Quand les Allemands ont été expulsés de Brno. Entrevue avec l’écrivaine Kateřina Tučková

Roman des doubles perdants de la Seconde Guerre mondiale, L’expulsion de Gerta Schnirch (Vyhnání Gerty Schnirch, Host, 2009) s’inspire de faits réels et suit le destin d’une jeune femme issue de la communauté allemande de Tchécoslovaquie, expulsée de Brno, sa ville natale, dans la nuit du 30 au 31 mai 1945. Entretien avec son auteure, l’écrivaine tchèque Kateřina Tučková.

Cette chronique a été publiée sur le blog littéraire Passage à l’Est !

Personnage fictionnel, mais inspiré par de vrais destins, Gerta Schnirch représente une petite partie des milliers de femmes, d’enfants et de vieillards devenus indésirables et jetés sur les routes en direction de l’Autriche et de l’Allemagne après la publication des décrets Beneš : celle qui, ayant survécu aux marches d’expulsions, finiront par rester en Tchécoslovaquie, vivant sous le régime communiste une vie marquée par le poids des accusations.

Portrait d’une femme et d’une période, L’expulsion de Gerta Schnirch pose des questions qui dérangent aujourd’hui encore sur le passé de la République tchèque, sur sa relation avec l’importante communauté allemande qui y a vécu jusqu’en 1945, et surtout sur les conséquences, à l’échelle individuelle, de la punition collective des Allemands de Tchécoslovaquie après la chute du régime nazi. Rencontre avec son auteure, l’écrivaine tchèque Kateřina Tučková[1]Née à Brno en 1980, historienne de l’art et auteure de nouvelles, romans, pièces de théâtre ainsi que de publications professionnelles dans le domaine de l’histoire de l’art, Kateřina Tučková est lauréate de nombreux prix littéraires et décorations, parmi lesquels le Prix Magnesia Litera des lecteurs pour ses romans L’expulsion de Gerta Schnirch, en 2010, et Les Déesses de Žítková, en 2013 ; et le Prix de la Ville de Brno pour la Littérature, en 2019. Depuis sa parution en 2009, L’expulsion de Gerta Schnirch a été traduit en italien, hongrois, allemand et polonais. Kateřina Tučková travaille actuellement sur son nouveau roman, Bílá Voda, qui s’intéresse à l’histoire des religieuses persécutées pendant la période communiste et aux tentatives du régime communiste de dissoudre les ordres religieux. Elle espère le terminer d’ici la fin de l’année..

Le sentiment de culpabilité et de responsabilité sont deux thèmes importants tout au long de votre roman : le personnage principal voit sa vie complètement bouleversée, parce qu’elle est l’une des milliers d’Allemands de Tchécoslovaquie à qui l’on fait endosser la responsabilité des actions de leur communauté durant le régime nazi. Mais justement parce que sa vie devient si dénuée d’espoir, le roman soulève des questions qui dérangent concernant les décisions prises par les Tchécoslovaques eux-mêmes après la guerre. Quelle a été la réception du roman, auprès des lecteurs et des médias, lorsqu’il est sorti ?

Depuis la publication du roman, j’ai eu toutes sortes de retours, souvent positifs. Ceci dit, il y a eu plusieurs fois des situations conflictuelles lorsque je faisais des lectures publiques en tchèque. Le point de vue que j’ai choisi pour traiter de la Seconde Guerre mondiale, c’est à dire le point de vue d’une jeune femme née dans la ville tchèque de Brno mais avec des racines allemandes, était inacceptable pour certains, surtout parmi les plus âgés. Il est compréhensible qu’ils aient leurs propres souvenirs de la guerre, souvent douloureux et, bien sûr, je ne souhaitais pas ne pas prendre en compte leurs souvenirs. Cependant, je voulais proposer un autre point de vue, qui avait été mis à l’écart pendant si longtemps : je voulais montrer que, de l’autre côté aussi, il y avait des victimes, des femmes, des enfants et des vieillards qui ne méritaient pas la souffrance qui leur avait été infligée au cours des derniers jours de la guerre.

A l’étranger, ce sont surtout des gens qui s’intéressent à la guerre qui sont venus à mes lectures, ainsi que des gens qui avaient été forcés de quitter leur région d’origine (par exemple des descendants des Allemands de Tchécoslovaquie), ou qui avaient émigré et qui ont encore très présente à l’esprit la question de leur « patrie perdue ». Les lecteurs allemands qui ont été contraints de quitter l’ex-Tchécoslovaquie ont souvent un fort désir de parler du passé et de partager leurs souvenirs. Ce sont parfois des sentiments de culpabilité, et de remords, qui sont transmis par les grands-parents et les parents, et ce sont aussi parfois des souvenirs traumatiques des violences infligées durant les expulsions. Mais en général, ils sont surtout curieux d’en savoir plus sur l’histoire, après la guerre, des villes où ils ont grandi, et sur la vie des membres de leur famille qui sont restés en Tchécoslovaquie. La vie des Allemands qui n’ont pas été forcés de quitter le pays était très dure : être Allemand, après la libération, donnait lieu à une vraie stigmatisation. De manière générale, je vois que les gens acceptent d’ouvrir le dialogue, et de voir que les deux côtés ont souffert d’injustices.

Brno, qui est votre ville natale, est en arrière-plan de larges parties du roman : on la voit se transformer, d’une ville habitée en partie par des Allemands qui donnent à ses rues et à ses bâtiments des noms allemands, en une ville habitée par des Tchèques qui utilisent leurs propres mots pour la ville. On voit aussi une ville autrefois prospère qui prend beaucoup de temps à se remettre de la guerre. Les habitants de Brno aujourd’hui connaissent et s’intéressent-ils à l’histoire d’avant-guerre de la ville et de ses différentes communautés ?

Quand je faisais mes études à Brno, j’habitais dans un appartement situé dans un quartier surnommé le « Bronx de Brno », ou le ghetto de Brno. C’est une partie de la ville qui a été le témoin des chapitres difficiles de l’histoire de la ville et des nombreuses catastrophes du XXe siècle. La population a changé plusieurs fois au cours de quelques décennies, les gens arrivaient, puis repartaient. Il n’y reste plus d’habitants, de survivants de cette période et, en conséquence, ce quartier a été privé de ses souvenirs et de son âme.

Au XIXe siècle, Brno était connue pour ses usines textiles, majoritairement construites par des industriels allemands ou juifs. Le quartier était habité par des ouvriers de toutes les nationalités, et les langues tchèques, allemandes et yiddish, en se côtoyant, ont fini par donner naissance au « hantec », le dialecte spécifique à Brno, qui contient des éléments de ces trois langues. Apres l’occupation allemande, les Juifs étaient amenés ici, afin d’être emportés dans les convois de déportation. Après 1945, les Allemands ont été expulsés, et leurs appartements ont été repris par des travailleurs tchèques et slovaques. A leur tour, ceux-ci les ont quittés dans les années 1960 afin de s’installer dans des immeubles d’habitation modernes. Après eux, ce sont des Roms qui sont arrivés, envoyés-là après que leur mode de vie itinérant leur a été interdit. Ils sont restés là jusqu’à aujourd’hui, et forment la majorité de la population du quartier. Après la Révolution de Velours en 1989, de nouveaux groupes sont arrivés dans le quartier, et aujourd’hui des Ukrainiens, des Vietnamiens et d’autres personnes ouvertes d’esprit y cohabitent.

A cause des nombreux changements de population au cours du dernier siècle, peu de gens ont vraiment développé des racines dans le quartier, et il peut donner l’impression d’être un peu abandonné. Mais cela s’améliore ces derniers temps : par exemple, le festival Ghettofest, qui se déroule dans l’ancien pénitencier, permet de faire revivre la culture locale et de créer un espace commun, grâce à quoi un esprit de communauté est en train de se développer qui est plus fort qu’il y a dix ans, quand je vivais dans ce quartier.

« Un tel geste de réconciliation n’avait pas été possible, ni même envisageable dans l’esprit des gens, pendant trois générations »

Mais c’est le festival annuel Meeting Brno qui est le moment le plus important pour faire revivre le passé de ce quartier : quand j’ai contribué à sa fondation avec mes collègues en 2015, c’était avec l’intention de rapprocher la riche histoire du quartier et le public local et étranger, et d’ouvrir aussi les souvenirs qui avaient longtemps fait l’objet d’un tabou. Nous avons réussi à lancer la Marche de la Réconciliation (« Pouť smíření »), à l’occasion de laquelle le maire de la ville de Brno et l’évêque ont exprimé officiellement les regrets de la ville envers les victimes de la marche d’expulsion de Brno. Un tel geste de réconciliation n’avait pas été possible, ni même envisageable dans l’esprit des gens, pendant trois générations. Avec ses forums de discussion et ses divers programmes culturels, le festival s’est donné pour objectif de mettre en confrontation le passé et le présent. J’ai organisé le festival pendant trois ans en tant que directrice de programmation, mais l’année dernière je me suis retirée afin de me consacrer à nouveau à l’écriture : mon travail sur mon prochain roman sollicite toute mon énergie.

Quelle est la part de vérité historique, et quelle est la part de fiction, dans le roman ? J’ai été par exemple interpellée par les parties décrivant le discours d’Hitler à Brno, et ensuite la prise de contrôle de la mairie de Brno par les Nazis.

L’histoire du personnage principal est basée sur des histoires vraies ; j’ai entendu certaines d’entre elles de témoins de cette marche, auprès de femmes allemandes qui avaient été chassées de Brno en 1945. Le nom de Gerta est cependant une invention, car je ne voulais pas écrire la biographie d’une femme en particulier ayant vécu cette expérience. Les événements en arrière-plan, tels que les discours d’Adolf Hitler ou d’Edvard Beneš, les exécutions dans la résidence étudiante de Kounic (« Kounicovy koleje »), ou le viol des femmes allemandes dans la gare de Brno sont tous, malheureusement, des faits historiques avérés. C’est pourquoi je préfère utiliser le terme de fiction historique pour décrire mon roman.

Avez-vous fait beaucoup de recherches en préparation du livre ? Quel type de recherches ?

J’ai parlé avec beaucoup de témoins, surtout des femmes, qui étaient plus ouvertes et qui ont aussi partagé leurs émotions : elles ne me parlaient pas seulement des faits, mais me transmettaient également l’atmosphère. Je me suis appuyée sur la correspondance des personnes déplacées, sur la presse et sur d’autres sources de l’époque, et j’ai étudié des publications sur le sujet qui sont sorties après 1989. J’ai aussi lu plusieurs livres qui décrivent la libération de Brno, ainsi que l’architecture de la ville et son organisation urbaine. Mes rencontres avec David Kovařík, spécialiste des déplacements de population à l’Académie tchèque des Sciences, ont formé une part très importante de mes préparatifs, au cours desquels j’ai vraiment apprécié sa patience et son enthousiasme. Il m’a permis d’avoir accès à de nombreux documents, et a même reconstruit l’itinéraire exact de la marche de la mort à partir de Brno jusqu’à la ville de Pohořelice, où se trouvent les fosses communes des victimes de cette marche. Il m’a accompagné durant les trente kilomètres de la marche de nuit, la première fois que j’ai décidé de la faire afin de ressentir par moi-même ce qu’elle représentait.

« C’était l’un des moments les plus importants de mon travail sur ce roman : le fait de marcher toute cette distance, la nuit, entourée de ténèbres, avec les difficultés physiques de la faim, de la soif, des lourds bagages »

Justement, votre roman commence avec des remerciements envers toutes les personnes qui vous ont accompagnée durant cette marche le long de la route prise par les expulsés allemands. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

La première fois que j’ai fait cette marche en 2007, ce sont surtout des amis et des historiens qui nous ont accompagnés, David Kovařík et moi. C’était la première fois que cette marche avait lieu. Aujourd’hui, c’est mon ami Jaroslav Ostrčilík qui organise, chaque année, le week-end le plus proche de la date historique des expulsions, cette marche jusqu’à Pohořelice, en mémoire des Allemands de Tchécoslovaquie expulsés violemment de Brno dans la nuit du 30 au 31 mai 1945 et dont beaucoup ont trouvé la mort au cours de cette marche.

En y repensant, c’était l’un des moments les plus importants de mon travail sur ce roman : le fait de marcher toute cette distance, la nuit, entourée de ténèbres, avec les difficultés physiques de la faim, de la soif, des lourds bagages (afin de me rapprocher au mieux des circonstances dans lesquels Gerta se trouvait, je poussais un landau), puis de partager tous les ressentis des autres participants à cette marche, m’ont fait me rendre compte de toutes les émotions associées à l’écriture de ce roman, et de la responsabilité qui va avec. Le souvenir de cette marche m’est revenu à plusieurs reprises pendant que j’écrivais le roman.

J’étais parfois perplexe par rapport au développement de la personnalité de Gerta : elle est parfois assez distante par rapport au monde (quand elle est petite, elle semble incapable de voir ce qui se passe réellement autour d’elle, puis quand elle devient une femme âgée elle semble renoncer et se refermer sur elle-même), parfois aussi très déterminée, lucide, quelque fois même assez féministe. Y avait-il une « vraie » Gerta ?

Gerta est un personnage inventé, mais elle est inspirée de la vie d’une jeune femme qui vivait dans la rue où je me suis installée en 2002, et dont elle fut chassée, avec d’autres Allemands, à la fin de la guerre. Quand je me suis intéressée à la vie du quartier et que j’ai commencé à faire des recherches, j’ai rencontré un vieil homme qui m’a raconté l’histoire d’une femme de 21 ans, qui vivait dans cette rue avec un bébé de six mois, et qui avait disparu durant la marche de Brno. Mais les autres détails de la vie de cette vraie « Gerta » ont été perdus. J’ai créé ce personnage en rassemblant des épisodes de l’histoire de plusieurs survivantes dont j’ai retrouvé la trace durant mon enquête. Par exemple, j’ai trouvé des lettres d’une femme allemande, qui avait un tout petit enfant, et qui avait été choisie par des fermiers de Moravie pour travailler chez eux. Pendant plusieurs années après sa déportation, jusque dans les années 1950 lorsqu’elle a obtenu la nationalité tchécoslovaque, elle a vécu comme une esclave, travaillant pour obtenir sa nourriture et un endroit pour dormir. En lisant ce qu’elle avait écrit, j’ai pu me faire une idée de ce à quoi sa vie ressemblait, et son destin est une autre partie de la vie de Gerta.

Dans tous les cas, j’ai vu des attitudes ambiguës de la part tant des Tchèques que des Allemands : ces deux nations ont été capables de commettre des actes extrêmement cruels mais, en même temps, elles ont subi des blessures dans leur identité, et ce sont des blessures que les victimes ont porté en elles jusqu’à la fin de leur vie. Quelque fois, elles y ont fait face en se refermant sur elles-mêmes, d’autres fois en se laissant aller à de fortes critiques. Le personnage de mon roman est représentatif de ces deux attitudes.

Dans l’ensemble, c’est un roman assez triste, avec seulement quelques passages fugaces de calme et de bonheur au cours d’une vie marquée par la solitude et les pertes, y compris la perte de l’espoir. La dernière phrase du roman, lorsque la fille de Gerta décrit la vie de sa mère après sa mort comme une vie « non comblée » et « inutile », met vraiment fin à tout espoir qu’aurait pu avoir le lecteur que quelque chose viendrait, à la dernière minute, redonner un peu de valeur à la vie de Gerta. Est-ce ainsi, avec ce sentiment de gâchis, que votre génération a évalué la vie de vos parents et de vos grands-parents ?

Non, je ne dirais pas que c’est le sentiment de mes pairs tchèques, même si on peut jeter un regard négatif sur la vie des générations qui ont vécu sous le régime totalitaire. Ce serait compréhensible qu’il y ait des sentiments de colère et de mépris envers les personnes plus âgées, qui ne se sont pas opposées au régime, et il pourrait aussi y avoir des sentiments de regret, et de peine. Cependant, je pense que ma génération – la première génération d’après le communisme – s’est définie principalement par l’espoir, par un regard tourné vers l’avenir, et par l’enthousiasme face à la possibilité d’explorer tout ce qu’un monde libre et démocratique peut nous apporter. Ce sentiment de « défaite », que la fille de Gerta admet à la fin du roman, représente seulement le sentiment de la minorité allemande vivant derrière le rideau de fer en Tchécoslovaquie : leurs vies, après la guerre, ont réellement été brisées. Et malheureusement, la plupart d’entre eux n’ont pas vécu assez longtemps pour voir la révolution qui aurait pu apporter un changement positif dans leurs vies.

Ces dernières années, j’ai vu de nombreux romans qui traitent du passé, des diverses communautés expulsées au cours du XXe siècle, et des conséquences que cela a eu au niveau des personnes, des familles, et de pays entiers, encore aujourd’hui. Je pense par exemple à Katzenberge de Sabrina Janesch (l’histoire d’une famille qui quitte l’Ukraine pour la Pologne, puis l’Allemagne, au cours de trois ou quatre générations), à Żanna Słoniowska et son roman Une ville à cœur ouvert (l’histoire d’une famille établie à Lvov, mais issue de Russie et de Pologne) ou encore à une autre auteure tchèque, Radka Denemarková, dont le roman L’argent d’Hitler prend l’histoire d’une jeune fille juive allemande comme point de départ de l’exploration des relations qu’entretient la Tchécoslovaquie avec son passé récent. Un point commun entre ces différents romans est qu’ils sont tous écrits par des femmes assez jeunes. S’agit-il juste d’une coïncidence ou diriez-vous que les femmes écrivains sont, aujourd’hui, davantage intéressées par les questions de mémoire et des trajectoires familiales brisées ?

En termes d’histoire du XXe siècle, il me semble que c’est justement notre génération (c’est-à-dire à peu près la troisième génération après la Seconde Guerre Mondiale, qui a en effet suffisamment de recul par rapport aux souvenirs tragiques de cette période. Ainsi, nous pouvons écrire sur le passé avec objectivité, sans le poids des souvenirs douloureux. Grâce à cela, il nous est possible d’explorer le passé et de le montrer à travers des perspectives différentes. C’est seulement aujourd’hui qu’il nous est possible d’essayer de rendre une image plus large, plus complexe des événements historiques, et d’en débattre. De ce point de vue, oui, c’est une question de génération. Et le fait que ce soient des auteures qui se saisissent de ce sujet me parait aussi caractéristique, peut-être parce que les femmes sont plus sensibles et peuvent mieux saisir les nuances, les ressentiments et les craintes (dans leurs propres familles ou autre part) qu’elles transmettent ensuite à leurs enfants et petits-enfants.

En ce qui me concerne, je pense qu’il est essentiel de montrer ces sujets qui étaient auparavant enterrés dans le passé, mais qui ont encore des influences sur nos pensées et nos comportements. Je le fais à travers les héroïnes de mes romans, en premier lieu parce que je les comprends mieux, et aussi parce que je pense que leurs destins n’ont souvent pas été pris en compte par la « grande histoire », celle qui est écrite par les gagnants et qui, souvent, néglige les « petites vies » des mères et des enfants. Mais, à mes yeux, elles sont les vrais héros, car c’est sur elles que retombe le poids de l’histoire, et ce sont elles qui ont toujours trouvé la force pour lui faire face, malgré toutes les difficultés.

En tant que romancière, vous semblez être très ancrée dans l’histoire locale de votre région de la République tchèque. Dans l’un de vos autres romans, Les déesses de Žítková, par exemple, vous prenez des éléments du folklore local et vous vous intéressez à comment ils ont survécu pendant et après le communisme. Mais vous êtes aussi active dans le domaine des arts visuels, en tant que curatrice, et auteure également d’une biographie de l’artiste Kamil Lhoták (dont les œuvres jouent d’ailleurs un petit rôle dans L’expulsion de Gerta Schnirch). Comment rassemblez-vous, dans votre travail, ces différents centres d’intérêt ?

J’ai fait des études d’histoire de l’art et, depuis mes études universitaires, je travaille comme curatrice, donc je suis entourée d’artistes, d’histoires, et de morceaux d’art et d’histoire qui m’inspirent. L’expérience que j’ai accumulée au fil des ans entre naturellement dans mon activité d’écriture. Et bien que je distingue mon travail de curatrice de mon travail littéraire, il arrive que les deux se chevauchent et s’entremêlent.

C’est particulièrement vrai avec mon projet actuel, qui s’appelle « I žárovka má sochu » (« L’ampoule a aussi sa statue ») et qui vise à attirer l’attention sur le fait que, dans les rues des villes tchèques, on trouve très peu de statues de femmes importantes de notre passé. Par exemple, on trouve dans ma ville, Brno, plus de soixante-dix statues d’hommes, et seulement une de femme. Celle-ci était d’ailleurs une héroïne du communisme, et sa statue a été créée par le régime précédent. On peut même trouver des statues d’objets tels que l’ampoule d’Edison, ou un cube de sucre, ce qui me parait absurde. Avec des amies, des femmes actives, j’ai donc lancé cette initiative pour essayer d’encourager les villes tchèques à installer dans les rues davantage d’objets artistiques permettant de nous rappeler les nombreuses femmes qui ont joué un rôle important, en tant qu’artistes ou par leur activité publique, pour le développement et la notoriété de leur ville.

Elles sont souvent oubliées en République tchèque et c’est dommage, parce qu’avoir des modèles forts de femmes serait bénéfique non seulement pour les femmes et les filles qui peuvent s’en inspirer, mais aussi pour la société en général, qui aurait ainsi une meilleure connaissance de notre passé. Je pense par exemple à Bertha von Suttner, qui vécut à Brno durant 12 ans et reçut le prix Nobel de la Paix en 1905, mais qui n’est mentionnée nulle part. Je pense aussi à mon héroïne préférée, Vítězslava Kaprálova, la première femme compositrice et cheffe d’orchestre tchèque, qui mourut à Montpellier où son mari l’avait amenée après l’arrivée des troupes allemandes à Paris en 1940. J’ai été tellement intéressée par la vie de cette femme exceptionnelle que j’ai écrit une pièce de théâtre, Vitka, sur sa vie à Brno ainsi qu’en France.

Notes

Notes
1 Née à Brno en 1980, historienne de l’art et auteure de nouvelles, romans, pièces de théâtre ainsi que de publications professionnelles dans le domaine de l’histoire de l’art, Kateřina Tučková est lauréate de nombreux prix littéraires et décorations, parmi lesquels le Prix Magnesia Litera des lecteurs pour ses romans L’expulsion de Gerta Schnirch, en 2010, et Les Déesses de Žítková, en 2013 ; et le Prix de la Ville de Brno pour la Littérature, en 2019. Depuis sa parution en 2009, L’expulsion de Gerta Schnirch a été traduit en italien, hongrois, allemand et polonais. Kateřina Tučková travaille actuellement sur son nouveau roman, Bílá Voda, qui s’intéresse à l’histoire des religieuses persécutées pendant la période communiste et aux tentatives du régime communiste de dissoudre les ordres religieux. Elle espère le terminer d’ici la fin de l’année.
Bénédicte Williams

Bénédicte Williams a été responsable du débat d’idées à l’Institut français de Budapest de 2014 à 2019, et travaille actuellement sur les archives de l’historien et journaliste François Fejtő. Elle est également l’auteure du blog Passage à l’Est ! sur la littérature d’Europe centrale et de l’Est (http://passagealest.wordpress.com/).