La nuit où Robika, cinq ans, et son père ont été assassinés

Il y a dix ans, dans la nuit du 22 au 23 février 2009, trois néonazis abattaient de sang-froid un petit garçon de cinq ans et son père, après avoir incendié leur maison. Deux victimes supplémentaires dans leur série de crimes racistes qui a coûté la vie à six personnes roms et blessé des dizaines d’autres, en Hongrie en 2008-09.

Ce qu’ils aiment, c’est frapper des familles des quartiers tsiganes en marge des bourgades du nord-est du pays, dans le Hajdú, le Bihar, le Borsod. Mais cette fois, leur attention s’est portée plus loin de chez eux, sur Tatárszentgyörgy. Les médias rapportent que des conflits entre roms et non-roms agitent ce village de Hongrie centrale. La sinistre « Magyar Gárda » y a même envoyé ses miliciens pour faire peur aux Tsiganes et réclamer une politique de ségrégation raciale dans tout le pays, un peu plus d’un an plus tôt, le 9 décembre 2007.

Les trois compagnons, Zsolt Pető et les frères Kiss, Árpád et István, étaient montés à Budapest ce fameux jour de début d’août 2007, quand la « Gárda » s’était découverte aux yeux des Hongrois, en faisant prêter serment à des centaines de miliciens en tenue paramilitaire, dans le quartier royal, à Buda. Mais à voir cette bande de tristes sires, moustachus, ventripotents ou bigleux, essayer de marcher au pas dans leurs costumes noir, ils ne se sont guère fait d’illusions sur les capacités de la milice à porter véritablement le fer contre l’ennemi tsigane.

Les trois hommes fréquentent de longue date le milieu skinhead à Debrecen, la grande ville de l’est du pays, son bastion calviniste. Ils naviguent dans divers groupuscules, L’épée de sang (Véres Kard), le Front oriental (Keleti Arcvonal Bajtársi Szövetség) et d’autres, baignés dans la nostalgie de Ferenc Szálasi, le chef des Croix-Fléchées pronazies pendant la seconde Guerre mondiale.

Ce petit monde se rassemble au bar La grosse souris (Kövér egér), ou au Loki Klub de la rue Monti ezredes, le bar des supporters du club de football local, le DVSC. Mais l’antre des tueurs, c’est le Perényi 1, la boîte de nuit où tous travaillent. Árpád est technicien du son, sa compagne gère l’endroit, István et Zsolt font les videurs. Un autre István, Csontos, le quatrième homme qui leur servira de chauffeur sur certains coups, y fait à l’occasion des travaux de maintenance.

Agresser, jusqu’à provoquer une réaction qui déclenche l’engrenage

En 1995, à l’âge de dix-neuf ans, István a été arrêté une première fois pour la profanation d’une synagogue. Il a été longtemps dans le collimateur des services de renseignement pour cela, mais ces derniers viennent de lever leur surveillance. Cela tombe bien car, à présent, ses ambitions sont à présent plus grandes : ce qu’il veut, c’est déclencher une guerre ethnique en Hongrie. Sa stratégie, définie par l’acte d’accusation : provoquer une réaction violente de la part de Roms qui servirait de détonateur pour des représailles massives dans tout le pays.

Zsolt Pető et les frères Kiss ne sont jamais venus à Tatárszentgyörgy, très éloigné de chez eux. Alors ils ont procédé comme les fois précédentes, en étudiant des cartes et des images satellites. La maison qu’ils ont choisie se trouve au numéro 3 de l’allée Fenyves, à l’extrémité est du village, en lisière d’un bois. Le plan est simple : mettre le feu à la maison, tirer comme des lapins ses habitants lorsqu’ils sortiront pour échapper aux flammes, foutre le camp.

Ils se sont beaucoup entraînés pour cela et les voilà aguerris. Sept mois plus tôt, le 21 juillet 2008, à Galgagyörk, ils ont tiré des coups de feu sur trois maisons habitées. Quelques jours plus tard, le 8 août, ils ont jeté des cocktails molotov sur plusieurs habitations à Piricse, blessant une femme, Magdolna Getyinás. Puis le 5 septembre ils ont frappé à nouveau, à Nyíradony-Tamásipuszta, en effectuant quelques tirs de précision sur une maison habitée. Le 29 du même mois, ils ont mis le feu à cinq maisons à Tarnabod.

Ils ont déjà tué, aussi. Le 3 novembre, c’est encore à coup de cocktails Molotov qu’ils s’en prennent à une habitation à Nagycsécs. Mais cette fois ils ne s’en tiennent pas là : par la fenêtre, ils tirent sur le propriétaire des lieux, Tibor Nagy, qui en sortira blessé, et tuent son épouse et son frère József. Le 15 décembre 2008, les tueurs manquent de peu Krisztián Rontó dans son jardin à Alsózsolca, qui restera invalide à vie.

Le trio, parfois conduit par leur ami István, frappe essentiellement dans les régions du nord-est, les plus pauvres du pays, où la rapide désindustrialisation dans les années 90 a laissé sur le carreau des couches entières de la population, où les populations roms sont les plus importantes du pays, et où un nouveau parti d’extrême-droite, le Jobbik, est en train de prendre pied en jurant de combattre la « criminalité tsigane ».

Une photo du petit Robert Csorba dans les décombres de sa maison incendiée. ©Fazekas István pour HVG.hu.
La nuit du 23 février, à Tatárszentgyörgy

Il fait froid cette nuit du 23 février, et une couche de neige épaisse de quelques centimètres recouvre tout le centre du pays et le bourg de Tatárszentgyörgy, cinquante kilomètres au sud-est de la capitale. Les trois hommes arrêtent la voiture en retrait. István Kiss et Zsolt Pető s’approchent à pied au plus près de la maison, au numéro 3 de l’allée Fenyves. Arpád est resté à l’arrière pour couvrir leur fuite avec une arme à feu, au besoin. István se met en position, prêt à faire feu en direction de la porte d’entrée. Il est peu après minuit lorsque Zsolt lance un premier cocktail Molotov, qui embrase le grenier, puis un second, à travers une fenêtre.

A l’intérieur de la maison, Renáta Jakab se réfugie dans une pièce avec le plus jeune de ses enfants, Máté. Róbert Csorba se rue dans une chambre pour secourir ses deux autres enfants, Bianka et Róbert. Les trois se précipitent au dehors pour échapper aux flammes, et se découvrent au tireur qui fait feu plusieurs fois. Le père de vingt-sept ans et son fils de cinq ans sont abattus, sa fille est grièvement blessée. Les tueurs quittent immédiatement la scène de crime et s’évanouissent dans le bois, avant de retrouver leur voiture et de reprendre la route pour Debrecen, deux cents kilomètres plus à l’Est.

La voisine, Mme Márton, prévient immédiatement les secours. Les jeunes agents de police, inexpérimentés et incapables, concluent rapidement à un incendie causé par un court-circuit. En dépit du témoignage de Mme Márton qui affirme avoir entendu des coups de feu. En dépit du grand-père du petit-garçon, Csaba Csorba, qui s’est pressé sur les lieux et pointe les empreintes de pas dans la neige. A 9h30 du matin, la députée européenne et militante rom Viktória Mohácsi, alertée qu’un nouveau crime a probablement eu lieu, arrive sur les lieux fait immédiatement appel au bureau national d’investigation. Ses policiers trouvent sans mal les indices qu’un crime a bien été commis : les cocktails molotov et des cartouches.

Face à ce crime particulièrement abject, la rumeur enfle et la classe politique s’agite. Inquiète de la multiplication des attaques qui visent, cela ne fait plus le moindre doute, des Roms, l’ambassade des Etats-Unis met à disposition deux profileurs du FBI pour assister la police hongroise dans ses investigations. Il faut faire vite pour mettre un terme aux attaques, car les tensions intercommunautaires pourraient dégénérer en conflit ethnique ouvert, dans un contexte tendu où l’extrême-droite promet de faire mordre la poussière au pouvoir socialiste accusé de traîtrise, qu’une violente crise économique vient de frapper le pays et que de sévères mesures d’austérité se préparent. Un crime en 2006 a échaudé l’opinion publique : un enseignant de 45 ans a été battu à mort par des roms, pour rien, sous les yeux de ses deux enfants à Olaszliszka. La mort d’un handballeur populaire, Marian Cozma, le 8 février 2009 à Veszprém a rouvert la plaie.

Les quatre hommes seront finalement arrêtés six mois plus tard, le 21 août, dans des raids simultanés de la police visant leur boite de nuit à Debrecen et le domicile de l’un d’eux. Mais entre-temps, ils ont encore tué : Jenő Kóka le 22 avril à Tiszalök alors qu’il partait au travail, et Maria Balogh le 3 août à Kisléta, exécutée dans sa maison tandis que sa fille Timea a été laissée pour morte après un tir à bout portant.

Leur procès s’ouvre le 25 mars 2011 au tribunal du département de Pest et, sans faire toute la lumière sur d’éventuelles complicités, rend son verdict 167 jours d’audiences plus tard, le 6 août 2013. Pour huit attaques ayant fait six morts et cinquante-cinq blessés dont deux invalides à vie, au moyen de 78 coups de feu et 11 cocktails molotov, Árpád Kiss, István Kiss et Zsolt Pető sont condamnés à la réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle, et leur chauffeur István Csontos à treize années de réclusion. L’affaire est définitivement fermée le 12 janvier 2016, jour où la Cour suprême confirme la décision de la Cour d’appel de Budapest.

In Memoriam : Róbert Csorba père et fils, Madame Tibor Nagy, József Nagy, Jenő Kóka, Mária Balogh.

Ce texte est basé sur le travail de documentation effectué par le réalisateur Andras B. Vagvölgyi[1]Diskopartisanen : Eine Serie von Terroranschlägen und die Rolle von Justizwesen, Gesellschaft und Medien in Ungarn, András B. Vágvölgyi https://library.fes.de/pdf-files/dialog/10958.pdf, sur les rapports d’Amnesty International[2]Violent attacks against roma in Hungary, Amnesty International. https://www.amnesty.org/download/Documents/40000/eur270012010en.pdf et de l’ONG hongroise Hungarian Civil Liberties Union (TASZ)[3]The sentencing of the defendants in the attacks against roma victimes is binding, Hungarian civil liberties union (TASZ) https://hclu.hu/en/articles/the-sentencing-of-the-defendants-in-the-attacks-against-roma-victims-is-binding-1, ainsi que sur des articles de presse issus notamment d’Origo.hu (qui était alors le meilleur site d’actualités en Hongrie), de Hulala (ex-Courrier d’Europe centrale), et de la BBC. L’auteur de l’article a assisté à l’ouverture du procès des quatre accusés en 2011 et rencontré un homme victime de ces attaques. C’est arrivé par le plus grand des hasards, il y a quelques années dans la région de Miskolc, en été, au bord d’un point d’eau où jouaient les gamins du quartier. On lui avait tiré dessus depuis l’autre rive alors qu’il se trouvait devant chez lui, la balle s’était logée dans la cuisse, avait-il montré en relevant la jambe de son pantalon.   

3 films et une série de photos pour en savoir plus sur les attaques anti-Roms en Hongrie en 2008-09 :

  • Le magnifique long-métrage de Benedek Fliegauf « Just the wind » (Csak a szél), une fiction inspirée de la série de crimes racistes en Hongrie en 2008 et 2009, Ours d’argent au festival de Berlin, dont la bande-annonce se trouve ici.
  • Le documentaire d’Eszter Hajdú consacré au procès, « Judgment in Hungary », qui a reçu pas moins d’une quinzaine de récompenses à l’étranger. Voir la bande-annonce ici.
  • Le documentaire du cinéaste Andras B. Vagvölgyi, qui a beaucoup enquêté sur l’affaire, « Their Skin Was Their Only Sin », ici.
  • Les photos d’István Fazekas, Ákos Stiller et Gergely Túry pour le magazine HVG.

Notes

Notes
1 Diskopartisanen : Eine Serie von Terroranschlägen und die Rolle von Justizwesen, Gesellschaft und Medien in Ungarn, András B. Vágvölgyi https://library.fes.de/pdf-files/dialog/10958.pdf
2 Violent attacks against roma in Hungary, Amnesty International. https://www.amnesty.org/download/Documents/40000/eur270012010en.pdf
3 The sentencing of the defendants in the attacks against roma victimes is binding, Hungarian civil liberties union (TASZ) https://hclu.hu/en/articles/the-sentencing-of-the-defendants-in-the-attacks-against-roma-victims-is-binding-1
Corentin Léotard

Rédacteur en chef du Courrier d'Europe centrale

Journaliste, correspondant basé à Budapest pour plusieurs journaux francophones (La Libre Belgique, Ouest France, Mediapart).