« C’était un boulot stable, comme au temps du socialisme ». En Slovaquie, après le charbon, l’inconnu

En Slovaquie, dans la vallée de Haute Nitra, là où les mines ont fait la pluie et le beau temps depuis la Seconde Guerre mondiale, une région tente une sortie contrôlée du charbon, à grand renfort de fonds européens. Mais malgré toute la bonne volonté des acteurs économiques et politiques, les défis restent énormes pour éviter le sort peu enviable des anciennes régions houillères et faire face à la crise climatique.

Prievidza, Slovaquie – « Je suis encore jeune, je trouverai bien un autre travail, peut-être à l’étranger », me glisse après son quart de travail un des derniers mineurs de la mine de Nováky, au Nord-Ouest de la Slovaquie. « Ça m’est égal, je prends ma retraite », lâche un autre se dépêchant vers sa voiture.

« Il faut les comprendre, c’est un dur travail, la mine », les excuse Karsten Ivan, ingénieur minier qui a lui-même passé des années sous terre. Visages fermés, dos courbés, les travailleurs rentrent chez eux d’un pas pressé vers 14 heures ce lundi de septembre à la température encore estivale. Peu d’entre eux veulent discuter avec des journalistes après un quart qui a commencé avant 6 heures du matin.

Aujourd’hui, c’est en tant que gérant de projets de la compagnie minière Hornonitrianske bane Prievidza (Mines de Haute Nitra Prievidza, HBP) qu’il nous fait visiter la région. Dispersées dans les collines entourant Prievidza, plusieurs mines auront tourné jour et nuit pendant des décennies, jusqu’à ce que la dernière, celle de Nováky, ferme ses portes à la fin de l’année.

Karsten Ivan, ingénieur minier qui a lui-même passé des années sous terre. Photo : Roman Koziel.

« C’est dur de servir de fossoyeur à ce que des générations avant nous ont construit », soupire M. Ivan, qui note que le silence a remplacé le vacarme incessant des machines du côté de la mine de Cígeľ. Au faîte de sa gloire, à la fin de l’époque socialiste, HBP employait quelque 11 000 personnes. Des 1 800 travailleurs encore actifs, un millier perdra son emploi à la fin de l’année, tandis que le reste continuera sur de nouveaux projets ou bien travaillera à la liquidation des mines.

« Tout a basculé en 2017 »

Dans son bureau de la mairie de Prievidza, centre urbain de la région, le chef de cabinet Alojz Vlčko se montre plus critique envers l’industrie houillère. Il nous rappelle que les HBP et la centrale au charbon qu’elles alimentaient dépendaient fortement d’importantes subventions publiques.

« L’année 2017 a été bien turbulente et c’est là que tout a basculé », se rappelle-t-il. D’un côté, les subventions étaient remises en question comme contrevenant aux règles européennes, et de l’autre la population s’inquiétait de la pollution et de projets d’agrandissement de la mine et de la centrale au charbon.

« Notre mairesse Katarína Macháčková a brisé le tabou en lançant la discussion, en insistant sur le fait qu’il fallait se préparer à l’après-charbon », raconte Vlčko. Il loue l’audace de sa supérieure, soulignant que c’était la première fois que le maire de la ville avait osé confronter l’influente HBP.

HBP n’a pas tardé à contre-attaquer, agitant le spectre d’un effondrement économique de la région. L’entreprise a mis tout son poids derrière le rival de la mairesse lors des élections municipales de 2018 et est allée jusqu’à émettre à ses mineurs des feuilles de paie les encourageant à voter pour celui-ci, mais sans succès.

« Ils ont manipulé l’opinion publique, en jouant sur le fait que chaque famille avait déjà eu quelqu’un travaillant à la mine, mais la transformation s’était déjà effectuée », explique M. Vlčko. En effet, à l’époque, ils n’étaient déjà plus que 3 000 employés et d’autres entreprises s’étaient installées dans la région, faisant tomber le chômage autour de 5 %.

Alors que le gouvernement national du SMER annonçait la fin des subventions à l’industrie et alors que la poursuite des mines et de la centrale aurait demandé d’importants investissements, HBP a dû capituler. Dès lors, elle a enterré la hache de guerre et s’est associée à la municipalité pour développer un système de chauffage tirant profit de l’énergie géothermique sortant des mines. « Nous sommes condamnés à coopérer », conclut M. Vlčko avec un sourire en coin.

Quel après-charbon pour les mineurs ?

La formation d’un consensus autour de la fermeture des mines a aussi été aidée par la perspective d’importantes aides financières de la part de l’Union européenne (UE). Le Fonds pour une transition juste de l’UE prévoit 459 millions d’euros pour la Slovaquie entre 2021 et 2027.

C’est dans un ancien lycée de Nováky, à quelques kilomètres au sud de Prievidza, que la région a établi le quartier-général du « Programme d’emploi de Haute Nitra », l’un des programmes phares de la transition juste en Slovaquie. Andrea Dubecová, assistante de la directrice, nous conduit par les couloirs des bâtiments jusqu’à une petite classe. Une vingtaine de têtes grises se lèvent de leur feuille de papier à notre arrivée. Ce sont de futurs ex-employés de la mine qui se préparent à leur après-charbon à eux sur le marché du travail.

Pendant six mois, ces employés continuent à recevoir un salaire de la mine (couvert par les fonds de l’UE) même s’ils n’y travaillent plus et s’activent plutôt à se requalifier. Une équipe de tuteurs les aide à s’orienter dans leur nouvelle carrière, à acquérir de nouvelles qualifications et à se préparer à des entretiens d’embauche.

« Certains d’entre eux n’ont pas cherché du travail depuis 30 ans, ils n’ont pas toujours les réflexes, les habitudes nécessaires », nous explique la directrice du projet piloté par la région de Trenčín, Andrea Fraňová. Alors que les plus jeunes sont encore à la mine ou bien ont vite trouvé un autre travail, ce sont surtout les employés âgés de cinquante ans et plus qui ont besoin d’aide.

Mme Dubecová concède qu’il n’y avait pas beaucoup d’enthousiasme au début du projet. « Le premier groupe était fâché. Ils avaient de la difficulté à accepter la réalité et se retrouvaient devant l’inconnu », explique-t-elle. Mme Fraňová ajoute que l’humeur s’est vite améliorée quand les travailleurs ont vu une véritable volonté de les aider et la bonne réputation du programme s’est établie grâce au bouche-à-oreille. Depuis août 2020, quelque 360 employés ont participé et l’objectif de 700 participants d’ici la fin 2024 devrait être atteint.

En ce qui a trait au taux de succès des finissants du programme sur le marché du travail, Mme Dubecová n’a pas encore de données, mais elle assure que plusieurs d’entre eux ont trouvé une place. Elle en veut pour preuve les données du chômage, qui n’ont pas enregistré de hausse malgré les pertes d’emploi à la HBP.

« Le problème dans la région, ce n’est pas le manque de travail, mais plutôt les conditions, avec des salaires assez bas, tournant autour de 800 euros brut », explique-t-elle. L’autre problème est que beaucoup d’usines proposent du travail à la chaîne, physiquement difficile pour d’ex-mineurs diminués par 20 à 30 ans sous terre.

« Je veux encore bosser »

« J’ai 55 ans, je ne veux pas rester assis à la maison à ne rien faire, je veux encore bosser », s’exclame Ľuboš Sluka, un finissant du programme qui a accepté de nous parler et qui explique sa motivation à chercher du travail. L’énergique cinquantenaire au regard brillant ajoute aussi qu’il n’aurait pas une retraite suffisante.

Ľuboš Sluka, motivé pour retrouver du travail. Photo : Roman Koziel.

Celui qui a passé 32 ans dans les mines loue le programme de requalification. « Ils se sont bien occupés de nous, ils ne nous ont pas laissés sur le carreau et les mains vides », dit-il. M. Sluka croyait vite pouvoir retrouver du travail, mais il s’est rendu compte qu’il intéressait peu d’employeurs avec son âge et son passé de mineur. Grâce au programme, il a fait des formations de mécanique, de chariot élévateur et de chauffagiste, et puis même d’informatique et d’anglais.

M. Sluka est repassé au centre pour de dernières préparations avec un tuteur en vue d’un entretien d’embauche le lendemain : la municipalité de Prievidza cherche quelqu’un pour son équipe d’entretien technique. « Cela me conviendrait bien », dit-il avec un sourire. Il semble un peu nerveux, mais il pense qu’il a de bonnes chances.

« C’est l’UE qui ferme les mines, donc c’est normal que l’UE paie ce programme ».

Ľuboš Sluka, mineur en reconversion.

À côté de lui, Marián Vráb, énumère toutes les mines de la région qu’il a faites en quelque 35 ans : Cígeľ, Handlová, Nováky… « C’était un boulot stable, pour toujours, comme au temps du socialisme », dit-il, un brin nostalgique. Il vient de commencer le programme de requalification et vante tous les services offerts : tuteurs, juristes, psychologues. « Les autres nous envient, ajoute-t-il en riant, dans les autres compagnies, on ferme et c’est ‘au revoir’ ! »

En plus de cours d’informatique, de comptabilité et de langues, M. Vráb s’est inscrit pour des formations dans le jardinage, la cuisine et le travail d’entrepôt. Il réalise cependant que le marché du travail n’est pas si simple dans la région, à cause des bas salaires et des conditions d’embauche.

« Les grandes entreprises ont fait faillite, les jeunes partent et la population de Prievidza a diminué de 10 000 personnes », détaille-t-il. Le fils de sa femme est parti travailler en Allemagne, un scénario classique dans la région. « Il veut revenir, précise-t-il, mais comme ça il peut payer une partie de son hypothèque. »

Pour les deux anciens mineurs, l’aide n’est pas une faveur accordée par l’Union européenne, mais plutôt un dû. « C’est l’UE qui ferme les mines, donc c’est normal que l’UE paie ce programme », dit M. Sluka. Il a des doutes sur l’influence des humains sur le réchauffement planétaire.

Les deux hommes expriment aussi leur frustration envers les directives venues de Bruxelles qui seraient responsables de la disparition d’entreprises et secteurs économiques de la région. « L’UE, c’est bien, dit M. Sluka, mais pas l’imposition de directives. – Sinon c’est comme au temps de l’URSS, avec la planification de l’économie entre les pays du Bloc de l’Est », renchérit M. Vráb.

Après le charbon, géothermie, tomates et poissons-chats

Avec ses couloirs poussiéreux et ses bâtiments assaillis par les mauvaises herbes, Cígeľ a plutôt l’air d’un décor de film d’horreur que d’un musée. Le dernier wagon sorti de terre en 2017 est exposé près du petit train, qui n’emmène maintenant que de rares touristes.

Pourtant, derrière le bâtiment principal, quelques ouvriers s’affairent près d’un champ de panneaux solaires pour réaliser le projet phare de la transformation écologique de la région : un système thermique aux énergies renouvelables. Au milieu des panneaux, M. Ivan nous explique que, dès l’hiver prochain, l’eau réchauffée par la chaleur terrestre sera puisée de la mine, passera par un champ de panneaux solaires thermiques qui la réchaufferont encore de deux degrés, et filera vers les habitations de Prievidza, Nováky, et des autres municipalités. Le projet n’est pas entièrement vert, car de la biomasse et du gaz naturel viendront en renfort pendant l’hiver.

En nous conduisant à travers les collines, de Nováky à Cígeľ, M. Ivan vante les mérites des projets novateurs de sa compagnie. En effet, HBP travaille depuis plusieurs années à l’après-charbon en diversifiant ses activités : en plus du musée, elle s’est mise aux énergies renouvelables, à l’agriculture, la pisciculture, la mécanique ferroviaire, l’eau minérale, et planifie même une maison de retraite.

« Nous pouvons produire des tomates presque à l’année longue », se félicite M. Ivan devant une impressionnante serre de trois hectares, située à côté d’un puits de la mine de Nováky. L’eau chaude puisée des entrailles de la mine et des pompes à chaleur servent à chauffer l’énorme serre qui produit plus de mille tonnes de tomates par an.

Dans l’ancienne mine de Handlová, de l’autre côté de la vallée, ce sont des poissons-chats africains qui sont élevés grâce aux eaux naturellement chaudes des galeries souterraines, avec une production dépassant aussi le millier de tonnes annuelles.

Pour tous ces projets, la HBP aurait besoin d’investissements et M. Ivan se plaint des règles de financement de l’UE qui limitent la proportion allouée aux grandes compagnies. « L’UE est contre les grandes entreprises, mais est-ce qu’ils croient vraiment que 50 PME viendront remplacer la HBP », demande-t-il, estimant que la Slovaquie n’a pas la tradition entrepreneuriale nécessaire.

« Il manque un sentiment d’urgence »

Dans un restaurant de Prievidza, Lenka Ilčíková de l’association écologiste Priatelia Zeme-CEPA (Les amis de la Terre) reconnaît le dilemme de la transformation sur le soutien aux grandes entreprises. « HBP a été soutenue artificiellement pendant des décennies et a déjà reçu des milliards en fonds publics », rappelle-t-elle. Elle déplore aussi son manque de préparatifs, alors que la compagnie savait bien que l’ère du charbon prendrait fin. « Cela me fait du mal de le dire, mais ils font ça bien », dit-elle sur les nouveaux projets de HBP, en riant.

En 2018, l’ex-cadre s’est jointe à l’ONG et s’est engagée dans l’organisation de consultations publiques pour poser les jalons d’un après-charbon. « Nous ne voulions pas que les débats aient lieu entre les ministres et les minières à Bratislava, derrière des portes closes, donc nous avons tenu les débats ici-même », se remémore-t-elle. Si la HBP a préféré bouder ces rencontres, les autorités locales et la société civile ont dressé une liste de priorités pour la transformation, ce qui a établi la réputation de la région comme modèle de participation publique dans le processus de transformation écologiste.

Pour l’ancienne cadre de Nestlé habituée aux processus rapides, se frotter aux administrations locales a cependant été un véritable choc. « Certaines sont dans un tel état qu’elles n’ont pas les capacités nécessaires et il est impensable qu’elles puissent réussir à profiter des fonds européens », estime-t-elle. En général, elle trouve la société slovaque réticente au changement et peu ouverte aux innovations, ce qui freine les efforts de transition.

Lenka Ilčíková de l’association écologiste Priatelia Zeme-CEPA (Les amis de la Terre). Photo : Roman Koziel.

À la mairie de Prievidza, M. Vlčko confirme que les fonds européens n’ont pas répondu à toutes les attentes. « Le problème, c’est que nous avions tellement de priorités que plus personne ne savait qu’elles étaient les véritables priorités », raconte-t-il, en détaillant les processus compliqués liés aux fonds. « Je ne suis pas sûr que nous réussirons à dépenser tous les fonds d’ici la fin de 2026, dit-il, sceptique, certains projets sont trop ambitieux et les administrations n’ont pas toujours les capacités. »

Si le programme de transition prévoit des programmes pour les petites et moyennes entreprises (PME), les règles surchargent parfois les entrepreneurs de tâches administratives, raconte M. Vlčko. « Mais s’il y a des investissements, il y aura un plus grand besoin de travailleurs qualifiés et on pourrait mettre fin à l’exode des cerveaux », espère-t-il, soulignant que la dépopulation est le plus grand défi de la région.

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M. Vlčko regrette aussi que les fonds européens ne puissent pas être investis dans la construction d’infrastructures qui désenclaveraient la région. En effet, pour se rendre à Prievidza depuis la capitale, il faut près de trois heures de train, même s’il n’y a que 170 kilomètres, et les liens ferroviaires et routiers avec les villes plus proches de Trenčín, Žilina ou Nitra ne valent guère mieux.

Que les fonds européens réussissent ou non à limiter la casse sociale dans l’ex-région minière, Mme Ilčíková déplore la quasi-absence de cibles de réduction des émissions de gaz à effets de serre et l’absence totale d’une stratégie à long terme. « Nous nous satisfaisons du fait que nous fermons les mines, mais nous ne parlons pas des changements climatiques, ni de la neutralité carbone à atteindre en 2050. Il manque un sentiment d’urgence », conclut l’écologiste.

Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.

Adrien Beauduin

Correspondant basé à Prague

Journaliste indépendant et doctorant en politique tchèque et polonaise à l'Université d'Europe centrale (Budapest/Vienne) et au Centre français de recherche en sciences sociales (Prague). Par le passé, il a étudié les sciences politiques et les affaires européennes à la School of Slavonic and East European Studies (Londres), à l'Université Charles (Prague) et au Collège d'Europe (Varsovie).