Les écoles polonaises relèvent le défi de la scolarisation des enfants ukrainiens

200 000 enfants ukrainiens ont été scolarisés dans les écoles polonaises. Le défi est immense et pour le moment le gouvernement fait le choix de les intégrer à l’enseignement en polonais.

(Correspondance à Varsovie) – Dans son bureau de directrice, Danuta Kozakiewicz l’admet sans fard : « évidemment, notre école et nous-même n’étions pas préparés à la guerre. » À l’école n°103, depuis le 24 février et le début de l’invasion russe de l’Ukraine, plus de 80 enfants ukrainiens ont rejoint les classes de son établissement scolaire à Varsovie. Autant dire que les défis logistiques se font criants. Dans l’établissement, le bleu et le jaune, couleurs nationales ukrainiennes, s’affichent désormais partout : des dessins d’enfants aux drapeaux de la Pologne et l’Ukraine qui s’entremêlent. Le reflet d’une solidarité s’illustrant au sein de la société civile polonaise, qui a ouvert grand les bras à plus de trois millions de réfugiés depuis de le début de la guerre.

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Ici, dans cette école accueillant des jeunes de 7 à 15 ans, les inscriptions ont même été traduites en ukrainien. Pour faciliter la compréhension et réduire la barrière linguistique, l’interdiction d’utiliser son téléphone en cours a été levée afin que les élèves et les enseignants puissent utiliser des logiciels de traduction. Des classes réservées aux enfants ukrainiens ont également été mises en place pour accélérer leur apprentissage de la langue polonaise, et six réfugiées ont été recrutées pour épauler les enseignants polonais. Un psychologue ukrainien a pu récemment être embauché grâce à des fonds de la mairie.

Avec l’exode, vient le déchirement d’avoir tout laissé derrière soi, et Danuta Kozakiewicz le sait bien. Alors, auprès de chaque nouvel écolier venu d’Ukraine qu’elle accueille dans son établissement, l’historienne de formation a recours à Pola, un ourson en peluche. « ‘‘Bonjour, je m’appelle Pola, bienvenue à l’école !’’ C’est comme ça que je me présente. Les enfants serrent la peluche contre eux, et ils se sentent déjà mieux », raconte Danuta. C’est en utilisant son « anglais pas terrible », ses rudiments de russe appris durant la période communiste et « beaucoup d’empathie » qu’elle est en mesure de communiquer.

@CdEC

Dyma Tarandiuk fait partie de ces nouveaux-venus à l’école n°103. Cet Ukrainien de 12 ans a fui Jytomyr, non loin de Kiev, avant de trouver refuge en Pologne début mars. Il peut désormais renouer avec une certaine insouciance, et « se faire de nouveaux amis ». « Ici, il y a plein d’enfants ukrainiens, on va pouvoir discuter ! » se réjouit-il. « C’est le propriétaire de l’appartement où nous logeons qui a recommandé d’aller dans cette école pour y inscrire mon fils. Les Polonais nous aident beaucoup », se félicite Oksana, qui espère trouver un travail en attendant le retour de la paix dans son pays. « C’est important qu’il continue d’aller à l’école. Il fera d’abord une classe préparatoire pour étudier intensivement le polonais avant de rejoindre les élèves de son âge. »

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Dyma, comme tant d’autres, devra néanmoins tout reprendre à zéro, à commencer par l’apprentissage d’une nouvelle langue. « Ce n’est pas facile pour ces enfants, car ils doivent se plonger dans un univers étranger ; ils n’étaient pas préparés à quitter leur pays », atteste Olga Rachkovska, professeure assistante ukrainienne travaillant auprès des enfants non-polonais. Selon elle, la barrière linguistique est réelle, mais pas insurmontable : il existe une certaine proximité entre l’ukrainien et le polonais, deux langues slaves qui n’utilisent toutefois pas le même alphabet. « Ce sont des enfants, ils apprennent vite ; en une ou deux semaines, ils sont capables de communiquer. Je dirais qu’il y a 60 % de ressemblances entre les deux langues. Après, pour les Ukrainiens russophones, [qui sont majoritaires dans l’est de l’Ukraine], c’est un peu plus difficile », explique Mme Rachkovska.

Lors de son embauche à l’école n°103, il y a un peu plus de deux ans, cette Ukrainienne originaire de Ternopil, dans l’ouest de l’Ukraine, travaillait surtout avec des enfants russophones venus du Bélarus. Dans la foulée de la réélection frauduleuse du despote Alexandre Loukachenko, plusieurs s’étaient réfugiés en Pologne voisine pour fuir la répression. Désormais, c’est une vague de petits Ukrainiens qu’Olga accueille. « Si j’ai le temps, je suis à côté de l’enfant et je lui explique en ukrainien ou en russe. J’aide les parents à remplir les documents. »

Le comportement de chaque enfant « dépend souvent de la région en Ukraine d’où ils viennent », observe-t-elle. Ceux venant des environs de Lviv, dans l’ouest du pays, une région moins marquée par le conflit, ne sont pas aussi ébranlés que les enfants originaires du sud ou de l’est du pays, qui sont sous le feu de Moscou. « Les enfants qui ont vu la guerre de près sont très stressés. Souvent, leur père est resté pour combattre, puisque les hommes de 18 à 60 ans ne peuvent pas quitter le pays. Il est donc important que ces enfants s’occupent à l’école. Qu’ils soient avec des enfants de leur âge, qu’ils ne voient pas leur mère pleurer. Nous avons accueilli récemment un enfant de Kherson [une ville occupée par l’armée russe]. Il était encore effrayé. »

« Ce qu’il faut, ce sont des professeurs qui parlent ukrainien ou russe, et des assistantes ukrainiennes dans les écoles qui vont permettre aux enfants de se sentir à l’aise. Il faut aussi des manuels polonais et ukrainiens et il faut une quiétude, une sécurité et une aide psychologique. »

Sławomir Broniarz
Les autorités mobilisées

Les institutions polonaises se sont vite mises en ordre de marche pour accueillir les enfants. Début mars, le gouvernement a adopté un projet de loi régularisant le statut des réfugiés ukrainiens en Pologne pour au moins 18 mois, leur donnant ainsi accès aux écoles. Selon le ministère de l’Éducation polonais, pas moins de 200 000 écoliers ukrainiens ont intégré le système scolaire du pays, dont les trois quarts à l’école primaire. Il serait de surcroît près de 500 000 à continuer leurs études en ligne depuis la Pologne. « Cette loi, même si elle augmente la capacité des écoles, ce n’est pas une solution juridique », regrette toutefois Sławomir Broniarz, à la tête de ZNP, plus grand syndicat des enseignants en Pologne, interrogé par Le Courrier d’Europe centrale. « Ce qu’il faut, ce sont des professeurs qui parlent ukrainien ou russe, et des assistantes ukrainiennes dans les écoles qui vont permettre aux enfants de se sentir à l’aise. Il faut aussi des manuels polonais et ukrainiens et il faut une quiétude, une sécurité et une aide psychologique. » Le responsable déplore que les professeures ukrainiennes ayant fui leur pays ne puissent pas effectuer le même métier une fois en Pologne.

« Il y a deux paramètres fondamentaux qu’on ne connaît pas : combien de temps va-t-il falloir scolariser ces enfants et combien d’enfants vont arriver ? Dans tous les cas, toutes ces nouvelles classes et ces embauches vont coûter cher aux municipalités qui en ont la charge. Varsovie est une ville riche, elle pourra peut-être s’en sortir, mais ailleurs, il y a le risque que d’autres dépenses municipales soient sacrifiées », anticipe-t-il.

Des classes internationales ukrainiennes ?

Cette intégration représente déjà un sacré défi pour les écoles, alors que le secteur de l’éducation est déjà sous-financé, de l’avis de Sławomir Broniarz. Les autorités ont certes promis un soutien financier conséquent pour que le système tienne le coup — tout en assurant que plusieurs centaines de milliers d’enfants pourront encore intégrer les écoles polonaises dans les mois à venir —, mais ces dernières commencent déjà à être bout de ressources. « Le problème, c’est qu’en temps normal, on a du mal déjà à trouver des enseignants en mathématiques ou en informatique, par exemple. Cet afflux nous demande encore plus de moyens, alors que c’était déjà compliqué avant », explique encore Danuta Kozakiewicz, la professeure de l’école n°103. « Les écoliers réfugiés requièrent plus de financement, de l’aide psychologique, des assistants ukrainophones… »

Et les enseignants polonais se retrouvent en première ligne de cet exode, face à des enfants parfois marqués de traumatismes. « Il faut faire preuve d’empathie, de plus de patience qu’avant. J’essaie de ne pas parler de la guerre, des bombes », témoigne Artur Lauterbach, professeur d’éducation physique. « Le sport, c’est un langage universel, mais je suis certain que les écoles ont besoin de beaucoup plus de soutien, surtout pour les professeurs de mathématiques, d’anglais ou d’autres matières. »

 « Certains enfants vont très bien ; d’autres sont très silencieux, isolés, timides », poursuit l’homme de 31 ans, en tenue de sport. « L’autre jour, il y avait une jeune fille qui pleurait tout le temps, ses parents ont dû venir la chercher à l’école. Je ne parle pas russe ni ukrainien, ce qui ne facilite pas la communication. Certains ne comprennent pas pourquoi ils ont dû fuir la guerre, et c’est peut-être mieux ainsi… » Il reçoit toutefois du soutien de ses élèves polonais, plus enjoués : « Ils disent aux Ukrainiens : si vous avez besoin d’aide, n’hésitez pas, vous pouvez nous demander ce que vous voulez, qu’importe la langue. »

Beaucoup appellent à la création de « classes internationales ukrainiennes », au lieu d’imposer le système éducatif polonais et un examen au bout de la 8e classe (l’équivalent du brevet, à 14 ans) avant d’accéder au lycée. Une mesure que le ministère de l’Éducation refuse pour l’instant de mettre en œuvre. « Ce serait pourtant mieux pour ces enfants d’apprendre dans leur langue, avec des professeurs et un programme scolaire ukrainiens », déplore Dorota Łoboda, conseillère municipale à Varsovie et dirigeante de la commission consacrée à l’éducation. Selon elle, il n’y a « aucun intérêt » à scolariser ces jeunes Ukrainiens dans le système polonais, car de nombreuses familles rentreront au bercail quand la guerre prendra fin. « Et puis, se retrouver dans un environnement linguistique étranger, c’est un traumatisme de plus pour eux. »

Patrice Senécal

Journaliste indépendant, basé actuellement à Varsovie. Travaille avec Le Soir, Libération et Le Devoir.