Chez les Roms de Törökszentmiklós, dans l’angoisse du retour des milices d’extrême droite

Les milices d’extrême droite sont de retour en Hongrie et tiennent à le faire savoir. Dans la bourgade de Törökszentmiklós, à une bonne centaine de kilomètres à l’est de Budapest, les Roms attendent avec angoisse un rassemblement mardi de la toute nouvelle « Légion nationale ». Comme la Magyar Gárda il y a une décennie, elle veut ratisser les campagnes pour lutter contre une prétendue « criminalité tsigane ». Reportage.

Article publié le 19 mai 2019 dans Abcúg sous le titre « Rettegve várják a törökszentmiklósi romák a szélsőjobbosokat ». Traduit du hongrois par Ludovic Lepeltier-Kutasi.
Photographie : László Végh / Abcúg

« Si les crottins de cheval ne vous dérangent pas, entrez donc ! » Rien ne sépare l’entrée de la propriété de Róbert Vékás du chemin de terre, seuls des plots colorés en bois ont été plantés autour de la maison. Des fleurs ont été disposées entre les racines des arbres, tandis que les fraisiers occupent le reste du terrain. Il y a une époque où la clôture allait jusqu’au bout, mais elle a été volée. Róbert ne semble pas plus perturbé que ça ; il est d’un tempérament pacifique, nous explique-t-il. Quand il fait beau et qu’il est à la maison, il sort volontiers fumer dans son vieux fauteuil en cuir, à quelques mètres des chevaux de son beau-frère.

Photographie : László Végh / Abcúg

Il a beau être calme, l’homme n’en apparaît pas moins déterminé et dissert. Il a son avis sur la tenue prochaine d’un défilé dans le ghetto rom de Törökszentmiklós, juste à côté de sa maison, prévue par le mouvement « Notre patrie », un parti dissident du Jobbik dirigé par László Toroczkai.

Cette localité du département de Szolnok s’est retrouvée il y a quelques semaines au centre de l’actualité car un de ses habitants a tabassé des gens du village à deux reprises, sans aucune raison apparente. Après la dernière scène qui s’est déroulée dans un bureau de tabac, les amis de Toroczkai ont tout de suite parlé de « terreur tzigane » et ont réclamé le retour à l’ordre. Le président du parti a écrit que « si cette terreur se déroulait à Ásotthalom – dont il est le bourgmestre, ndlr -, ça fait longtemps que son meneur aurait été enfermé dans le carcan de la place du village avec toute sa compagnie », et également que s’il était au pouvoir, il enverrait ce genre de criminels en Sibérie. C’est peu de temps après qu’il a annoncé la création d’une nouvelle milice baptisée « Légion nationale », en référence à l’ancienne Garde hongroise créée en son temps par le Jobbik, et démantelée depuis.

« Dix ans après, nous n’oublions pas les victimes des attaques contre les Roms »

Le défilé de Törökszentmiklós n’aura finalement probablement pas lieu, en tout cas pas dans un cadre légal, car la police a interdit à deux reprises qu’il prenne le chemin du quartier rom. Les autorités ont néanmoins autorisé la tenue d’un rassemblement demain mardi sur la place du village. L’organisateur de l’événement et responsable de la section locale du parti, János Árgyelán, nous a expliqué qu’il y aura un défilé si le tribunal les y autorise.

« S’ils viennent avec des intentions malveillantes, la réponse sera agressive »

L’appel de « Notre patrie » a semé le trouble au sein de la communauté rom de cette localité de vingt-mille habitants, et l’interdiction de la manifestation par la police n’a pas dissipé les inquiétudes. Lors de notre reportage vendredi dernier, beaucoup nous confiaient avoir emmené leurs enfants chez des membres de la famille habitant dans la région, tandis que d’autres nous expliquaient vouloir s’enfermer chez eux à double tour.

« Pourquoi veulent-ils mettre de l’ordre ? Qui sont ces gens ? », « Qu’ils mettent de l’ordre chez eux ! » János et sa femme se livrent à une surenchère verbale quand on évoque la déclaration hostile de László Toroczkai. « C’est vrai qu’il y a des Roms qui volent ou vivent dans la saleté. Mais il faut de la propreté partout, car à cause des voisins je ne pourrais pas vendre ma maison, même si je le voulais. Mais László Toroczkai ne pourra pas changer les gens qui vivent dans les ordures. Si j’avais le même rang que lui, alors moi je préférerais aider les Roms plutôt que de les abaisser. Lui il ne nous traite pas comme il traite les autres Hongrois ».

Pour eux, au lieu de vouloir faire peur, il faudrait « venir en aide, tendre la main » aux toxicomanes, pour que leurs quatre enfants et cinq petits-enfants ne grandissent pas là-dedans, dans un environnement où tout le monde prend de la drogue. « Mais nous n’avons pas peur, nous n’avons pas de quoi avoir peur. Nous sommes une famille normale, nous tenons notre cour propre ».

Photographie : László Végh / Abcúg

Selon Róbert, ce qui s’est passé dans le bureau de tabac n’est qu’un prétexte pour que Toroczkai et ses amis fassent leur beurre, mais on ne devrait pas laisser quiconque s’en prendre à tous les Roms, en raison de ce qu’a commis un seul individu. « 99% des Tsiganes travaillent ici, dans l’agriculture, dans les usines, là où on veut bien de nous ». Il ne verrait pas d’un mauvais œil que quelques militants d’extrême droite viennent les voir dans le ghetto, y compris László Toroczkai. « S’il arrivait avec dix hommes, eh bien je l’inviterais à manger un modeste pörkölt de mouton, ou quelque chose d’autre ».

« S’ils viennent avec des intentions pacifiques, j’inviterai l’un d’entre eux à boire le café. S’ils viennent avec des intentions malveillantes et que la police n’est pas capable de nous protéger, la réponse sera agressive ». Tous les Roms que nous rencontrons disent la même chose : ils aimeraient maintenir la paix et n’ont pas l’intention de se rendre au rassemblement sur la place du village, « mais personne ne pourra s’en prendre aux enfants ».

La panique a gagné les esprits

Vendredi, les nerfs étaient si tendus dans le ghetto qu’il était impossible de démêler  quelles histoires avaient un fond de vérité et lesquelles n’étaient que rumeurs. Par exemple, presque tout le monde nous a confirmé que jeudi soir, des voitures inconnues – des « gardistes » selon les Roms -, parcouraient les rues pour mesurer les maisons et les cours. Plusieurs personnes nous ont confié ne pas avoir dormi de la nuit, ou s’être couchées à trois ou quatre heures du matin, le temps de réussir à se calmer.

La plupart des gens ne se souviennent pas avoir vu leurs occupants sortir des voitures, tandis que d’autres évoquent des vitres cassées, des fils électriques coupés et certains individus qui ont mis un pied dans les propriétés. Des rumeurs font état de l’arrivée de plus de cent « betyár » – d’après le nom d’une milice proche de « Notre patrie » – dans le bourg, soi-disant pour préparer la mobilisation de demain.

Le communiqué publié jeudi sur la plateforme militante « aHang » décrit bien l’ambiance qui règne à Törökszentmiklós : « mercredi, des enfants rentrant de l’école ont croisé des crânes rasés du coin sur leur chemin ; dans plusieurs endroits du bourg, ils patrouillent à deux ou en groupe avec les sympathisants de « Notre patrie » et de la Betyársereg ».

Du côté de la police, rien à signaler

Nous n’avons pas croisé de telle patrouille lors de notre reportage vendredi : dans le centre, nous n’avons rencontré que des femmes avec leurs poussettes ou des personnes âgées lisant leur livre et personne n’a entendu parlé de l’événement de ce mardi, ni aperçu de crânes rasés. D’après une habitante, ce sont des vrais militaires que les enfants ont pris pour des militants d’extrême droite. « Moi aussi je les ai vus en allant au travail, ils sont descendus du bus. J’ai eu un peu peur au début mais je crois qu’ils cherchaient juste la boulangerie. Puis ils ont continué leur chemin ».

Photographie : László Végh / Abcúg

Selon le bourgmestre (maire) Imre Markót, il est complètement exclu que des centaines d’individus inconnus aient pris pied dans le bourg sans qu’il en ait été prévenu. « J’ai justement parlé il y a une vingtaine de minutes avec l’adjoint au capitaine de police. Ils n’ont pas entendu parler d’une quelconque action d’intimidation contre les Roms dans la soirée de jeudi. Ils ont reçu plusieurs signalements durant la nuit, se sont déplacés pour aller voir mais n’ont rien constaté d’anormal », nous confie l’édile locale lors de notre visite vendredi au sein de l’imposant hôtel de ville Sécession.

L’élu estime que la propagation de telles informations est due à une ambiance entretenue par de nombreux individus de la communauté rom qui propagent des messages tels que « rassemblons nous, communions dans la peur, défendons nous ».  Selon lui, tout cet emballement ne sert à rien ; c’est d’ailleurs ce qu’il a essayé d’exprimer il y a deux semaines au cours d’une réunion publique avec les Roms, mais en vain. « J’ai dit que la police serait là et qu’il est sûr que le défilé ne sera pas autorisé en raison des dispositions très restrictives de la loi sur les rassemblements ».

« Les Roms devraient se calmer, attendre que la soirée du mardi se passe, et ne pas se rendre sur place. Ils devraient rester à la maison et faire confiance à la police pour assurer leur sécurité. »

Photographie : László Végh / Abcúg
La « carte tsigane » sortie de la manche

« Vous voulez que je vous dise qu’ils ont ressorti la « carte tsigane » de leur manche ? » – nous interpelle Markót, élu bourgmestre en 2014 comme candidat indépendant soutenu par le Jobbik. C’est ce qui explique qu’il connait bien László Toroczkai et qu’il a essayé de le joindre à plusieurs reprises pour le dissuader d’organiser ce défilé, mais sans succès. « Cette « carte », le Jobbik l’a jouée continuellement du milieu des années 2000 jusqu’au tournant du recentrage (amorcé en 2016, ndlr). A mon avis, les radicaux qui ont quitté le parti l’année dernière attendaient la moindre occasion pour pouvoir recommencer. Ça aurait pu être à Dunaújváros, Ózd, ou dans n’importe quelle localité hongroise. Le fait que ça se passe ici leur donne une occasion inespérée de critiquer aussi le Jobbik. »

Partant de là, « cette histoire n’a rien à voir avec Törökszentmiklós mais avec le mouvement « Notre patrie » et avec tous ceux qui veulent exploiter la situation à des fins politiques. Mais ça a aussi à voir avec les dirigeants nationaux de la communauté rom, qui ne se sont jamais intéressés à la façon dont ils pouvaient aider les gens d’ici et qui viennent de se souvenir que le village existe ». En référence à la réunion publique de mercredi dernier à laquelle de nombreux chefs de file et militants roms se sont rendus, et qui était pleine à craquer selon le compte-rendu de RomNet.

Aux yeux du bourgmestre, si l’enregistrement de l’agression du bureau de tabac n’avait pas été mise en ligne quelques jours après, tout le monde aurait oublié ce fait divers. « La brutalité de la scène a choqué l’opinion publique et les amis de Toroczkai ont su s’agripper à cette indignation légitime. Ça arrive que des gens commettent des crimes, qu’ils soient roms ou hongrois, à Törökszentmiklós ou ailleurs. Il n’y a jamais eu ici d’opposition entre les Roms et les Hongrois ici, et la question est de savoir s’il en sera toujours ainsi après le 21. Ce qui se passera alors pourra avoir une influence sur la situation, mais j’ai confiance en la sagesse et la tempérance de mes administrés ».

« Je m’enfermerai chez moi, et c’est tout »

« Ça fait trente ans que nous avons acheté une maison ici avec mon mari et que nous avons les Roms pour voisins. Nous nous entendons bien ; c’est même eux qui viennent m’aider », nous explique une habitante du ghetto, non-Rom. Ce n’est pas un cas isolé ; beaucoup nous racontent que dans le coin, les mariages mixtes sont nombreux. Nous avons même rencontré deux jeunes femmes roms qui se sont mariées avec des non-Roms et de nombreux non-Roms s’installent dans le ghetto. Pour eux, ces situations démontrent à quel point le vivre ensemble régnait jusqu’à présent.

La femme évoquée plus haut a tellement peur du rassemblement de ce mardi, qu’elle n’a pas souhaité nous donner son prénom. « Mes enfants sont à moitié roms, et j’ai aussi des petits-enfants. J’ai peur pour eux ».

« Moi j’ai deux chiens, ils me protégeront », ajoute-t-elle en riant, et d’ajouter qu’elle ne sera pas seule le soir, car son mari sera rentré à la maison, avec une de ses filles. « Ce mardi j’ai un rendez-vous dans l’après-midi chez médecin, mais je vais peut-être annuler, je ne voudrais pas trop traîner dehors. Je ferai les courses nécessaires avant, après je m’enfermerai chez moi, et c’est tout. »

La nuit où Robika, cinq ans, et son père ont été assassinés