vous du problème !” », nous dit la députée. « Tout est lié à la volonté politique. » Mais même si l’article 7 en venait à être activé par le Conseil européen, on ne sait pas encore comment la procédure pourrait aboutir.

D’abord, la Hongrie n’est pas la seule à irriter l’UE sur les questions d’État de droit. Le régime polonais, qui est aussi dans le collimateur de Bruxelles depuis l’activation de la procédure par Commission européenne en décembre 2017, est un fier allié de Budapest. Main dans la main, Viktor Orbán et Jarosław Kaczyński, le leader polonais mis en cause lui-aussi pour ses réformes judiciaires, peuvent donc compter sur un soutien mutuel. Et aussi sur la non-application des sanctions européennes. Car pour que la procédure arrive à terme, l’unanimité des 28 est requise.

L’autre moyen de faire plier Varsovie et Budapest et de faire respecter l’État de droit, explique la députée, serait de conditionner les fonds européens selon le respect de ces principes. En clair, couper le robinet des aides financières à ceux qui ne respectent pas les règles. « Il y a maintenant des négociations pour savoir si l’Union peut retirer des fonds européens sur la base du non-respect des valeurs européennes et de l’État de droit, explique la députée quadragénaire. La commission européenne a fait une proposition sur le conditionnement des fonds européens aux États membres en fonction du respect de l’État de droit. Au Parlement européen, nous débattons pour savoir comment formuler tout ça. »

Elle nuance toutefois : c’est l’administration des fonds qui pourrait différer, pour ne pas « affecter les citoyens » qui en bénéficient au sein des États membres. Mais si cette question s’invite au Conseil, le débat sera « terrible », croit Mme Sargentini. « Parce que, cette fois encore, des pays comme la Hongrie ou la Pologne vont dire : “pas question”. Mais ce sera une autre étape intéressante, parce que l’argent a le dernier mot : on verra peut-être un changement d’attitude. »

Percées populistes en vue ?

À l’approche des élections européennes, lors desquelles les partis populistes pourraient faire d’importantes percées au Parlement, Judith Sargentini est « bien sûr » préoccupée. « Il y a un renforcement des partis populistes à l’issue de plusieurs élections nationales en Europe, alors pourquoi ça n’arriverait pas à l’issue du scrutin européen ? », interroge-t-elle.

La députée craint en outre qu’un tel scénario n’entrave des procédures de sanctions à l’encontre d’Etats qui ne respectent pas les valeurs européennes. « S’il y a davantage de factions nationalistes qui font leur entrée au Parlement, alors des rapports comme le mien ne pourront pas être votés à la majorité des deux tiers dans le futur. »

Mais populistes ou pas, la députée ne croit pas une seconde que la majeure partie de la population soit tentée par des régimes semi-autoritaire en Europe. « La majorité des citoyens au sein de l’UE ne veulent pas vivre dans de prétendues démocraties illibérales, dit-elle. La majorité des citoyens veulent vivre dans un pays où l’État de droit est la règle, où l’on peut lire des journaux indépendants et où l’on exprimer ses pensées librement. » Une autre flèche lancée au régime de Viktor Orbán.

La chère campagne du gouvernement hongrois contre le rapport Sargentini

Patrice Senécal

Journaliste indépendant, basé actuellement à Varsovie. Travaille avec Le Soir, Libération et Le Devoir.