Taras Bilous : « La démocratie ukrainienne, loin d’être parfaite, mérite d’être protégée du régime parafasciste de Poutine »

L’invasion de l’Ukraine par la Russie continue de diviser les opinions publiques occidentales, en particulier à gauche. Dans cette tribune, Taras Bilous, un historien et activiste socialiste ukrainien, souhaite rappeler à la gauche occidentale qu’elle se doit de soutenir l’effort de guerre ukrainien face à l’impérialisme du Kremlin.

Cette tribune a été originellement écrite par Taras Bilous et publiée le 4 mai 2022 par la revue en ligne Dissent sous le titre « Self-Determination and the War in Ukraine » (Auto-détermination et la guerre en Ukraine). Nous la traduisons et la publions ici avec leur autorisation.

Il y a deux mois, lorsque j’ai écrit « Une lettre de Kiev à la gauche occidentale », j’espérais que le choc de l’invasion russe et les voix de la gauche ukrainienne pousseraient les socialistes occidentaux à reconsidérer leur approche. Malheureusement, beaucoup d’entre eux ne l’ont pas fait. Dans leurs analyses de la guerre, les Ukrainiens ne sont que des victimes ayant besoin d’une aide humanitaire, et non des sujets dont les désirs devraient être respectés.

Bien sûr, cela ne s’applique pas à tous les partis de gauche, loin s’en faut. Les partis de gauche scandinaves ainsi que ceux d’Europe de l’Est ont écouté les Ukrainiens et soutenu les livraisons d’armes à l’Ukraine. Il y a certains progrès parmi les socialistes américains. Malheureusement, même une déclaration commune des socialistes ukrainiens et russes n’a pas rallié suffisamment de personnes à l’idée de soutenir l’aide militaire. Permettez-moi donc de m’adresser à la gauche, une fois de plus.

Taras Bilous est historien, rédacteur en chef de la revue en ligne « Spilne | Commons, et activiste socialiste en Ukraine. Crédit photo : Spilne | Commons.
Une guerre juste ?

Commençons par répondre à une question fréquente : « pourquoi l’Ukraine fait-elle l’objet d’autant d’attention et reçoit-elle autant d’aide, alors que tant d’autres conflits armés dans le monde passent sous les radars ? » Tout d’abord, les conséquences potentielles de la guerre ne sont-elles pas une raison suffisante pour y accorder plus d’attention ? À quand remonte la dernière fois où le monde a été aussi proche d’une guerre nucléaire ? Deuxièmement, je suis d’accord pour dire que les autres conflits ne font pas l’objet d’une attention suffisante. Comme je l’ai déjà écrit, le fait que l’Europe ait tellement mieux traité les réfugiés ukrainiens que leurs homologues syriens et afghans est dû au racisme. C’est donc le moment de critiquer la politique migratoire et de souligner le fait que l’aide apportée aux réfugiés ukrainiens devrait être fournie à tous les réfugiés.

Lire : « Les bombardements sur Kharkiv ne laissent plus de place aux compromis avec les Russes »

Je me souviens d’un autre conflit armé où certains partis de gauche avaient leurs « bons gars » et leur accordaient une attention démesurée par rapport aux autres conflits armés : le Rojava. L’Ukraine n’est pas le Rojava, et nous pouvons énumérer de nombreuses plaintes concernant les politiques intérieure et extérieure de Zelensky. L’Ukraine n’est même pas une démocratie libérale classique : ici, chaque nouveau président tente toujours d’amasser le plus de pouvoir possible via des mécanismes informels, le parlement adopte des lois anticonstitutionnelles et les droits et libertés des citoyens sont souvent violés. Même pendant la guerre, le gouvernement ukrainien a adopté une loi restreignant les droits des travailleurs. À cet égard, le pays n’est pas très différent du reste de l’Europe de l’Est.

Cela signifie-t-il que les Ukrainiens doivent abandonner la lutte ? Pour moi, la réponse est évidente : j’ai décidé de m’engager dans les forces de défense territoriale dès le début de la guerre. Mais je suis loin d’être le seul. Des anarchistes d’Ukraine, du Bélarus, et même quelques-uns de Russie se battent actuellement dans la défense territoriale. Ils n’aiment ni Zelensky ni l’État, ils ont été arrêtés à plusieurs reprises par la police lors de manifestations (comme je l’ai été), et certains anarchistes étrangers ont été confrontés à des tentatives d’expulsion par les services spéciaux. Mais nous sommes quand même entrés en guerre. À présent, vous allez peut-être penser que ce ne sont pas de « vrais » anarchistes – ou alors, vous pouvez aussi envisager l’idée que nous savons quelque chose sur l’Europe de l’Est que vous ne comprenez pas.

La démocratie ukrainienne, loin d’être parfaite, mérite-t-elle d’être protégée du régime parafasciste de Poutine ? Oui.

Je suis socialiste, et je ne pense pas que l’on doive nécessairement défendre son pays dans n’importe quelle guerre défensive. Une telle décision devrait dépendre de l’analyse des participants, de la nature sociale de la guerre, des sentiments de la population, du contexte général et des conséquences potentielles du conflit. Si l’Ukraine était dirigée par une junte fasciste et que la situation était celle présentée par la propagande russe, je condamnerais quand même l’invasion, mais je ne rejoindrais pas l’armée. Mener une lutte partisane indépendante serait plus approprié. Il y a d’autres invasions, comme celle des États-Unis en Afghanistan ou en Irak, qui devraient être condamnées, mais aurait-il été juste de se battre pour les régimes des talibans ou de Saddam Hussein ? J’en doute. La démocratie ukrainienne, loin d’être parfaite, mérite-t-elle d’être protégée du régime parafasciste de Poutine ? Oui.

Je sais que beaucoup n’aiment pas ces termes. Après 2014, lorsqu’il est devenu populaire en Ukraine de qualifier Poutine de fasciste, j’ai critiqué ce point de vue. Mais ces dernières années, le régime de Poutine est devenu de plus en plus autoritaire, conservateur et nationaliste, et après la défaite du mouvement antiguerre, sa transformation a franchi une nouvelle étape. Des intellectuels russes de gauche, tels que Greg Yudin et Ilya Budraitskis, affirment que le pays se dirige vers le fascisme.

Dans de nombreux conflits armés, il est juste d’appeler à la diplomatie et au compromis. Souvent, dans le cas de conflits ethniques, les internationalistes ne doivent pas prendre parti. Mais ce n’est pas le cas de cette guerre. Contrairement à la guerre de 2014 dans le Donbass, qui était complexe, la nature de la guerre actuelle est somme toute assez simple. La Russie mène une guerre impérialiste agressive ; l’Ukraine mène une guerre de libération de son peuple. Nous ne pouvons pas savoir comment les choses évolueront en Ukraine après la guerre – cela dépend d’une pléthore de facteurs. En revanche, nous pouvons dire avec certitude ça n’est qu’en cas de victoire de l’Ukraine qu’il y aura la moindre chance de changement. Si la Russie gagne, les conséquences seront horribles. C’est la principale raison de soutenir la résistance ukrainienne, y compris par une aide militaire.

L’extrême droite ukrainienne

Ici, certains lecteurs pourraient vouloir poser une autre question : « mais qu’en est-il de l’extrême droite ukrainienne ? » Dans les débats les plus raisonnables sur ce sujet, une partie insiste toujours sur le faible soutien électoral de l’extrême droite et son absence de représentation au parlement, tandis que l’autre partie souligne le fait qu’en raison de l’infiltration des forces de l’ordre et de la participation active aux manifestations de rue, l’extrême droite a eu une influence disproportionnée sur la politique ukrainienne. Ces deux thèses sont vraies, mais il y a un fait important que les deux camps ignorent généralement : l’influence disproportionnée de l’extrême droite repose en grande partie sur la faiblesse de la société civile et de l’État, et non sur leur puissance propre.

La présence de l’extrême droite se fait sentir dans toute l’Europe de l’Est, mais la dynamique est différente dans chaque pays. À la fin des années 2000, l’extrême droite russe a fait régner la terreur dans les rues, avec des attentats à la bombe, des pogroms et autres attaques meurtrières. Après l’émeute de la place Manezhnaya en 2010, l’État russe a commencé à sévir, et les membres de l’extrême droite russe ont fui le pays ou ont été emprisonnés. Certains ont trouvé une place en Ukraine, qui était un endroit sûr, notamment parce que l’appareil répressif de l’État ukrainien est beaucoup plus faible. (La faiblesse relative de l’État a également été la principale raison du succès des manifestations de masse en Ukraine par rapport au Bélarus, où les manifestants ont été confrontés à la détention arbitraire et à la torture, ou au Kazakhstan, où les forces de sécurité soutenues par la Russie ont mené une répression meurtrière). 

Ces dernières années, l’influence de l’extrême droite en Ukraine a été remise en cause. Depuis Maïdan, le développement de la société civile libérale a modifié l’équilibre des forces dans la politique et dans la rue. Jusqu’à récemment, il n’y avait pas toujours une ligne claire entre l’extrême droite et les autres forces politiques. Mais cela change progressivement grâce à l’essor des mouvements féministes et LGBT, qui s’opposent aux radicaux de droite. Enfin, grâce à la campagne contre l’expulsion de l’anarchiste bélarusse Aleksey Bolenkov et la protection du quartier de Podil contre l’extrême droite à Kiev l’année dernière, on a assisté à une résurgence du mouvement antifa dans les rues.

Aujourd’hui, la principale menace pour les citoyens ukrainiens n’est pas l’extrême droite ukrainienne, mais l’occupant russe.

Depuis 2014, l’extrême droite a compensé ses échecs électoraux en renforçant sa présence dans les rues et en consolidant son alliance avec les libéraux, qui s’est formée pendant les années de lutte contre le régime de Ianoukovitch. Mais cette union a commencé à s’effondrer progressivement après l’arrivée au pouvoir de Zelensky en 2019. L’extrême droite, en particulier le mouvement Azov, était en crise. Et après la démission du ministre de l’Intérieur Arsen Avakov, qui était considéré comme le patron d’Azov, l’appareil d’État a commencé à les traiter plus froidement.

Bien sûr, la guerre a tout changé, et la suite des événements va dépendre de nombreux facteurs. La participation de l’extrême droite ukrainienne à la guerre actuelle est moins perceptible qu’en 2014, à une exception évidente près : le bataillon Azov. Néanmoins, à l’heure où l’on parle, tous les combattants d’Azov ne sont pas d’extrême droite, et en tant que membres de la Garde nationale et des forces armées, ils exécutent les ordres du haut commandement. Azov ne représente de surcroît qu’une petite partie de la résistance ukrainienne. Par conséquent, il n’y a aucune raison de supposer que la guerre actuelle provoquera une poussée de l’extrême droite comme a pu le faire la guerre du Donbass.

Aujourd’hui, la principale menace pour les citoyens ukrainiens n’est pas l’extrême droite ukrainienne, mais l’occupant russe. Cela inclut les groupes qui ont souvent été attaqués par l’extrême droite ces dernières années, comme les Roms ou les LGBT, et qui sont également actifs dans la résistance ukrainienne. Cela vaut également pour les habitants du Donbass. De manière très hypocrite, la propagande russe a utilisé les habitants du Donbass pour justifier l’invasion, accusant l’Ukraine de « génocide » alors que l’armée russe rase les villes de la région. Tandis que les gens rejoignent d’immenses files d’attente pour s’enrôler dans la défense territoriale en Ukraine, dans la partie du Donbass contrôlée par la Russie, les hommes sont arrêtés dans la rue, enrôlés de force et envoyés au combat sans formation, comme de la chair à canon.

Conflit interimpérialiste

Un autre argument courant contre la résistance ukrainienne est qu’il s’agit d’une guerre par procuration entre l’Occident et la Russie. N’importe quel conflit militaire a des implications à plusieurs niveaux, et l’une des caractéristiques de la confrontation actuelle est bien d’être un conflit interimpérialiste. Mais s’il suffit de ça pour pouvoir parler de guerre par procuration (proxy war), alors quasiment tous les conflits armés dans le monde sont des guerres par procuration. Au lieu de débattre sur cet aspect, il est plus important d’analyser le degré de dépendance de l’Ukraine vis-à-vis de l’Occident et de comprendre les objectifs des deux camps impérialistes.

L’Ukraine est bien moins un proxy occidental que les Kurdes syriens n’étaient des proxys américains pendant leur lutte héroïque contre l’État islamique. Mais au-delà de ça, un proxy n’est pas une marionnette. Ce sont des acteurs locaux qui reçoivent le soutien militaire d’autres États. Les premiers comme les seconds ont leurs propres intérêts, qui peuvent ne coïncider que partiellement. Et tout comme les socialistes ont soutenu les combattants du Rojava malgré le fait que les Kurdes syriens recevaient une aide militaire américaine, les socialistes devraient soutenir le peuple ukrainien. La politique socialiste en matière de conflits armés devrait être basée sur l’analyse de la situation sur le terrain plutôt que sur le soutien d’une puissance impériale soutienne un camp ou l’autre.

Ces derniers mois, certains gauchistes ont invoqué l’histoire de la Première Guerre mondiale pour affirmer que les socialistes ne devraient soutenir aucun des deux camps dans les conflits interimpérialistes. Mais la Seconde Guerre mondiale était également un conflit interimpérialiste. Cela signifie-t-il qu’aucun des deux camps n’aurait dû être soutenu dans cette guerre ? Non, car le conflit interimpérialiste n’était qu’une des nombreuses dimensions de cette guerre.

Lire : La guerre expliquée aux enfants : « C’est la Russie et l’Ukraine qui se battent, mais c’est la Russie qui a commencé »

Dans un article précédent, j’ai rappelé que de nombreux représentants des mouvements anticolonialistes n’ont pas voulu se battre pour leurs colonisateurs pendant la Seconde Guerre mondiale, et l’un des leaders du Congrès national indien (CNI), Chandra Bose, a même collaboré avec l’Allemagne nazie. Mais il convient également de mentionner les paroles de Jawaharlal Nehru : dans le conflit entre le fascisme et la démocratie, nous devons être sans équivoque du côté de cette dernière. Il convient également de mentionner que le plus constant des dirigeants de l’INC à soutenir la guerre des Alliés était M.N. Roy – son membre le plus à gauche. Pour autant, cela ne signifie évidemment pas que M. N. Roy a soudainement commencé à soutenir l’impérialisme britannique. De la même manière : soutenir la lutte contre l’impérialisme russe n’implique pas un soutien à l’impérialisme américain.

Bien sûr, la situation est différente aujourd’hui, et la participation directe d’autres États à la guerre ne fera qu’aggraver la situation. Pour autant, les socialistes devraient soutenir la pression économique exercée sur la Russie et exiger des sanctions plus sévères et des embargos sur le pétrole et le gaz russe. Bon nombre des sanctions actuellement en place sont conçues pour affaiblir l’industrie militaire russe et ainsi entraver la capacité de la Russie à poursuivre le combat. La gauche devrait également soutenir les sanctions sur les importations de pétrole et de gaz en provenance de Russie, ce qui augmentera encore la pression économique sur Poutine pour qu’il mette fin à la guerre.

Les États-Unis ont peut-être retenu la leçon après s’être déshonorés en Irak et en Afghanistan. La Russie doit maintenant apprendre sa leçon elle aussi, et plus elle sera dure, mieux ce sera. Les défaites au front ont à plusieurs reprises provoqué des révolutions, y compris en Russie. Après que l’Empire russe a perdu la guerre de Crimée en 1856, le servage a finalement été aboli. La première révolution russe de 1905 a eu lieu peu après la défaite de la Russie dans la guerre russo-japonaise. Une défaite contre l’Ukraine pourrait déclencher une nouvelle révolution. Avec Poutine encore au pouvoir, un changement progressif en Russie et dans la plupart des États postsoviétiques sera presque impossible.

Les États occidentaux partagent la responsabilité de cette guerre. Le problème est que de nombreux gauchistes radicaux critiquent ces États pour les mauvaises raisons. Au lieu de critiquer la livraison d’armes à l’Ukraine, ils devraient critiquer le fait que même après l’annexion de la Crimée et l’invasion du Donbass, les pays de l’UE ont continué à vendre des armes à la Russie. Ce n’est qu’un exemple. La responsabilité de cette décision incombe aux gouvernements occidentaux, pas à la gauche. Mais plutôt que d’essayer de changer la situation pour le mieux, une grande partie de la gauche essaie bêtement de faire empirer les choses.

Si la gauche n’adopte pas une position juste sur cette guerre, elle se discréditera et se marginalisera.

Les Ukrainiens savent bien que la guerre est terrible. Ce n’est pas notre première guerre. Nous vivons dans les conditions d’un conflit larvé dans le Donbass depuis des années. Nous subissons des pertes importantes dans cette guerre, et nous continuerons à souffrir si la guerre s’éternise. C’est à nous de décider quels sacrifices nous sommes prêts à faire pour gagner, et quels compromis nous devons faire pour arrêter la mort et la destruction. Je ne comprends pas pourquoi le gouvernement américain est d’accord avec cela, alors qu’une grande partie de la gauche préfère une approche plus impérialiste, exigeant que l’Occident décide pour nous.

Jusqu’à présent, le Kremlin n’a pas été disposé à faire de sérieuses concessions. Il attend que nous nous rendions. Mais les Ukrainiens n’accepteront pas de reconnaître leurs conquêtes territoriales. Certains affirment que fournir des armes à l’Ukraine prolongera la guerre et augmentera le nombre de victimes. En fait, c’est le manque de livraisons qui fera toujours plus de victimes. L’Ukraine peut gagner, et la victoire de l’Ukraine est ce que la gauche internationale devrait défendre. Si la Russie gagne, elle créera un précédent pour le redécoupage forcé des frontières des États et poussera le monde vers une troisième guerre mondiale.

Je suis devenu socialiste en grande partie sous l’influence de la guerre dans le Donbass et de ma prise de conscience que seul le dépassement du capitalisme nous donnera une chance d’avoir un monde sans guerre. Mais nous n’atteindrons jamais cet avenir si nous exigeons la non-résistance d’un peuple face à une intervention impérialiste. Si la gauche n’adopte pas une position juste sur cette guerre, elle se discréditera et se marginalisera. Et nous devrons travailler pendant longtemps pour surmonter les conséquences de cette absurdité.

Taras Bilous

Historien, rédacteur en chef de la revue en ligne "Spilne Commons".