En Pologne, « le fossé qui sépare les deux camps ne cesse de croître », alerte Konrad Szołajski

Dans son tout dernier film documentaire Make Poland Great Again (Dobra Zmiana), le réalisateur polonais Konrad Szołajski jette un coup de projecteur sur la politique du PiS et dresse un tableau pour le moins inquiétant de la société polonaise qui est plus divisée que jamais. Interview.

Les propos ont été rapportés par Jules Eisenchteter et l’entretien a été publié en anglais sur le site Kafkadesk.

Qu’est-ce qui vous a poussé à réaliser ce documentaire sur la situation de la scène politique en Pologne ?

Konrad Szołajski : J’ai réalisé tout au long de ma carrière des films de fiction et des documentaires, mais récemment je me suis concentré sur ces derniers, pour la simple raison que cela me donne une plus grande liberté. Pour réaliser un film de fiction en Pologne aujourd’hui, les possibilités sont très limitées : vous vous heurtez rapidement à une censure, non pas officielle ou institutionnelle, mais à une censure financière, ce qui est presque pire. Si le thème de votre film ou l’angle par lequel vous avez décidé de traiter un sujet déplaisent à certaines personnes haut-placées, vous aurez le plus grand mal à trouver des sponsors et des partenaires prêts à le financer. Avec les films documentaires je n’ai pas ce genre de problèmes parce que j’ai travaillé pendant longtemps avec des producteurs étrangers qui acceptent de financer mes projets sans droit de regard.

Et pourquoi un documentaire sur la vie politique actuelle en Pologne ? Parce que pour la quatrième fois de ma vie, j’ai la sensation d’assister à un tournant historique dans l’histoire de la Pologne (après la naissance de Solidarność dans les années 1980, la chute du communisme et l’adhésion à l’Union européenne). Nous assistons actuellement à une polarisation sans précédent de la société polonaise entre partisans et opposants au gouvernement. Traiter le sujet était une nécessité. Au départ je pensais que j’allais devoir faire face à de nombreux projets concurrents, mais en réalité pas du tout, « grâce » à la censure que j’ai évoquée.

Cette censure est-elle un phénomène récent ?

Non, cela fait longtemps qu’elle est là, mais elle a atteint un niveau inédit. Avant, vous pouviez aussi avoir du mal à trouver des financements pour des projets controversés, mais in fine il y avait toujours des partenaires, car la vie politique et administrative connaissait encore un certain pluralisme. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, car PiS détient un monopole absolu sur ces questions-là.

Avez-vous rencontré des difficultés pour tourner votre documentaire en Pologne ?

Bien sûr. Notre objectif était de dresser un tableau équilibré de la politique du gouvernement actuel (notamment de son programme « Le Bon changement ») et donc d’interroger à la fois des Polonais pro et anti-gouvernementaux afin de donner une image la plus complète possible. Les opposants étaient beaucoup plus faciles d’accès et plus à même de répondre à nos questions. Cela dit, nombre d’entre eux se montraient méfiants quand on leur disait que nous rencontrions également des sympathisants de PiS. Cela vous donne une assez bonne idée de l’ampleur de la méfiance qui irrigue la société polonaise aujourd’hui.

« Il faut prendre conscience de la gravité du climat toxique de haine qui règne actuellement en Pologne. Tout cela pourrait tout à fait donner lieu à un bain de sang ».

Votre documentaire peint un tableau assez inquiétant de l’état de la société polonaise aujourd’hui. Vous parlez même de « guerre froide civile ».

Oui, le fossé qui sépare les deux camps de la société polonaise est immense et ne cesse de croître. La Pologne n’a jamais été aussi polarisée qu’aujourd’hui. Il faut prendre conscience des signes avant-coureurs et de la gravité du climat toxique de haine qui règne actuellement en Pologne. Tout cela pourrait tout à fait donner lieu à un bain de sang. En réalité, c’est déjà le cas, comme nous l’avons vu avec le meurtre du maire de Gdańsk, Paweł Adamowicz. Son assassinat peut tout à fait être qualifié de « meurtre politique », et est perçu par de nombreux Polonais comme une conséquence directe de la propagande de la télévision d’État. Son meurtre a été un choc absolu, sans pour autant être surprenant. Nous étions nombreux à penser qu’un tel drame pouvait survenir à tout moment.

Que pensez-vous de la trajectoire actuelle de la Pologne ?

La Pologne se trouve à un carrefour de son histoire. Les élections européennes seront cruciales pour montrer l’étendue du soutien dont bénéficie le gouvernement. Le parti Droit et Justice essaie de construire une Pologne capable de fonctionner comme un pont entre l’Est et l’Ouest, forte, indépendante, voire auto-suffisante. Mais c’est un pari très dangereux, que nous avons déjà fait dans les années 30, et perdu. La Pologne ne peut rester seule. Nous appartenons à l’Union européenne. Ce qui ne veut pas pour autant dire que tout a été idyllique : il suffit de penser à tous ceux qui sont restés exclus du processus d’intégration européenne et des retombées de la croissance économique.

« Il est vrai que les gouvernements précédents n’ont pas pris soin de certaines franges de la population qui sont restées isolées, négligés et exclues ».

Comme le montre votre documentaire, le gouvernement affirme que la Pologne a été exploitée par l’UE, par l’Allemagne, ou par les grandes multinationales étrangères.

Je ne pense pas que la Pologne ait été exploitée comme le prétend PiS. En revanche, il est vrai que les gouvernements précédents n’ont pas pris soin de certaines franges de la population qui sont restées isolées, négligés et exclues. Les gouvernements dirigés par la Plateforme civique (PO) auraient également dû être plus malins en investissant davantage dans l’éducation et la culture, ce qui aurait pu faire barrage au climat de propagande et de désinformation actuel, et explique pourquoi l’appareil de propagande de PiS est si efficace aujourd’hui. Au lieu de cela, leur principale préoccupation était de faire des économies, ce que PiS a su exploiter. J’ai bien peur que la population ne s’en rende compte que lorsque le temps sera venu de rembourser les dettes.

Image extraite de « Make Poland great again », le film documentaire de Konrad Szołajski sorti en 2018.

Make Poland Great Again s’intéresse également au rôle politique croissant de l’Église catholique en Pologne.

L’Église est aussi divisée que la société polonaise. Il est donc difficile de prédire quelle sera sa trajectoire dans les prochaines années. Certains évêques sont déconnectés de la vie réelle, vivent comme des princes, traitent le Pape François comme un hérétique et fonctionnent comme un parti politique. Mais certains prêtres ont conscience que l’Eglise est en train de s’autodétruire de l’intérieur, notamment à travers les scandales de pédophilie et d’abus sexuels, et tirent la sonnette d’alarme.

L’Église catholique polonaise a d’ailleurs récemment publié un rapport sur le sujet.

Ce rapport n’est pas du tout crédible et sous-estime grossièrement l’étendue du problème. L’Église catholique a commis une grossière erreur en publiant ce document : elle aurait simplement dû admettre ses torts et confesser ses pêchés. A la place, les autorités catholiques continuent de faire comme si la pédophilie et les abus sexuels n’étaient pas un problème polonais.

L’Église catholique est-elle toujours aussi influente qu’avant dans la société ?

Même si la Pologne reste l’un des pays les plus religieux en Europe, les croyants se détournent de l’Église à un rythme impressionnant. Ce processus est probablement similaire à celui auquel nous avons assisté dans les pays occidentaux : lorsque les salaires et le niveau de vie augmentent, l’Église perd du terrain. Mais il est difficile de savoir si ces personnes quittent l’Église ou abandonnent la foi. Bien que l’Église catholique traverse une période de crise en Pologne, cela ne veut pas forcément dire que la foi elle-même régresse. Par exemple, la République tchèque est l’un des pays les moins religieux en Europe si l’on prend en compte le taux d’adhésion aux cultes officiels. Mais une grande partie de la population a tout de même de grandes convictions religieuses, sans pour autant ressentir le besoin de rejoindre une Église.

J’imagine que vous avez vu le film Kler ?

Bien sûr ! Kler est probablement l’un des films polonais les plus importants de ces vingt dernières années. Et, à mon avis, le meilleur film de Wojciech Smarzowski depuis son premier long-métrage, The Wedding (Wesele, 2004). C’est un excellent film, superbement construit avec un excellent scénario, qui met en lumière les pratiques de corruption et d’abus sexuel dans l’Église catholique polonaise. Il ne condamne pas, mais pointe du doigt les problèmes. Toutes les paroisses en Pologne devraient organiser une projection de ce film. Évidemment, c’est loin d’être le cas…

Comment a-t-il pu tourner un tel film malgré la censure que vous avez évoqué ?

Probablement parce que son film précédent, Hatred (Wolyn, 2016) a été très bien reçu par PiS et les milieux nationalistes-conservateurs. Les autorités n’ont donc pas hésité à financer son nouveau projet, sans réellement faire attention à ce qu’il en faisait. Kler a trouvé la faille dans l’édifice de la censure et le pouvoir l’a réalisé trop tard.

Sur quels projets travaillez-vous en ce moment ?

Mon roman Assignment : The Battle with Satan, sera bientôt publié (en polonais), et est basé sur le documentaire du même nom que j’ai réalisé sur l’exorcisme. Je travaille également sur un nouveau documentaire, directement lié au dernier, sur le ‘hate speech killing’ (les répercussions dramatiques du discours et du climat de haine) en Pologne. Nous venons de lancer une campagne de crowdfunding pour financer le projet. Évidemment, tous ceux qui souhaitent apporter leur soutien au cinéma indépendant et à ce nouveau documentaire sont les bienvenus pour y prendre part !

Jules Eisenchteter

Franco-britannique, diplômé de Sciences-Po Paris et ancien étudiant de l’université Charles de Prague. Rédacteur en chef de Kafkadesk, site d’information et d’analyse sur l’Europe centrale créé en 2018. https://kafkadesk.org/