Queen à Budapest, été 1986, le concert du siècle

Le 27 juillet 1986, les Britanniques de Queen, alors au faîte de leur gloire, se produisaient dans la capitale hongroise. Rétrospectivement, et avec quelque exagération, cet événement a pu apparaître comme une étape vers l’effondrement du régime communiste. Dans quelles conditions ce groupe phare du star system, porteur de valeurs installées aux antipodes de celles véhiculées par l’idéologie communiste, est-il parvenu à réaliser le concert du siècle dans la Hongrie de János Kádár ?

La Hongrie communiste : la « baraque la plus gaie du camp socialiste »

Après la sévère répression de l’insurrection des mois d’octobre et novembre 1956, la Hongrie se dote d’une organisation moins rigoriste que celle des autres pays du bloc de l’Est. Le premier secrétaire du parti communiste, János Kádár, énonce dès le début des années 1960 les termes du compromis selon une formule restée célèbre : « Celui qui n’est pas contre nous est avec nous ».

Ce système finit par s’imposer après la mise en place, en janvier 1968, du « nouveau mécanisme économique ». Le Gulyáskommunizmus (« socialisme du goulash ») permet une certaine libéralisation économique et sociale, et autorise la petite propriété privée. Cette politique conciliante change l’image de la Hongrie qui apparaît bientôt comme un interlocuteur fiable pour l’Ouest et une possible médiatrice avec l’Est. Le contexte international est en effet celui de la « Détente », qui débute à partir du milieu des années 1960, notamment sous l’impulsion du général de Gaulle.

Celle-là culmine le 1er août 1975 avec la signature de l’Acte final de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) qui ouvre la voie au dialogue multilatéral. Après le rafraîchissement des relations Est-Ouest survenu au moment de l’invasion de l’Afghanistan en 1979 et de la crise des euromissiles en 1983, l’arrivée de Mikhaïl Gorbatchev au pouvoir en URSS, en mars 1985, suscite la relance rapide des travaux de la CSCE.

Dans ce cadre de discussion, la coopération en matière culturelle et de circulation des idées constitue l’un des trois domaines d’action – l’une des trois « corbeilles » – définis par la CSCE à côté des aspects politique et militaire. C’est donc à la lumière d’un contexte géopolitique complexe, singulier et mouvant qu’il faut comprendre la venue de Queen en Hongrie.

Queen en Hongrie : une perspective utile pour le régime

Les autorités donnent assez rapidement les autorisations nécessaires à l’organisation du concert de Queen dont le style musical et l’exubérance scénique apparaissent pourtant bien peu en phase avec les canons et les orientations conservatrices du parti communiste.

Le rock est en effet considéré comme un produit d’importation capitaliste. Il est de surcroît perçu comme éminemment subversif en ce qu’il peut potentiellement inciter la jeunesse à l’insoumission et à la révolte ; une opinion d’ailleurs partagée des deux côtés du rideau de fer. Pour autant, les dirigeants hongrois, en raison de la clémence relative du régime, sont assez tôt accoutumés à ce genre musical qui revêt effectivement par moment – mais pas systématiquement – une véritable dimension contestataire.

Dès la fin des années 1960 et le début des années 1970, malgré quelques périodes ponctuelles de crispations et donc d’intimidations, de nombreux groupes hongrois mettent à profit les interstices de liberté qui s’offrent à eux et profitent du renouveau musical qui se fait jour à l’Ouest. À cette époque émergent notamment Illés, Omega, Prognózis, Metro, Locomotív GT, Lord, Korál ou Piramis. Lors de la décennie suivante, dans les années 1980, la vague underground touche la Hongrie et inspire de nouveaux ensembles tels Albert Einstein Bizottság ou Aurora.

Freddie Mercury et Brian May répètent à proximité du Danube, face au pont des chaînes. Photographie : Richard Young.

Les artistes britanniques de Queen, eux, revendiquent un apolitisme absolu ; ce qui leur est d’ailleurs vivement reproché lorsqu’en octobre 1984 ils se produisent en Afrique du Sud où sévit le régime ségrégationniste de l’apartheid. Les autorités hongroises n’ont ainsi aucune raison de craindre que le groupe Queen vienne alimenter la dissidence. Le concert ne pose en conséquence aucune difficulté politique sur le plan intérieur et contribue en outre à renforcer à l’extérieur l’image d’ouverture du pays.

Une lourde et coûteuse organisation

C’est à l’initiative du producteur Làszlo Hegedüs que les premiers contacts sont pris dès décembre 1983 avec Jim Beach, le manager de Queen. Les discussions achoppent dans un premier temps pour des raisons financières : le groupe demande un important cachet et se déplace en outre avec l’ensemble de sa production, de ses équipes et de son matériel, ce qui induit d’importantes dépenses, difficilement supportables par la partie hongroise.

Afin de surmonter ces difficultés, on envisage alors de réaliser un film documentaire dont les bénéfices permettraient de boucler le budget du projet. L’obstacle levé grâce au concours du producteur György Mihály, la Hongrie est retenue pour intégrer le circuit de la tournée « The Magic Tour », qui, du 7 juin au 9 août 1986, se déroule dans vingt-six villes et traverse onze pays européens.

Le soutien sans faille des autorités hongroises

Pál Schmitt, le secrétaire général du comité olympique hongrois et vice-président de l’Office national de l’éducation physique et des sports (Országos Testnevelési és Sporthivatalnak), soutient fermement l’initiative. Si certains fonctionnaires, telle Eleonóra Hidasy, du bureau de la direction de la jeunesse (Ifjúsági Rendező Iroda), contribuent au succès de l’entreprise, d’autres, comme László Bulányi, directeur de l’organisme en charge de l’organisation des concerts d’État (Országos Rendező Iroda), s’y déclarent hostiles en raison de l’important budget nécessaire. Celui-ci est estimé à plus de 20 millions de forints.

La Hongrie est alors très lourdement endettée vis-à-vis de l’extérieur et se trouve confrontée à une pénurie de devises étrangères qui entrave l’approvisionnement pour certains produits de première nécessité, notamment en médicaments. Un strict contrôle des changes est donc exercé à travers des restrictions monétaires imposées aux particuliers. Malgré cette situation difficile, le gouvernement tient au succès du concert. Par l’intermédiaire de la banque nationale hongroise, les coûts de transport, d’assurance ainsi que le cachet prévu pour les artistes sont payés rubis sur l’ongle… en dollars.

Une opération de communication bien huilée

D’une grande qualité, le film Hungarian Rhapsody. Queen Live in Budapest est tourné en « CinemaScope » par la compagnie hongroise d’État MaFilm (Magyar Filmgyártó Vállalat). Il nécessite la réquisition de toutes les caméras trente-cinq millimètres disponibles dans le pays (dix-sept au total) ainsi que la mobilisation des meilleurs cinéastes du pays. Sous la direction de János Zsombolyai, travaillent notamment Elemér Ragályi, Lajos Koltai, János Kende ou Tamás Andor.

Outre le concert lui-même, ce document présente, dans une longue introduction, la ville de Budapest – baignée d’une ardente lumière d’été – et sa découverte par les musiciens. Arrivés par le Danube depuis Vienne en hydroptère, sur le Vöcsök II, les artistes britanniques demeurent cinq jours en Hongrie. Outre Budapest, ils visitent l’île Margit, la petite ville des artistes et des peintres Szentendre ou encore le nouveau circuit automobile « Hungaroring ».

Cette présence est utilisée comme élément de soft power par la diplomatie occidentale, et d’abord britannique. L’ambassade du Royaume-Uni organise ainsi une réception en l’honneur des membres du groupe, le 24 juillet. Mais ce séjour est essentiellement mis à profit par la Hongrie. Le film diffuse ainsi une image particulièrement positive du pays en présentant sous le meilleur jour son précieux patrimoine architectural et historique, parfois même filmé depuis les airs. La scène lors de laquelle Freddie Mercury chine des objets anciens dans un Antikvárium est particulièrement révélatrice et tout à fait symptomatique de cette volonté de montrer la Hongrie comme un pays à la fois moderne et de culture (à découvrir dans l’extrait vidéo ci-dessous).

Un concert aux dimensions inédites derrière le rideau de fer

À la différence de certains autres pays du bloc de l’Est, la Hongrie est dotée des moyens et des installations suffisantes et tient à montrer sa capacité à organiser un événement de cette ampleur. D’importants efforts sont notamment déployés pour appuyer les moyens de la production du groupe. Il faut en effet trouver le matériel électrique et d’éclairage nécessaire à la mise en œuvre de l’immense scène de vingt mètres de long et de seize mètres de hauteur conçue pour une tournée marquée du sceau du gigantisme et qui se tient presque exclusivement dans des stades.

Le concert se déroule pour cette raison au Népstadion, le « stade du peuple » inauguré en 1953, qui permet d’accueillir entre 70 000 et 80 000 spectateurs au soir du 27 juillet 1986 (les chiffres restent mal établis). Malgré le prix relativement élevé des billets fixé entre 160 et 300 forints selon l’emplacement, l’affluence est au rendez-vous et le succès également.

Un billet d’entrée pour le concert de Queen à Budapest, le 27 juillet 1986. Coll. part.

Si certains groupes de rock occidentaux avaient déjà pu se produire derrière le rideau de fer – tel Iron Maiden en Bulgarie, Pologne, Hongrie et Yougoslavie au mois d’août 1984 – le concert de Queen est sans conteste le plus important événement de ce type jamais organisé derrière le rideau de fer.

A very special song from Queen to you : le touchant hommage de Freddie Mercury à la Hongrie et aux Hongrois

Au-delà des questions géopolitiques et de l’ouverture soudaine sur le monde que symbolise le concert de Queen, c’est surtout le très bel hommage que rend Freddie Mercury à la culture locale qui frappe la conscience collective.

Après en avoir appris phonétiquement les paroles, l’artiste entonne en effet une chanson traditionnelle du répertoire populaire du pays : Tavaszi szél vizet áraszt (« Le vent printanier gonfle les eaux »). Ce chant folklorique, entonné à l’origine lors de la fête du printemps avant de devenir une comptine pour enfants, est connu de tous et est sans surprise repris en cœur par l’ensemble du public.

Cet épisode, resté bien présent dans toutes les mémoires, fait qu’aujourd’hui encore le chanteur ainsi que le groupe Queen demeurent particulièrement populaires en Hongrie.

Matthieu Boisdron

Rédacteur-en-chef adjoint du Courrier d'Europe centrale

Docteur en histoire (Sorbonne Université)