Les inondations consécutives à la destruction du barrage de Kakhovka sur le fleuve Dniepr poussent les habitants de Kherson à chercher refuges ailleurs. Reportage.
Texte et photos de Kristina Berdynskykh. Traduit de l’ukrainien par Adrien Beauduin.
Un petit bateau à moteur s’arrête dans la rue Vorontsovska, qui monte de la rivière Dnipro vers le centre-ville de Kherson. Elle est aujourd’hui partiellement inondée et ressemble davantage à un canal vénitien qu’à une rue de cette ville du sud de l’Ukraine. Il ne s’agit pas d’un paysage typique à la ville, mais plutôt des conséquences de l’inondation d’une partie de Kherson après la destruction de la centrale hydroélectrique et du barrage de Kakhovka, survenue dans la matinée du 6 juin.
Lorsqu’ils atteignent la partie sèche de la rue, toute une famille descend du bateau : Mykyta, 14 ans, Vladyslav, 18 ans, leur mère, leur père, leur grand-mère et une voisine. Mykyta tient dans ses bras un petit chaton de trois mois nommé Anfissa. Tous les membres de la famille sourient et pleurent en même temps alors qu’ils sont accueillis et enlacés par leurs proches sur le rivage, et qu’ils ne peuvent toujours pas croire à leur chance. Natalia Hontcharouk, la mère des garçons, raconte qu’ils ont quitté le village de Kardachynka, un village encore sous occupation dans la région de Kherson et aujourd’hui inondé.
Lorsque l’eau a commencé à monter, la famille de Natalia Hontcharouk s’est réfugiée dans le grenier de sa maison à deux étages, puis a utilisé un bateau pneumatique pour atteindre le point le plus élevé du village, une petite colline, où ils ont tous attendu de l’aide. À ce moment-là, leur maison a été emportée par la pression de l’eau. « Nous n’avons plus de maison, elle s’est effondrée », dit Natalia. En même temps, elle sourit, car elle est heureuse que sa famille soit saine et sauve.
La police note les coordonnées des adultes et des enfants de la famille, car ils viennent des territoires occupés : noms, prénoms, adresse où ils séjourneront à Kherson. Pendant ce temps, Natalia nous raconte comment les inondations ont commencé dans leur village. Le matin du 6 juin, les soldats russes qui vivaient dans la maison voisine ont commencé à s’agiter, à courir et à monter dans leurs voitures. Lorsque Natalia leur a demandé ce qui se passait, ils ont répondu qu’une inondation était imminente. La femme leur a alors demandé d’emmener sa famille au moins jusqu’à la prochaine ville.
Les Russes ont promis de revenir pour les aider, mais n’en ont rien fait. « Personne n’a annoncé l’évacuation et le village a commencé à se noyer », se souvient un autre habitant de Kardachynka. Pendant ce temps, Mykyta court vers sa mère et lui montre le petit chaton Anfissa, qu’il a sauvé de l’occupation et de l’inondation. Le garçon s’exclame joyeusement « Voici notre Anfissa » et montre le chaton aux journalistes. On remarque que les enfants et les adultes de cette famille se sont déjà un peu détendus et qu’ils se remettent du choc alors qu’ils se préparent à aller chez des proches à Kherson.
Il y a plusieurs endroits à Kherson où les habitants des zones inondées sont amenés par bateau. Un autre se trouve sur la place des Navires, non loin de là. Alors que les bateaux pneumatiques transportant des personnes et leurs animaux évacués approchent, sauveteurs, bénévoles et médecins les attendent sur la terre ferme. L’un des bateaux de la rue Vorontsovska est tiré de l’eau par Oleksandr Zaïka, 34 ans, originaire de Kharkiv. Il vend des matériaux de construction, mais il est venu à Kherson avec ses amis pour aider les sauveteurs. Ce groupe d’amis a aussi apporté trois bateaux à moteur. Oleksandr sort le bateau pour l’emmener vers un autre quartier de la ville. « Ils ont tout sauvé ici, même les insectes », plaisante l’habitant de Kharkiv en montrant ses mains griffées les chats secourus. Le bénévole raconte que certains habitants des zones inondées refusent catégoriquement d’être évacués. Ils vivent dans les étages supérieurs des immeubles et espèrent toujours que l’eau refluera avant de les avoir atteints.
Tamara, une retraitée de Kherson âgée de 72 ans qui a été transportée par bateau depuis Ostriv, la zone la plus inondée de Kherson, explique qu’il ne reste qu’une seule famille dans son immeuble. Tous les autres voisins sont partis. Assise sur une chaise au bord de l’eau, elle attend que des volontaires ramènent le chien qui vivait dans la cour de son immeuble. « Je n’ai pas peur des bombardements, mais cela me brise le cœur de voir des animaux mourir dans l’eau », dit-elle.
Pour le moment, elle vit chez sa nièce et prévoit de retourner à Ostriv lorsque le niveau de l’eau baissera. Pour l’instant, il n’y a ni électricité, ni eau, ni gaz là-bas. « Ce chien vient aussi de mon quartier », dit Tamara en s’approchant d’une des cages. Sur la terre ferme, il y a de nombreux chiens dans des cages sorties de l’eau, et des bénévoles les nourrissent et les prennent en charge temporairement. En quelques jours, une grande variété d’animaux – chiens, chats, cochons d’Inde, chèvres et même un hérisson – ont été amenés à Kherson par bateau et par des véhicules de sauvetage spéciaux.
Aux points d’évacuation, où les personnes et les animaux sont amenés par bateau, il règne un certain chaos. Bénévoles, sauveteurs et médecins courent dans tous les sens. Des habitants de Kherson sont venus voir l’eau envahir les rues de leur ville. Des journalistes du monde entier sont sur place et certains d’entre eux montent dans des bateaux pour faire un tour et voir de plus près les zones inondées. Même le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, est venu sur la place des Navires le 8 juin au matin.
Le chaos s’est ajouté au chaos. Dix minutes après que Mykyta, 14 ans, a brandi son chat devant les journalistes occidentaux et ukrainiens, les bombardements ont recommencé sur Kherson. Des explosions ont retenti tout près de la rue Vorontsovska et semé la panique Les personnes évacuées, les sauveteurs, les bénévoles, les médecins, les journalistes – moi compris – avons couru dans toutes les directions, à la recherche d’un endroit plus sûr. Les troupes russes occupant la rive gauche du Dnipro ont frappé la place Korabeliv à proximité. Selon la police, 8 personnes ont été blessées sur cette place et une personne a été tuée ce jour-là à Kherson à la suite du bombardement.
« J’ai vécu à Kherson pendant sept mois sous l’occupation, puis six mois sous les bombardements, maintenant la ville est inondée, mais je ne vais nulle part », déclare un autre Mykyta, 28 ans, bénévole à Kherson, une demi-heure avant le début des bombardements. « Je me demande déjà comment ce ‘film’ russe va se terminer », explique-t-il. Le 8 juin, malgré les bombardements, les bénévoles et les sauveteurs ont continué à circuler en bateau pour évacuer les habitants menacés par l’inondation. Et la ville est déterminée à relever ce nouveau défi.
Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.