« Les tributaires », le roman de deux sœurs jumelles franco-hongroises

Les petites histoires font souvent la grande Histoire. C’est ce que nous démontrent, une nouvelle fois, Anne et Claire Hunyadi, deux sœurs jumelles aux origines franco-hongroises, dans leur très beau récit « Les tributaires ».

Les petites histoires font souvent la grande Histoire. C’est ce que nous démontrent, une nouvelle fois, Anne et Claire Hunyadi, deux sœurs jumelles aux origines franco-hongroises, dans leur très beau récit « Les tributaires ». Anne vit à Dijon et a travaillé longtemps au Conseil régional, Claire est professeure de français à Budapest.

Écrit sous le pseudonyme de « Bisame Corvin » qui, en alsacien, signifie « tout le monde » mais aussi « l’âme double » des deux sœurs originaires de Strasbourg, ce roman choral écrit à quatre mains est irrigué par six histoires authentiques autour de six fleuves ou rivières dont la source principale est la Seconde guerre mondiale. Un « roman fleuves » comme le présentent les deux autrices, qui converge, en 2019, sur le pont de l’Europe à Strasbourg… Le lecteur comprendra pourquoi en le lisant !

Dans ce « roman véridique », on suit des personnages qui, pour la plupart, ont été anéantis par les aléas de l’Histoire et ont souvent payé leurs engagements au prix de leur vie. « Ce sont des héros et anti-héros, des gens ordinaires voués à un destin extraordinaire » écrit la journaliste Florence La Bruyère dans la préface. Ainsi, l’on accompagne avec émotion – et parfois pitié – les destinées de ce « Malgré-nous » alsacien obligé de se battre contre sa propre patrie ou de ce Pied-noir qui va servir l’OAS croyant défendre son Algérie natale. Il y a aussi ce communiste bourguignon fusillé par les nazis, ce jeune étudiant budapestois fuyant à pied le stalinisme ou cette Hongroise qui joue à quitte ou double avec son destin.

Des destins croisés passionnants dont il est difficile de se détacher et qui font lire le livre d’une traite. Écrit d’une plume alerte et travaillée, « Les Tributaires » perpétue à travers ses différents protagonistes ce devoir de mémoire si souvent oublié, voire nié alors que les populismes montent un peu partout en Europe. « Notre génération a eu de la chance d’être née dans une Europe en paix. Les précédentes ont eu leur lot d’atrocités guerrières. Nous sommes tous tributaires du passé et nous avons un devoir de mémoire à transmettre. Nous nous croyions épargnés : les événements en Ukraine nous prouvent le contraire », expliquaient à la sortie du livre les deux auteures dans « Le Journal de Budapest ». On dit que l’Histoire ne se répète pas mais souvent, elle bégaie.

« Les tributaires », par Bisame Corvin, éditeur Le Lys bleu, 24,20 euros.

Extrait LES TRIBUTAIRES – Chapitre VI :  DANUBE ROUGE

Une geôle communiste

Il faisait froid mais István bouillonnait de l’intérieur ; il avait l’impression que son cœur battait dans les oreilles. Il savait que le reste de sa vie se jouerait dans les heures à venir. Il engloutit en vitesse le pain et la viande panée et prit son courage à deux mains : Allons-y ! C’est le moment ! Il se leva d’un bond et se mit à courir à en perdre haleine en direction des barbelés. Il pensait être hors de vue des miradors. Il se trompait. Tout d’un coup, les faisceaux de lumière de deux projecteurs se croisèrent sur son ombre. De toutes parts déboulaient des soldats hurlant des ordres contradictoires :

  •  À terre !  Les mains en l’air ! À genoux ! Halte ! Les mains sur la tête !

C’était fini. Il était pris. István dépité, obtempéra. Il s’arrêta net, monta les coudes vers le ciel et posa lentement les paumes de ses mains sur la nuque.

Un soldat le mit en joue. István était tétanisé n’osant plus bouger. Tout s’était passé si vite. Tout son projet s’écroula à cet instant-là. Curieusement un vide mental dominait son corps tout entier. La surprise et la peur avaient annihilé toute réflexion, toute tentative d’analyse, de décider d’une éventuelle fuite. Il reçut un coup de crosse de mitraillette dans le ventre. Il fut transporté dans le baraquement près du mirador. Il se tenait debout à côté du poêle à charbon et la douce chaleur qui s’en dégageait contrastait avec les mines lugubres des soldats :

– Tes papiers ! Vide tes poches ! Le ton du soldat ne souffrait aucun refus.

En déposant leur contenu, les trois noix roulèrent sur la table crasseuse et allèrent s’écraser au sol. Le prisonnier posa délicatement sa carte d’étudiant, ses schillings, la menue monnaie et l’un des soldats s’esclaffa :

  • Nom de Dieu !  J’en n’ai pas autant en une année de salaire !

L’officier chargé de l’interrogatoire entra dans la pièce, regarda István droit dans les yeux, empoigna les billets avec un rictus nerveux de la bouche, ricana un « confisqué » à peine audible et fourra les billets dans sa poche de manière éhontée. Le jeune homme ne pipa mot. Il avait décidé de garder le silence, c’était la meilleure des choses à faire. On lui enleva sa montre-bracelet reçue de sa marraine pour sa communion solennelle, ses lacets de chaussures, sa ceinture, son écharpe en soie blanche.

L’officia tapa quelques lignes sur une vieille machine à écrire à rubans. Le formulaire comportait les données qui se trouvaient sur sa carte d’étudiant. En arrachant la feuille de la machine, l’officier ricana une nouvelle fois : 

-Tu vas être transféré au bureau des interrogatoires de la sûreté de l’État. Crois-moi, là-bas, ça ne rigole pas. Demain, tu parleras !

Daniel Psenny

Journaliste, ex-« Le Monde ».