Frédéric Guelton : « Dans l’Est européen, la guerre ne s’est pas arrêtée le 11 novembre »

La perception du 11 novembre 1918 n’est pas univoque dans tous les pays européens. L’historien Frédéric Guelton[1]Ancien chef du département de l’Armée de terre du Service Historique de La Défense et membre du conseil scientifique de l’exposition des Invalides, « À l’Est, la guerre sans fin, 1918-1923 » rappelle ici les chevauchements mémoriels entre l’Est et l’Ouest, mais aussi entre les différents pays d’Europe centrale et orientale. Propos recueillis par Gwendal Piégais.

Le 11 novembre 2018, l’Europe se recueille pour commémorer la fin de la Première Guerre mondiale. Ces quatre dernières années, vous avez eu l’occasion de prendre part aux manifestations relatives à la Grande Guerre en Europe médiane. Y a-t-il quelque chose qui caractérise, qui distingue les commémorations qui nous sont familières en France, Grande-Bretagne ou Allemagne de celles qui prennent place à l’Est ?

Article publié initialement le 11 novembre 2018.

La première chose qui est à dire, à mon sens, en revenant aux faits, c’est que l’armistice, en droit, ce n’est pas la fin de la guerre, c’est une suspension des hostilités. À l’issue de cette suspension on négocie des traités de paix et on les signe. La guerre ne se termine qu’après que les traités aient été signés puis ratifiés.

Ensuite, quand on regarde la fin de la guerre depuis la France, on la fixe au 11 novembre, ce qui est à mon sens une erreur. Tout d’abord, les combats se sont terminés plus tôt dans les Balkans, que ce soit avec les armistices de Salonique, Moudros et Villa Giusti, qui sont antérieurs au 11 novembre. Mais sur l’ensemble de l’Est européen, pour une zone qui va du nord de la Pologne à la Grèce, la guerre ne s’arrête pas. Elle ne s’arrête pas pour les personnes qui vivent dans ces pays ni pour les soldats, par exemple français, qui sont là-bas. À partir de là on peut observer ce qui se passe dans l’Est européen comme une non-fin de la guerre. Ensuite on peut balayer l’ensemble de cette zone parce que dans chaque pays la perception du mois de novembre 1918 et au-delà varie.

Par exemple ?

Pour la Pologne, par exemple, novembre 1918 correspond à la renaissance de la République après 120 ans d’occupation par la Prusse, puis l’empire allemand, l’Autriche et la Russie. C’est la fondation de la Deuxième République et c’est le début des guerres pour les frontières : face à l’Allemagne, l’Ukraine et la Russie Bolchevique, guerres qui ne vont se terminer qu’avec le Traité de Riga en 1921. Pour la Pologne c’est donc un moment majeur et positif presque glorieux, devenu central dans la mémoire polonaise, alors qu’en France la Grande Guerre est perçue comme un traumatisme à l’époque et 100 ans après.

Si vous descendez vers le sud, on a une deuxième situation, avec la naissance de la Tchécoslovaquie qui, à la différence de la Pologne, n’existait qu’à peine en termes d’idée quatre ou cinq ans avant novembre 1918. Il y avait des tenants d’une forme d’autonomie ou d’indépendance pour les populations de la région ; Masaryk, Beneš et Stefanik. Mais pour ce qui est de savoir si ce projet se réaliserait par le démembrement de l’Autriche-Hongrie (qui ne devient une réalité que très tardivement), personne ne pouvait le dire. On assiste à ce moment-là à la création ex nihilo d’un pays.

Encore plus au Sud de l’espace slave, le 1er novembre 1918 c’est la libération de Belgrade, un événement clé et incontournable dans l’histoire de la Serbie. Le pays est occupé par les Austro-hongrois et par les Bulgares depuis octobre-novembre 1915 et ressort exsangue de la guerre : rappelons qu’il y a presque autant de soldats serbes que français a avoir péri dans les combats, avec une population serbe d’environ 4 millions d’habitants contre 40 millions pour la France en 1914. La Serbie renaît des cendres d’une occupation d’une violence extrême avec des exactions similaires à ce qui a été vécu dans le nord de la France et en Belgique mais à l’échelle de tout le pays. De plus, dans ce contexte complexe on assiste à l’aboutissement d’un long processus de métamorphose de l’État serbe : en quelques années la Serbie est passée du statut de simple principauté à un royaume, puis à une Serbie qui va voir ses frontières s’agrandir pour devenir une Grande Serbie devenant ainsi le Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes, pour aboutir ensuite à la Yougoslavie. C’est ici le cas spécifique d’un pays qui a été totalement occupé, ravagé par la guerre mais qui en sort victorieux et agrandi.

Autre exemple avec la Roumanie, qui réussit en 1918 un coup de poker génial, alors qu’avec le traité de Bucarest elle s’était vue imposée par les Puissances centrales une occupation presque totale de son territoire. Son retour en guerre va lui permettre d’atteindre tous ses objectifs nationaux de Grande Roumanie avec le gain de la Bessarabie, de la Bucovine, de la Transylvanie, un bon morceau de la Dobroudja, etc. La création de la Roumanie actuelle se fait à ce moment-là. Et quand on observe l’ensemble de ces pays, c’est le seul à avoir conservé – à peu de choses près – ses frontières acquises à l’issue des armistices de 1918. C’est le caractère pérenne d’une Grande Roumanie que le pays célèbre.

Pour les Grecs il y a un premier temps d’euphorie avec le Traité de Sèvres, mais d’une euphorie irrédentiste qui l’oppose à la résistance de Mustapha Kemal avec cette guerre qui commence entre les Turcs et les Grecs et se termine de manière tragique par les premiers grands déplacements de populations. On assiste au départ de plus d’un million de Grecs qui vivaient en Turquie, en Anatolie, au Pont Euxin, qui y vivaient depuis l’Antiquité, tout comme les Turcs qui vivaient dans le Sud des Balkans qu’ils quittent pour la future république turque. La Grèce sort donc de la guerre agrandie, mais sans parvenir à réaliser sa Grande Idée (Megali Idea), bouleversée par ces déplacements de population, déplacements qui n’en finiront pas de marquer le XXe siècle…

Nous parlons ici de la place de novembre 1918 dans l’histoire de la construction étatique, territoriale et identitaire de ces pays. Mais actuellement, quels rapports ces pays-là entretiennent-ils à ces événements ?

Ce qui est frappant, c’est le décalage, dans la construction mémorielle qui existe, dans les différents pays comme la France et l’Allemagne qui se pensent comme post-modernes et des pays qui commémorent la fin de la Première Guerre mondiale, non pas justement sous la forme d’une commémoration – on se souvient ensemble – mais sous la forme d’une célébration. On célèbre la victoire, un moment fort et positif. Alors est-ce le résultat de cette mise au frigo de l’Europe médiane pendant toute la Guerre froide ? C’est difficile à dire mais le décalage est bel et bien là.

Ça c’est pour le point commun, mais entre eux, voyez-vous des différences particulières ?

J’ai été très frappé, en Pologne, de constater que la célébration de la Deuxième République se fait avec une mémoire très forte de la participation américaine au rétablissement de l’État polonais. Cela s’explique tout d’abord par le fait que la première communauté polonaise en dehors de la Pologne historique se trouvait aux États-Unis. Par ailleurs l’apport en hommes depuis l’Amérique est évident, de même que l’est l’apport financier ou encore l’importance de l’amitié de Paderewski avec Wilson. Néanmoins j’ai ressenti une disproportion entre la mémoire polono-américaine par rapport à l’autre acteur qui a été central dans la renaissance de la Pologne, c’est à dire l’acteur français. Vous allez aujourd’hui à Varsovie, près de la vieille ville vous trouvez une exposition itinérante dans la rue principale sur l’aide américaine à la renaissance de la Pologne.

En Serbie il y a eu une volonté de jouer sur le retour de l’amitié franco-serbe. Cette amitié est toujours illustrée physiquement par le monument de la reconnaissance à la France dans le parc de Kalemegdan à Belgrade. Il faut se souvenir que ce monument avait été voilé, tagué au moment des bombardements de l’OTAN contre la Serbie. Il a été restauré et réinauguré dans sa version actuelle il y a quelques jours. Cette réappropriation a lieu – à mon sens – plus du côté serbe que du coté français. Il est clair qu’aujourd’hui on parle beaucoup plus de Franchet d’Espèrey à Belgrade qu’en France. C’est l’occasion pour la Serbie de se réapproprier une mémoire française mais aussi celle de l’autre grand acteur et soutien des Serbes jusqu’en 1917 : la Russie. On réactive donc également, en Serbie, le binôme de l’alliance franco-russe de 1893 sous des formes réactualisées.

La commémoration – ou la célébration – est-elle plus complexe à gérer dans un cas comme celui de la République tchèque et de la Slovaquie, la mémoire de la Grande Guerre ayant été pendant longtemps celle d’une action tchécoslovaque et non pas d’une action tchèque et slovaque ?

En Slovaquie et en République tchèque on a à la fois une mémoire partagée, une racine commune, mais ensuite chaque branche poussant à son rythme et avec ses agendas dans toute leur variété. Ainsi, côté slovaque, on a une très forte représentation mémorielle du personnage de Milan Stefanik qui est considéré en Slovaquie – pour vous donner un équivalent – comme la synthèse entre De Gaulle et Leclerc : De Gaulle parce que c’est le grand homme, et Leclerc parce qu’il est mort jeune dans un accident d’avion et que personne ne peut dire ce qu’il se serait passé ensuite. Le personnage de Stefanik est important dans la mémoire slovaque aussi parce que c’est un lien très fort avec la société française : en droit, il faut le rappeler, Milan Stefanik est citoyen français. Et lorsqu’il devient ministre de la Guerre de la jeune république tchécoslovaque il l’est par autorisation du gouvernement français parce qu’il est avant tout officier de l’armée française.

Pour ce qui est de la République tchèque on est autour de quelque chose de similaire mais avec la figure de Masaryk. Et force est de constater que beaucoup des manifestations montées dans ces deux États l’ont été dans le cadre du binôme tchèque et slovaque.

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Et pour la Grèce, que vous évoquiez plus tôt ?

Pour la Grèce, ce qui est frappant, c’est que dans sa mémoire intérieure, la Grèce a toujours vécu dans une forme de concurrence entre les deux grandes cités : Athènes, et la capitale du nord, Thessalonique. La Macédoine grecque et Thessalonique ayant été au cœur de la guerre, alors qu’Athènes était surtout l’enjeu du duel entre le Premier ministre Venizelos et le roi Constantin. J’ai donc le sentiment que la mémoire grecque de la Première Guerre mondiale est d’abord une mémoire de la Grèce du nord, de la Grèce de Thessalonique, celle qui regarde vers les Balkans.

Lorsqu’on regarde l’espace de l’Europe médiane ou le Levant, on le fait avec le regard des vainqueurs et on néglige la mémoire des vaincus et cette mémoire est allemande, autrichienne, hongroise, bulgare ou ottomane, ce qui n’est pas rien.

Et les vaincus ?

Il est vrai que lorsqu’on regarde l’espace de l’Europe médiane ou le Levant, on le fait avec le regard des vainqueurs et on néglige la mémoire des vaincus et cette mémoire est allemande, autrichienne, hongroise, bulgare ou ottomane, ce qui n’est pas rien. Dans le centenaire tel qu’il a été vécu, par exemple avec la Hongrie, il y a eu des échanges, des tentatives de collaboration mais qui n’ont débouché strictement sur rien, parce que le traumatisme de Trianon est encore là. L’idée sur la Hongrie était de dire que le travail des historiens n’est pas celui de dire si Trianon a été un bon, un moins bon, un mauvais, un très mauvais ou un horrible traité mais de se dire « nous vivons aujourd’hui en Europe ensemble. Examinons cette période ensemble, essayons de la rendre plus compréhensible à nos contemporains pour ensuite dépasser les malheurs de l’histoire. » Si on arrive pas à dépasser les malheurs de l’histoire, on est foutus. Mais cela n’a débouché à rien.

Ces derniers jours, la venue d’un invité paradoxal des commémorations françaises a fait débat, celle de Vladimir Poutine. La Russie fut en effet un acteur clé du déclenchement et des premières années du conflit, mais finit grande absente des Traités de Paix. Que pensez-vous de la présence de Vladimir Poutine à cette occasion ?

À titre personnel j’y suis très favorable parce que la Russie impériale, puis la Russie de la Guerre civile et ensuite la Russie bolchevique – reconnue d’abord par la Grande Bretagne puis par la France plus tardivement – en tant que terme générique est un acteur de la Première Guerre mondiale et de la géopolitique qui en découle. Quel que soit la politique actuelle des uns et des autres, la Russie de 1914 a respecté les engagements qu’elle avait pris vis à vis de la France en 1893 et 1894 et qu’elle a participé de manière indirecte à la bataille de la Marne en permettant peut-être même d’éviter une défaite à la France et une fin de la Première Guerre mondiale en septembre 1914. En 1915, en 1916 et en 1917 jusqu’à la prise de pouvoir définitive des Bolcheviks, l’alliance fonctionne. Le Traité de Brest-Litovsk brouille les cartes mais ça n’exclut pas le fait que le président Poutine soit aujourd’hui en France même si la fin n’a pas été celle que le gouvernement de l’Empereur escomptait.

Durant le Centenaire de la Grande Guerre, en France, on a remarqué un engouement populaire presque inattendu pour ces commémorations et pour les différentes manifestations qui ont été organisées ces quatre dernières années. A-t-on assisté à un tel engouement à l’Est, et si oui lequel ?

Dans tout le monde slave, ce qui s’est passé, c’est une redécouverte de la Première Guerre mondiale car la période communiste avait rendu la guerre capitaliste absente des mémoires collectives, absentes des livres d’histoire, au moins dans sa réalité. Cette redécouverte s’est traduite par une demande de réappropriation très différente de celle qui se fait en Europe occidentale où il s’agit assez largement de la pérennisation de la mémoire des grands-parents. Pour nombre de pays de l’ancien bloc soviétique c’est une redécouverte qui se fait à l’aune de l’organisation territoriale à la veille de la Grande Guerre. Ainsi en Pologne on a une mémoire de ceux qui étaient sous domination allemande, une autre mémoire de la Pologne autrichienne et une autre pour la domination russe. Pour la Tchéquie et la Slovaquie il y a avant tout un grand engouement pour la mémoire des légions tchécoslovaques, en particulier celles de Russie, qui ont rassemblé plus de 100 000 volontaires et qui ont profondément marqué la mémoire des Tchèques et Slovaques.

On a beaucoup parlé, ces derniers mois, à l’approche du centenaire de l’armistice, des conséquences encore présentes des décisions diplomatiques de la séquence 1918-1919, notamment pour au Moyen-Orient, avec les accords Sykes-Picot. Pensez-vous que le passé à un poids équivalent en Europe médiane ?

Sans répondre catégoriquement à cette question, force est de constater qu’aujourd’hui, toutes les grandes zones de tensions qui existent sur le continent européen recouvrent les zones de tension de la période 1918-1923. Lorsqu’on regarde la question ukrainienne on se rend compte qu’elle naît lorsque l’Ukraine envisage trois indépendances différentes : germanique, ukrainienne, bolchevique. Quand on relit les mémoire du comité d’étude mis en place par Briand en 1917, le mémoire rédigé sur ce qu’il nomme « la question Oukraïnienne » est rédigé par Émile Haumant, un géographe. Il décrit « toutes choses égales par ailleurs » la crise actuelle dans le bassin de Donetsk. Il la décrit en listant tout ce qui rapproche et éloigne Russes et Ukrainiens. Sa conclusion c’est que si on oppose un jour les Russes et les Ukrainiens, on aura une guerre qui ressemblera à la Guerre de Sécession aux États-Unis. Il écrit cela en 1918 ! Il dit aussi, en substance, qu’il y a moins de différences entre un russe et un ukrainien qu’entre un Provençal et un picard, au moins sur le plan linguistique, ce qui était sans doute très vrai pour la France et la Russie de l’époque. On peut étendre ces réflexions à toutes les zones de tensions actuelles en Europe mais aussi dans notre voisinage proche : Ukraine, Caucase, Syrie (qu’on appelait à l’époque le Levant). Il y a une homothétie des territoires qui est remarquable : tout cet espace médian-oriental, qui se déchire actuellement, ce sont les zones de tension et de difficulté de la période 1918-1923.

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Notes

Notes
1 Ancien chef du département de l’Armée de terre du Service Historique de La Défense et membre du conseil scientifique de l’exposition des Invalides, « À l’Est, la guerre sans fin, 1918-1923 »
Frédéric Guelton

Historien, ancien directeur du Service historique de la Défense.