Samizdat : « Une lutte contre l’oubli »

Diffusés grâce à des réseaux d’auteurs, de dactylographes, de relieurs et de lecteurs, les samizdats furent utilisés pour contourner la censure dans les anciens territoires de l’URSS. Un nouvel ouvrage « Samizdat – Publications clandestines et autoédition en Europe centrale et orientale (1950-1990) », propose de nouveaux regards sur cet « écrit que l’on édite soi-même, souvent dans la clandestinité ». Entretien avec Luba Jurgenson et Xavier Galmiche, enseignants-chercheurs à Sorbonne université, qui ont dirigé l’ouvrage.

Publié en mai 2023, Samizdat – Publications clandestines et autoédition en Europe centrale et orientale (1950-1990), propose de nouveaux regards sur cet « écrit que l’on édite soi-même, souvent dans la clandestinité ». Diffusés grâce à des réseaux d’auteurs, de dactylographes, de relieurs et de lecteurs, les samizdats furent utilisés pour contourner la censure dans les anciens territoires de l’URSS. Alors que la question de la liberté d’expression est un sujet brûlant et à l’occasion de la publication de l’ouvrage, Le Courrier d’Europe centrale a rencontré deux de ses auteur(e)s*, Luba Jurgenson et Xavier Galmiche. L’opportunité de mieux comprendre l’histoire de ce mode de communication « révélateur des conflits qui se jouent entre l’État et la société civile autour de la liberté d’expression ».

Dirigé par Hélène Camarade, Xavier Galmiche et Luba Jurgenson, Samizdat est l’unique ouvrage publié en langue française dédié à ce mode de diffusion. Composé de 31 études récentes de chercheurs et chercheuses, il est issu de séminaires, d’expositions, et de tables rondes. En outre, ce travail collectif aborde différents pans peu explorés de ces écrits, tels que les récits des rescapés du goulag, l’art juif, la religion chrétienne, la musique ou encore l’homosexualité pour ne citer qu’eux.

Luba Jurgenson et Xavier Galmiche sont tous deux des enseignants-chercheurs à Sorbonne université. Luba Jurgenson dirige actuellement Eur’ORBEM (Centre de Recherche sur les cultures et sociétés d’Europe orientale, balkanique et médiane). Elle est également écrivaine et vice-présidente de l’association Mémorial-France. Ses recherches portent sur la mémoire et les représentations des violences politiques. En 2023, elle a publié Quand nous nous sommes réveillés : Nuit du 24 février, invasion de l’Ukraine (Verdier). Xavier Galmiche effectue entre autres des recherches sur la culture comique dans l’Europe centrale du Vormärz, la tradition du formalisme au structuralisme dans les contextes nationaux d’Europe centrale et les littératures praguoises. En 2021, il a contribué et coordonné les rubriques tchèques et slovaques de La vie de l’esprit en Europe centrale et orientale depuis 1945, dirigé par Chantal Delsol et Joanna Nowick (Le Cerf).

Propos rapportés par Julie Mahé

Le Courrier d’Europe centrale : Pourquoi avoir rassemblé, aujourd’hui, ses recherches sur le samizdat ?

Luba Jurgenson : C’est le résultat d’une sorte de convergence. Beaucoup d’initiatives ont eu lieu en même temps, émanant d’historiens, de littéraires, de politistes, en particulier sur les dissidences et la clandestinité. Dans le domaine spécifique de la dissidence russe, il y a eu par exemple le travail de Sophie Cœuré. Par ailleurs, nous avions parmi nos collègues, des témoins et des acteurs de ces pratiques. Presque tous ont été des consommateurs/lecteurs. C’est une pratique constitutive de notre histoire, avec cette particularité : c’est toujours le fil de la dissidence qui ouvre sur le samizdat, mais il n’y a pas que cela. Nous avons donc souhaité l’aborder d’une autre manière. Par exemple, en analysant des situations où les acteurs ne sont pas des dissidents. Nous avons essayé, quand cela a été possible, de traiter cette thématique par le prisme de tous nos axes de recherches.

Xavier Galmiche – L’idée est aussi d’enlever le « russocentrisme » lié au samizdat, qui ne se réduit pas au Docteur Jivago (de Boris Pasternak, publié pour la première fois en Italie en 1957). Dans la diversité des cas en Europe centrale, le cas roumain, par exemple, est particulièrement intéressant, car il y avait peu de dissidences. Nous avons aussi regroupé des samizdats peu connus comme ceux de Géorgie, d’Azerbaïdjan, ou encore des Pays baltes. Cela fait émerger une diversité étatique et linguistique jusqu’alors peu mise en avant. 

Luba Jurgenson, dans votre chapitre « Les témoins du Goulag dans le samizdat et le tamizdat », vous citez Viktoria Volpine, figure importante du samizdat à Moscou, qui considère que le samizdat est un phénomène spontané et improvisé jusqu’en 1966 en URSS (dans les frontières avant la Seconde Guerre mondiale). Pourquoi 1966 est-elle une année clé en URSS ?

Luba Jurgenson – En réalité, il est difficile de définir ou de dater une rupture entre cette première phase et la phase de diffusion plus organisée. Il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’un phénomène spontané. Les canaux sont multiples, chaque cas est particulier. Par exemple, certains samizdats sont gratuits, d’autres payants. Le destin des manuscrits est plus facile à observer dans les capitales, où les femmes sont très actives. En 1966, le procès d’André Siniavski et Iouli Daniel (auteurs accusés de propagande anti-URSS après avoir publié à l’étranger des critiques sur le mode de vie dans leur pays), a fait écho chez beaucoup d’écrivains soviétiques clandestins. Alors qu’ils ne trouvaient pas de solutions pour éditer leurs textes, ils ont compris que publier à l’étranger était possible. Cet événement a eu également pour effet de créer et renforcer des liens entre individus de différentes nationalités.

Xavier Galmiche, vous précisez dans votre chapitre « Fabrication et économie du samizdat » que les publications sont intimement liées aux moyens technologiques, aux moyens de production. Aborder l’étude du samizdat par l’aspect économique est-il une approche si évidente pour cerner des ruptures ? Existe-t-il des estimations de leur poids financier ?

Xavier Galmiche – Certaines publications spécialisées sur le samizdat, indiquent des estimations de son coût et de son marché, à un moment donné, car il s’agit d’un produit. Dans certains pays pourtant, l’impérieuse nécessité de la gratuité prime sur l’économie. Pour des acteurs de cette chaine clandestine de l’édition, il est même indécent de parler de l’intendance.

L’anthropologie culturelle joue donc aussi son rôle dans cette approche, car certains considèrent que la fabrication de livres est un artisanat, tandis que d’autres y voient une production industrielle. On relève aussi des caractéristiques assez éloignées de l’économie, mais essentielles pour les auteurs de certains types d’ouvrages « dont on pouvait être fiers » ou du « travail bien fait » (objet d’édition créé avec des matières de qualité). À ce titre, la production la plus spectaculaire par la quantité des exemplaires produits est celle des Témoins de Jéhovah de Tchécoslovaquie. Il est de ce point de vue intéressant de voir que dans cette reconnaissance de la dimension logistique, économique, on trouve une continuité avec des cultures antérieures, en particulier celle de la bourgeoisie, pour laquelle le livre était une chose précieuse.

Anna Vágner, dactylographe de la revue samizdat hongroise Beszélö [Le Parleur] devant sa machine à écrire, Hongrie, 1987 © FORTEPAN_commons-wiki Donor : Hegedüs Judit
Les recherches sur ces publications clandestines, ou de la zone grise (accepté non-officiellement par le pouvoir), ont-elles contribué à créer une discussion sur la mémoire dans les anciens territoires de l’URSS après 1991 ?

Luba Jurgenson – Dès les années 1980, la question mémorielle apparaît comme une véritable urgence, car les Soviétiques découvrent qu’ils se nourrissaient de fausses informations. Il faut donc reconstituer l’histoire du stalinisme jusqu’à la mort de Staline ainsi que l’histoire de la révolution. Ce qui a multiplié le nombre de publications sur le sujet. L’association Mémorial International est d’ailleurs fondée en 1987.

Xavier Galmiche – L’histoire de la mémoire pose beaucoup de questions. En particulier sur la manière dont on a eu l’impression de la solder. Les histoires politiques ne sont pas les mêmes. Au début 1990, la joie de la prospérité a vite pris le dessus sur la nécessité de regarder l’histoire en face, pour passer ensuite à l’oubli. Cela rejoint le problème de l’absence de procès du communisme. La guerre en Ukraine est sortie de cette faute.

Pages intérieures de Transponans, n° 32-33, 1986, revue artistique éditée entre 1979 et 1987 (36 numéros) à Ieïsk et Leningrad (Russie) © Archives FSO, Fonds MANI, FSO 01-066
Pour finir, avez-vous été particulièrement marqué par une femme, un homme, qui a contribué à la création/diffusion de samizdats ?

Luba Jurgenson – Arseni Roguinski (1946-2017), historien, un des fondateurs de l’association Memorial International. Entre 1975 et 1981, il éditait des recueils de travaux historiographiques sous le titre Mémoire, qui circulaient en samizdat et parvenaient en France. En 1981, il a été arrêté et a passé quatre ans en détention. Il a participé à la rédaction de la loi sur la réhabilitation des victimes de la terreur stalinienne où pour la première (et la dernière) fois l’URSS était qualifiée d’État criminel dans l’espace judiciaire russe. Nos discussions ont nourri mes recherches.

Xavier Galmiche – Jan Valdislav (1923-2009), un poète et traducteur, anticommuniste dès le début, et donc qui ne put être un « dissident » au sens strict. Il a écrit L’homme ardent en 1948, immédiatement interdit. Il a également été signataire de la Charte 77. J’ai eu la chance de le rencontrer en 1986, c’est-à-dire, après qu’il a été forcé à quitter la Tchécoslovaquie. Il m’a fait découvrir ses samizdats qu’il reliait dans des morceaux de papier peint ! À l’époque, on croyait que la censure ne finirait jamais, il fallait sauver ce qui pouvait l’être… Il y a là quelque chose de très métaphysique, une lutte contre l’oubli.

*Samizdat – Publications clandestines et autoédition en Europe centrale et orientale (1950-1990). Sous la direction de Hélène Camarade, Xavier Galmiche et Luba Jurgenson : Cécile Vaissié, Galia Ackerman, Dzianis Kandakou, Yalchin Mammadov, Claire Mouradian, Atinati Mamatsashvili, Antoine Chalvin, Eric Le Bourhis, Agnieszka Grudzinska, Jan Rubeš, Sylvie Le Grand, András Kányádi, Daniel Baric, Jakub Mikulecký, Maria Delaperrière, Mateusz Chmurski, Marco Biasioli, Boris Czerny, Jaromír Typlt, Carola Hähnel-Mesnard, Andrea Bátorová, Kathy Rousselet, Petr Kužel, Jan Olaszek, Miroslav Michela, Mathieu Lericq, Susanne Schattenberg, Manuela Putz, Claudia Pieralli, Ann Komaromi, Yakov Klots.

Julie Mahé

Journaliste en formation.