Conflit israélo-palestinien : « Nous assistons en Tchéquie à la plus grande vague de racisme depuis l’expulsion des Allemands »

Le 15 octobre à Prague, lors d’une commémoration de toutes les victimes du conflit israélo-palestinien, le rédacteur-en-chef du journal indépendant tchèque Deník Referendum a prononcé un discours appelant à arrêter le cycle de violence et dénonçant la complaisance des élites politiques et médiatiques tchèques envers l’État hébreu. Alors que la Tchéquie est l’un des États les plus radicalement pro-Israël de l’UE, sa voix résonne comme une rare remise en question de la position diplomatique de Prague.

Ce texte est la transcription d’un discours prononcé par le journaliste Jakub Patočka le 15 octobre à Prague, puis publié sur le site Deník Referendum (Journal Référendum) sous le titre Zlomit kruh násilí. Traduction : Adrien Beauduin

Jakub Patočka, rédacteur-en-chef du journal indépendant tchèque Deník Referendum.

Nous sommes ici pour un rassemblement intitulé « Briser le cycle de la violence ». Je suis venu de Brno où une plaque commémorative porte une citation moins connue de notre plus grand homme d’État, Tomáš Garrigue Masaryk : « Pas par la force, mais pacifiquement ; pas par l’épée, mais par la charrue ; pas par la mort, mais par la vie pour la vie ». C’est une formulation charmante d’une idée qui est à la base de toute conception de l’humanité, et aussi à la base du patriotisme tchèque ou tchécoslovaque moderne.

Briser le cycle de la violence… Après tout, c’est une thèse qui ne devrait pas prêter à controverse. Et pourtant, elle l’est aujourd’hui dans la société tchèque. Cela montre à quel point nous vivons une époque sombre et dangereuse. Je suis venu partager avec vous trois thèses à la fois tout aussi controversées que non controversées.

I.

Ce qui est arrivé il y a une semaine aux civils israéliens autour de la bande de Gaza est une terrible tragédie, dont les contours ne font que se dessiner. Les juifs d’Israël, mais aussi du monde entier, le vivent d’autant plus douloureusement que la catastrophe de l’Holocauste, et les siècles d’oppression dans les sociétés européennes qui l’ont précédée, ne disparaîtront jamais de leur mémoire collective. Dimanche dernier a été le jour le plus terrible pour le peuple juif depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il ne devrait y avoir rien de controversé, rien de déraisonnable, à faire preuve de compassion et de sympathie à l’égard de tous les juifs. (…)

II.

Ce qui arrive actuellement aux civils palestiniens dans la bande de Gaza est une terrible tragédie, dont nous ne pouvons pas encore imaginer tous les contours. D’ores et déjà, il est clair que les Israéliens violent massivement les droits de l’homme fondamentaux dans l’enclave. (…)

C’est un crime de plus dans la chaîne de crimes et d’injustices qu’Israël commet contre les Palestiniens, sans relâche, depuis longtemps, et avec l’assentiment blasé, voire le soutien ouvert, des démocraties occidentales. C’est un échec inexcusable des démocraties occidentales si, au lieu d’imposer une paix juste fondée sur le respect de l’égalité des droits de toutes les personnes sans distinction sur l’ensemble du territoire d’Israël et de la Palestine, elles soutiennent constamment l’une des parties et ignorent systématiquement les droits de l’autre. (…)

Les discours de haine d’aujourd’hui ne sont pas provoqués par une expérience personnelle, mais par un flux incessant d’informations incomplètes, sommaires et manipulatrices.

C’est précisément ce double-standard appliqué par les démocraties occidentales qui alimente la haine qui a éclaté il y a une semaine. La politique de deux poids, deux mesures, menée par l’Occident représente l’une des plus grandes menaces pour la paix dans le monde. C’est la faute des opinions publiques politiques des démocraties occidentales qui la tolèrent. Aujourd’hui, les civils palestiniens paient un prix incalculable pour cette politique de deux poids, deux mesures. L’idée de la situation actuelle à Gaza me glace le sang. En tant que citoyen d’une des démocraties occidentales, je m’excuse pour cet échec et je demande pardon.

III.

La République tchèque est un exemple particulier de démocratie occidentale défaillante. Nous assistons actuellement en Tchéquie à la plus grande vague de racisme depuis l’expulsion sauvage des Allemands en 1945. C’est d’autant plus grave que les discours de haine d’aujourd’hui ne sont pas provoqués par une expérience personnelle, mais par un flux incessant d’informations incomplètes, sommaires et manipulatrices.

C’est précisément la raison pour laquelle j’ai décidé de prendre la parole lors du rassemblement d’aujourd’hui. Je suis journaliste et l’essence de mon rôle n’est pas de prendre la parole lors d’événements comme celui-ci, mais d’informer.

Le journal que je dirige, Deník Referendum, accorde une attention particulière à la question israélo-palestinienne depuis que je me suis rendu à Gaza il y a quelques années. J’ose dire qu’aucun autre journal de notre pays n’a publié autant de traductions d’auteurs israéliens que nous. Nous sélectionnons soigneusement les textes des meilleurs journalistes.

C’est une caractéristique étrange du non-débat tchèque sur le Moyen-Orient qu’après la publication de traductions de divers auteurs israéliens et juifs dont le point de vue remet radicalement en question les sophismes habituels qui sont généralement considérés comme des vérités ici, nous sommes régulièrement accusés d’antisémitisme sur les médias sociaux. Si ce n’était pas terrible, ce serait drôle.

Bien entendu, le public tchèque n’est pas intrinsèquement raciste, même si de nombreuses personnes qui se disent libérales le sont aujourd’hui. Et des appels au génocide se répandent dans l’espace public sans attirer l’attention. Étant donné que nous comptons un certain nombre de policiers parmi les participants aujourd’hui, il est probablement opportun de souligner qu’il s’agit d’un délit pénal.

Seuls nous et la Hongrie de Viktor Orbán, antisémite notoire, nous sommes prononcés en faveur de la suppression de l’aide au développement pour les territoires palestiniens occupés.

Le public tchèque n’est pas intrinsèquement raciste, il est juste fatalement mal informé et manipulé par la propagande unilatérale des cercles radicaux d’Israël. Les médias tchèques ne parlent pas de manière factuelle et informative d’Israël comme de l’État d’apartheid qu’il est, de l’épuration ethnique qu’il pratique, ni même des territoires palestiniens occupés comme des territoires palestiniens occupés.

Le public tchèque n’a pas été informé par les médias locaux de ce qu’est la vie quotidienne dans les territoires palestiniens occupés. Mais dans la crise actuelle, les premières promesses de changement apparaissent. Il me semble que la ligne éditoriale de certains médias évolue vers – au moins – des normes européennes.

Heureusement, l’échec du public tchèque dans cette affaire n’affecte pas la forme du conflit. Personne en Europe ne prend la République tchèque au sérieux sur cette question. Seuls nous et la Hongrie de Viktor Orbán, antisémite notoire, nous sommes prononcés en faveur de la suppression de l’aide au développement pour les territoires palestiniens occupés. C’est du joli pour le gouvernement actuel, dont le slogan favori est ‘Nous faisons partie de l’Occident’ !

Ce n’est donc pas nous qui pouvons influencer les choses dans le mauvais sens. C’est de nous-mêmes qu’il s’agit. Le problème est que le public tchèque, qui s’exprime de manière si raciste et militante dans la situation actuelle, y compris un segment important de sa partie libérale, cultive une certaine habitude, acquiert un type de comportement et de pensée qui pourraient nous prendre par surprise lorsque nous nous y attendrons le moins. Ce développement marque un affaiblissement marqué d’une culture politique démocratique fondée sur le respect des droits humains, de toutes les personnes sans distinction et sur la pluralité des points de vue.

C’est aussi le résultat de l’échec des journalistes tchèques. En tant que l’un d’entre eux, je m’en excuse et demande pardon.

Que la paix demeure dans tous les pays. Je vous remercie de votre attention.

Adrien Beauduin

Correspondant basé à Prague

Journaliste indépendant et doctorant en politique tchèque et polonaise à l'Université d'Europe centrale (Budapest/Vienne) et au Centre français de recherche en sciences sociales (Prague). Par le passé, il a étudié les sciences politiques et les affaires européennes à la School of Slavonic and East European Studies (Londres), à l'Université Charles (Prague) et au Collège d'Europe (Varsovie).