Hongrie 1956. La révolution écrasée dans le feu et le sang par l’armée soviétique

A l’occasion du soixantième anniversaire de la Révolution des Conseils de 1956 en Hongrie, Révolution Permanente publie une série d’articles sur différents aspects de cette lutte héroïque de notre classe.

Article publié originellement le 21 novembre 2016 dans Révolution permanente.

Si l’agitation restait forte en Hongrie vers la fin du mois d’octobre 1956, l’enthousiasme parmi les ouvriers, la jeunesse et les masses l’était tout autant. Après de durs et héroïques combats contre la première intervention de l’armée soviétique, les insurgés avaient réussi à imposer Imre Nagy à la tête du gouvernement, à chasser les dirigeants staliniens les plus notoires de la tête du parti et des postes-clés du gouvernement, ainsi que le retrait des troupes soviétiques. Tout semblait indiquer que les dirigeants staliniens du Kremlin avaient accepté d’avancer dans une « solution négociée » comme en Pologne avec Gomulka. Cependant, rapidement, les travailleurs et les masses hongroises allaient dramatiquement constater tout le contraire.

Pourquoi le Kremlin a décidé de lancer la seconde intervention ?

La bureaucratie du Kremlin était en train de préparer une contre-offensive. Même si les dirigeants soviétiques avaient envisagé à un moment une alternative plus « souple » pour dévier/écraser la révolution en cours, c’est l’option de l’intervention armée directe qui a prévalu.

En effet, pour accepter une solution négociée comme en Pologne, c’est-à-dire pour que les nouveaux dirigeants « réformateurs » mettent fin à la révolution eux-mêmes, il y avait besoin d’un appareil d’État et d’un parti forts. Or, en Hongrie, la révolution avait provoqué un effondrement de l’édifice totalitaire et le parti était divisé. En même temps, les premiers discours de Nagy appelant au calme et à la modération avaient créé une certaine méfiance entre celui-ci et les masses. La bureaucratie soviétique se rendait compte que Nagy n’allait pas pouvoir jouer le rôle que Gomulka jouait en Pologne.

Une autre raison, sur le terrain international, allait renforcer les partisans d’une intervention militaire directe de l’URSS en Hongrie. Le 28 octobre 1956, les armées françaises, britanniques et israéliennes lançaient une attaque contre l’Egypte après que le gouvernement de Nasser ait nationalisé le canal de Suez. Après les concessions faites en Pologne et l’attaque d’un allié par des forces impérialistes, reculer en Hongrie était perçu comme un signal de faiblesse de la part de l’URSS sur la scène internationale. Le Kremlin ne voyait pas d’autre solution que d’imposer « l’ordre » par la force dans le pays magyar.

À cela, il fallait ajouter les déclarations du gouvernement de Nagy. En effet, celui-ci constatant que les troupes soviétiques n’étaient pas vraiment en train de partir, mais au contraire d’autres étaient en train d’arriver, et sous la pression des masses, il décida de sortir du Pacte de Varsovie et de déclarer la neutralité de la Hongrie. Nagy déposa une plainte à l’ONU le 1er novembre. Mais la décision d’une seconde invasion soviétique avait déjà été prise le 29 octobre à Moscou.

Les méthodes criminelles du stalinisme

Pour éviter tout type de fraternisation, comme lors de la première intervention, cette fois les dirigeants soviétiques avaient mobilisé des unités venues d’Asie centrale, ne parlant pas le russe, et donc rendant plus difficile la communication avec la population locale dont une partie parlait le russe, langue obligatoire à l’école.

D’un point de vue politique, le Kremlin avait besoin d’alliés locaux et d’une « solution de rechange » pour Nagy et ses alliés. C’est ainsi que l’on commença à comploter avec le nouveau secrétaire général du parti, János Kádár, qui avait été torturé sous le régime de Rákosi et avait une réputation de communiste non lié au stalinisme. Kádár partit en secret vers l’Union soviétique à la fin du mois d’octobre et ne revint en Hongrie que le 4 novembre, accompagné des blindés et des 200000 soldats soviétiques.

Un autre événement dans ces heures décisives et dramatiques a très bien exprimé le caractère néfaste et les méthodes de criminels de la bureaucratie stalinienne. Face aux révolutionnaires hongrois, la supériorité militaire de l’URSS ne faisait pas doute. Cependant, pour s’assurer de réduire presque à néant les possibilités de défense des insurgés, la bureaucratie stalinienne tendit un piège au commandement militaire du gouvernement Nagy. Ainsi, le 3 novembre, le ministre hongrois de la Défense Pál Maléter et le chef de l’état-major major István Kovács furent invités pour négocier. Tous deux furent séquestrés par l’armée soviétique lors de la rencontre. C’était la veille de la seconde invasion russe. Les appels désespérés de Nagy exigeant que Maléter regagne son poste le soir du 3 novembre passèrent à l’Histoire comme l’une des scènes les plus tragiques de l’impuissance du gouvernement hongrois face à l’offensive soviétique.

Quant à l’attitude des dirigeants des autres pays dits « socialistes », malgré les nuances, l’opinion était unanime : il fallait écraser la révolution. Et sur cela tous étaient d’accord, même ceux qui apparaissaient comme les plus « indépendants » vis-à-vis de Moscou (Mao, Tito et Gomulka lui-même). Comme l’affirme George Kaldy dans son livre sur la révolution hongroise : « Au-delà du désir plus ou moins clairement affirmé de rendre leur État national le plus autonome possible vis-à-vis de Moscou, ils partageaient tous une même crainte sociale. Ce n’est pas Nagy, bien sûr, qui les inquiétait : il était l’un de leurs. Ce qui les inquiétait, c’est ce qu’il y avait en dessous, le bouillonnement populaire, les conseils ouvriers, les discussions politiques partout, la population en armes » (p. 196).

Une résistance ouvrière et populaire héroïque

Les troupes et les tanks soviétiques traversaient la Hongrie depuis le Nord-est vers Budapest, et les insurgés n’avaient pratiquement personne pour diriger la résistance face à la contre-révolution. L’attaque fut brutale. Sans pitié. L’artillerie russe détruisit les maisons et tout sur son passage. Elle tira même contre la population civile.

Ce 4 novembre à 4 heures du matin, Nagy lança un message à la radio : « Ici Imre Nagy, Président du Conseil. Aujourd’hui à l’aube, les troupes soviétiques ont déclenché une attaque contre la capitale avec l’intention évidente de renverser le gouvernement légal de la démocratie hongroise. Nos troupes combattent. Le gouvernement est à son poste ». Mais le gouvernement Nagy n’existait plus. Celui-ci se réfugia à l’ambassade yougoslave, ce qui embarrassa énormément Tito et le gouvernement yougoslave en plein rapprochement avec Moscou.

János Kádár, revenu de l’URSS, proclama la formation d’un gouvernement « ouvrier et paysan ». Mais ce gouvernement n’avait « d’ouvrier et paysan » que le nom. Les ouvriers étaient dans les conseils, dans les quartiers, dans les villes, dans les montagnes, partout dans le pays, les armes à la main, se battant contre l’armée soviétique, dont Kádár n’était qu’une marionnette. En effet, si le matériel militaire faisait défaut aux insurgés, la conviction de la justesse de leur lutte et l’envie de se battre pour le vrai socialisme étaient immenses. Malgré la férocité de l’attaque soviétique, l’isolement de la révolution au niveau international et le manque de préparation, les ouvriers et les masses hongroises résistèrent militairement pendant plus d’une semaine. Des milliers de personnes furent mortes et emprisonnées ; 200000 personnes furent obligées de s’exiler.

Mais, malgré la défaite militaire, la classe ouvrière continua à se battre à travers la grève générale. Les conseils ouvriers se renforcèrent et développèrent. Leur coordination devint plus que jamais une question de vie ou de mort, face à l’armée soviétique et au gouvernement contre-révolutionnaire de János Kádár. C’est ainsi qu’est né le 14 novembre le Conseil central ouvrier du Grand Budapest, sous le nez de l’armée d’occupation soviétique. Celui-ci regroupait des délégués élus dans toutes les entreprises de Budapest.

Ce fut après l’écrasement militaire de la révolution que l’on vit clairement le rôle fondamental des conseils ouvriers qui, non seulement décrétèrent une grève générale et empêchèrent pendant des semaines entières le fonctionnement normal de l’économie, mais réorganisèrent même la vie quotidienne pour satisfaire les besoins populaires les plus urgents.

Il s’agissait d’une nouvelle phase de la révolution, dont l’objectif central était devenu, pour le gouvernement de Kádár et l’armée soviétique, de briser l’organisation ouvrière en mettant fin aux conseils qui avaient littéralement pris le contrôle des usines et des quartiers populaires de Budapest, où se trouvait le centre politique du pays. En province, les conseils ouvriers s’étaient pratiquement substitué à toutes les institutions étatiques, et ils étaient devenus les organisateurs de la vie quotidienne dès le début de la révolution, les 23 et 24 octobre.

Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que le gouvernement Kádár et l’armée soviétique aient déployé un dispositif militaire monstrueux pour empêcher que la réunion, qui allait créer un conseil ouvrier central au niveau national, ait lieu le 21 novembre. Aussi bien la bureaucratie hongroise que les dirigeants du Kremlin savaient que les conseils ouvriers représentaient un vrai danger pour leur pouvoir, même si les conseils n’avaient jamais revendiqué clairement leur volonté de prendre le pouvoir, c’est-à-dire la perspective de créer une pouvoir propre face au pouvoir stalinien. En n’affichant pas de mot d’ordre tel que « tout le pouvoir aux conseils », ils se limitèrent plutôt à exiger le retour de Nagy à la tête du gouvernement.

Le gouvernement Kádár et le Kremlin ne purent mettre fin au mouvement qu’à la mi-décembre, même si des grèves et des explosions sporadiques continuaient à avoir lieu. Mais ce n’est qu’en septembre 1957 que le gouvernement hongrois put définitivement en finir avec les conseils. La répression contre les insurgés fut extrêmement forte. Plusieurs furent condamnés à mort, d’autres passèrent des années en prison, une grande partir durent s’enfuir du pays.

La faillite de la stratégie « réformatrice » du gouvernement Nagy

Une des caractéristiques de la révolution hongroise de 1956 fut que les insurgés ne firent pas complètement confiance à Imre Nagy, même si l’une de leurs principales revendications était la formation d’un gouvernement avec Nagy à sa tête, et qu’après sa destitution le 4 novembre les ouvriers exigèrent son retour.

Pour les dirigeants staliniens, l’objectif de mettre Nagy à la tête du gouvernement, après l’insurrection du 23-24 octobre, était de calmer les manifestants et de ramener « l’ordre ». Nagy lui-même espérait pouvoir arriver à un accord avec l’URSS sur certaines revendications, comme le retrait des troupes soviétiques de la Hongrie pour mettre fin à l’agitation sociale.

Mais, malgré les signes évidents et concrets que les Soviétiques n’étaient pas du tout prêts à négocier et encore moins à se retirer, car ils étaient au contraire en train d’avancer vers Budapest, Nagy continuait à espérer d’arriver à un accord. Car, dans la perspective de « réformer » le régime stalinien, Nagy voulait à tout prix éviter de résister les armes à la main pour « éviter la guerre ». Les tanks soviétiques étaient déjà en train d’encercler la ville et son ministre de la Défense fut arrêté par l’URSS quand Nagy décida finalement donner l’ordre de « résister ». Or, dans une lettre de Tito datée du 8 novembre et adressée à Khrouchtchev, il est affirmé que dès le 2 novembre, des membres du gouvernement Nagy allèrent négocier avec l’ambassade yougoslave pour s’y réfugier. Tito affirme dans cette lettre : « dans l’esprit de cette conversation, notre représentant a répondu (…) que nous étions prêts à les aider à condition que cela se fasse immédiatement. Nous nous attendions à ce qu’ils répondent le dimanche (4 novembre). Mais dès le matin, l’armée soviétique est entrée en action, et, au lieu de cette réponse, nous avons vu, aux premières heures de la matinée, arriver à notre ambassade Nagy et quinze autres dirigeants de son gouvernement avec leurs familles » (reproduit dans les Cahiers du mouvement ouvrier n° 32, CERMTRI, 2006).

L’asile dans l’ambassade yougoslave finira le 22 novembre quand, suite à une promesse de la part du gouvernement de Kádár, Nagy et ses proches acceptèrent de partir et furent tout de suite arrêtés par les Soviétiques et envoyés en Roumanie. En juin 1958, Nagy et Maléter furent pendus avec d’autres, et enterrés dans une fosse commune. Ce fut la fin tragique des ex-membres du gouvernement Nagy et de son orientation « réformatrice ». Cette orientation de conciliation avec la bureaucratie fut précisément un des éléments qui pesèrent lourdement dans la préparation de la défense militaire de la révolution.

Malgré cela, les ouvriers continuèrent la résistance et à se battre par tous les moyens disponibles. Mais ils étaient isolés internationalement. Les ouvriers des autres pays du « bloc socialiste » et de l’URSS suivaient déconcertés les événements hongrois, mais ils n’étaient pas capables de venir en aide à leurs frères et sœurs hongrois. Pourtant, la solidarité du prolétariat international, à l’Est comme à l’Ouest, aurait été fondamentale pour tordre le bras de la contre-révolution stalinienne et ouvrir la voie à la régénération révolutionnaire des États ouvriers bureaucratisés et avancer vers la révolution internationale. Et la révolution politique contre la bureaucratie était effectivement la seule voie réaliste pour le faire.