En Europe centrale, des petits « Saharas » entre désertification et réserves naturelles

En Roumanie, Ukraine, Pologne, et Serbie, quatre déserts européens montrent que limiter la désertification tout en protégeant la flore spécifique des régions sableuses n’est pas incompatible. En Roumanie, le « Sahara d’Olténie » est même un lieu d’expérimentations agricoles depuis 60 ans, qui doit se réinventer face aux changements climatiques.

Un tapis doré recouvre les cours des maisons, les routes et les cimetières, des petites dunes façonnées par le vent se formant parfois derrière les tombes. Le sable s’incruste partout et laisse une fine poudre jaune sur les vêtements. Là, une serveuse balaie inlassablement la poussière devant son bar, telle une Sisyphe des temps modernes face à l’incurable nature des lieux. Non, nous ne sommes pas dans un village du Sahel, mais bien en Roumanie. Ici, à Dabuleni, mais aussi à Marșani et dans d’autres communes voisines, le sable fin se niche dans la vie quotidienne. Si bien que la zone sableuse de près de 100 000 m² est surnommée le « Sahara de l’Olténie », du nom de cette région du sud de la Roumanie.

En dehors des villages, des arbustes, quelques cultures et des terres abandonnées couvertes d’herbacées arrangent le paysage. Des dunes émergent parfois par endroits, mais pas de mer à l’horizon. Seul le Danube à quelques kilomètres de là, qui sépare le pays de la Bulgarie. Dans cette région, la désertification inquiète. Le sable s’étend de plus en plus, s’envolant parfois jusqu’à la capitale, Bucarest, située à 200 kilomètres. En cause, les sécheresses accrues et le réchauffement climatique, mais aussi l’aridification des sols.

En 1989, la dictature communiste tombe. La liberté est recouvrée mais la transition brutale : les parcelles sont partagées entre petits propriétaires privés, et le système d’irrigation est abandonné, renforçant l’assèchement des sols.

À l’origine, des forêts de robiniers faux-acacias recouvraient les dunes, plantées il y a deux siècles pour stopper l’avancée du sable. Une terre pauvre, où la vigne était cultivée jusque dans les années 1950. Puis est arrivée la collectivisation des terres sous l’époque communiste : les terrains ont été défrichés et les dunes nivelées pour rendre le sol cultivable. Les robiniers ont été arrachés mais d’autres replantés le long des champs afin de protéger les cultures du vent. Un grand système d’irrigation est également érigé pour fournir de l’eau en provenance du Danube sur 70 000 hectares. Les pastèques de Dabuleni, bien adaptées au climat, le plus chaud du pays, sont alors célébrées dans toute la Roumanie, et encore aujourd’hui.

Des arbres contre la désertification

En 1989, la dictature communiste tombe. La liberté est recouvrée mais la transition brutale : les parcelles sont partagées entre petits propriétaires privés, et le système d’irrigation est abandonné, renforçant l’assèchement des sols. Beaucoup d’agriculteurs de la région partent tenter leur chance à l’Ouest. Alors que la désertification s’amplifie – elle s’étendrait à 1 000 ha par an –, la déforestation accélère l’érosion des sols : « Dans les années 1990, tout a été coupé pour chauffer les maisons », raconte Alexandru Dunoiu, président de l’Association des propriétaires de forêts de Marșani, commune de 4 000 habitants.

Casquette vissée sur la tête, cet homme de 80 ans passe sa retraite à planter des robiniers faux-acacias sur les anciennes terres agricoles de Marșani, avec le soutien de l’État. Un projet qu’il a démarré en 2006. « C’est efficace, il n’y a plus de nuages de sable. La poussière arrivait jusque dans nos assiettes, et ce n’est plus le cas aujourd’hui », dit-il fièrement, en indiquant les jeunes forêts. Pour lui, recouvrir ces terres de robiniers est la meilleure solution pour lutter contre la désertification.

« Parfois cataloguée comme invasive, cette espèce est en réalité l’une des plus adaptées aux sécheresses et aux sols sablonneux de la région » corrobore Mihai Enescu, docteur et ingénieur spécialisé en sylviculture à l’Université de sciences agronomiques et médecine vétérinaire de Bucarest (USAMV), qui fait partie des initiateurs du reboisement dans le sud de l’Olténie. Environ 7 000 hectares ont déjà été plantés en vingt ans. Et l’ingénieur forestier observe de bons résultats : « Les arbres grandissent vite et fixent rapidement le sable, qui reste sous la litière, c’est-à-dire la couche de feuilles mortes et de déchets végétaux formés par les forêts. »

Une faune et une flore exceptionnelles

Ailleurs en Europe centrale, des biologistes et protecteurs de l’environnement marchent à contresens et ne veulent pas reboiser entièrement les zones sableuses. Selon eux, ces terres abritent des espèces végétales et animales exceptionnelles sur le continent. Près de Kherson, en Ukraine, les sables d’Oleshky forment une zone semi-aride et une des plus larges étendues de sable en Europe, soit 1 600 km² – dont 8 000 hectares en zone protégée. Ancienne zone militaire secrète pendant la période soviétique, ce territoire est aujourd’hui occupé par l’armée russes, à quelques kilomètres de la ligne de front.

Le désert d’Oleshky. Wikimedia commons

La légende raconte que ce désert se serait formé au 19è siècle avec la venue de milliers de moutons qui auraient brouté toute la végétation. Les vents, les incendies et la déforestation ont achevé son érosion. Au 20è siècle, des milliers d’hectares de forêts seront plantés autour de la zone afin de freiner la désertification, tout en conservant les dunes de sable en son centre et préserver sa faune et sa flore uniques.

Même processus dans la région de Voïvodine, au nord de la Serbie. Il y a deux siècles, durant l’Empire austro-hongrois, une zone sableuse au bord du Danube a été reboisée avec des robiniers faux-acacias, car le vent y transportait le sable jusqu’à Vienne. En 2002, les « sables de Deliblato » sont devenus un parc naturel national de 350 km² afin de protéger la spécificité du lieu. Des parcelles d’arbres et de buissons ont alors été défrichées pour revitaliser la steppe. « Nous voulons conserver cette mosaïque d’écosystèmes, avec des forêts, des dunes et des prairies de végétation steppique pour les pâturages », détaille Ivana Vasić, ingénieure forestière à Vojvodinasume, entreprise publique qui gère les forêts et réserves naturelles de la région.

Pâturages et écotourisme

Près de 25 % du parc demeure strictement protégé, tandis que le reste est consacré à des activités économiques respectueuses de l’environnement comme l’écotourisme. Un centre éducatif a été installé, permettant de découvrir des spécimens comme l’immortelle des sables, plante herbacée aux fleurs jaunes. « Impliquer les locaux est un aspect important de la conservation », estime Ivana Vasić, pointant d’autres bénéfices : « Par exemple, les élevages présents dans le parc permettent de maintenir cette aire revitalisée et de diminuer le risque d’incendie. »

En Pologne, la biologiste Magdalena Moron, elle, se bat pour la protection du paysage de son enfance, le désert de Błędów, réserve Natura 2000 de 200 km² située en Haute-Silésie. « Jusqu’au milieu du 20è siècle, c’était un paysage de conte de fées, unique, qui faisait partie intégrante de la vie quotidienne des habitants » évoque-t-elle.

Le désert de Błędów au début du 20è. Photo transmise par Magdalena Moron

Mais aujourd’hui, « il ne reste que 700 hectares de dunes de sable éolien, soit 5 % de cet ancien désert de sable » ajoute la biologiste polonaise. La partie nord est devenue une base militaire, tandis que le sud du parc est ouvert au public, avec là aussi, l’idée de développer l’écotourisme et l’éducation à l’environnement dans la région, notamment grâce à des aides européennes. « Nous voulons garder l’aspect désertique du lieu, qui a failli être complètement recouvert », explique-t-elle, alors que la pollution industrielle et des plantations invasives continuent de menacer les plantes herbacées typiques des zones sableuses. Longtemps vu comme une terre désolée, le désert de Błędów se révèle être riche d’une biodiversité à préserver : « Nous devons protéger cette faune et flore exceptionnelles. »

Le désert de Błędów au début du 20è. Photo transmise par Magdalena Moron
De nouveaux projets agricoles

En Roumanie, le « Sahara d’Olténie » est encore loin de devenir un parc naturel. Les planteurs d’arbres et biologistes doivent aussi composer avec des agriculteurs parfois réticents, qui veulent refaire de cette région un haut lieu de l’agriculture. Pour l’ingénieur forestier Mihai Enescu, le reboisement et l’agriculture ne sont pas incompatibles : « l’agroforesterie semble la plus adaptée, puisque la production des cultures agricoles est plus élevée à proximité des forêts, c’est donc gagnant-gagnant. De plus, dans cette zone où le manque d’irrigation est un problème, les boisements protègent les champs agricoles du vent, limitant l’érosion éolienne et l’évapotranspiration de l’eau. »

Selon Iulia Puiu, chargée de projets spécialisée dans les eaux douces au World Wildlife Fund (WWF) Romania, ce reboisement doit toutefois être accompagné d’une meilleure gestion de l’eau. Avec son équipe, elle a entamé la restauration du lac Potelu, étendue d’eau de 14 000 hectares asséchée sous la période communiste, à quelques kilomètres de Dabuleni. « En plus d’être nécessaire, repenser la gestion des terres et de l’eau aurait l’avantage de créer toute une mosaïque d’activités comme l’écotourisme ou la pisciculture », soutient-t-elle.

Un tel projet a déjà vu le jour à Mahmudia, près du delta du Danube. Pour la biologiste roumaine, « alors qu’il faut attendre plusieurs années pour constater les effets du reboisement, les bénéfices des zones humides sont quasi immédiats. De plus, dans cette région aride où les nuages de sable sont quotidiens, la présence d’une plus grande quantité d’eau fait grimper l’humidité et rend le sable moins facilement transportable par le vent. »

Expérimentations agricoles dans le sable

Le « Sahara d’Olténie », s’il ne devient pas parc naturel, pourrait en effet être à l’avant-garde de l’agriculture du futur. À la sortie de Dabuleni, un bâtiment au vert défraîchi abrite la Station de recherche et de développement pour la culture des plantes dans le sable (SCDCPN), une unité scientifique qui réalise des essais de culture dans les terres sableuses depuis 1959. « Cultiver dans le sable est un défi, car il n’est pas stable et pauvre en nutriments, pose Stefan Nanu, directeur adjoint du centre de recherche. Mais cela a aussi ses avantages : il garde la chaleur, donc les cultures mûrissent plus vite, et le sol peut être travaillé tout le temps, car l’eau s’infiltre rapidement. »

Alors que la fin des coopératives et du système d’irrigation a drastiquement réduit l’activité de la station, le changement climatique a fait émerger de nouvelles difficultés. Depuis quelques années, des températures douces apparaissent dès février, provoquant la floraison, avant des gelées en mars qui détruisent les plantations. L’été, les jours dépassant les 40 °C sont de plus en plus fréquents. Les chercheurs se sont donc mis à tester des variétés qui bourgeonnent plus tard et qui s’adaptent à la fois aux hivers froids et aux sécheresses. Pawpaw (mangue), kiwaï (cousin du kiwi), kakis et autres fruits exotiques sont apparus, irrigués au goutte-à-goutte depuis une source d’eau proche.

La culture de patates douces. Photo : Marine Leduc

« Nous voulons avoir une longueur d’avance face aux changements climatiques. Aujourd’hui, on observe que les jujubes et les patates douces ont le plus grand succès », se félicite Stefan Nanu, qui tient dans ses bras un exemplaire de plus de 3 kg du tubercule orange. Les scientifiques de la station accompagnent désormais des agriculteurs roumains qui se tournent eux aussi vers la culture de patate douce.

Mais la directrice Aurelia Diaconu prévient : « Sans eau, on ne pourra rien faire. » Elle garde dans ses tiroirs son « rêve », le projet d’un système d’irrigation moderne, automatisé et économe pour lequel elle espère avoir des subventions. Il faudra aussi convaincre les consommateurs de se tourner vers de nouveaux fruits et légumes. La directrice ne désespère pas : « Regardez les pommes de terre nouvelles : il y en a partout aujourd’hui, alors qu’elles étaient inconnues en Roumanie avant les années 1950. Des habitants des villages alentours cultivent maintenant des patates douces dans leur jardin, ça va venir un jour… »

Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.

Marine Leduc

Journaliste indépendante, notamment en Roumanie et Moldavie. Elle publie dans La Croix, Le Soir, Télérama, Equal Times, entre autres.