« J’ai peur que l’on abîme notre démocratie »

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En Hongrie, la « Loi CEU » a été approuvée par le parlement mardi à mi-journée. En fin d’après-midi, plusieurs milliers de Budapestois ont de nouveau convergé vers l’Université d’Europe centrale pour scander « Pays libre ! Université libre ! » et pour demander au Président de la République, János Áder, de renvoyer le texte devant la Cour Constitutionnelle.

Après une mobilisation de dernière minute très réussie et qui a rassemblé quelques dix mille personnes dimanche, des étudiants issus de diverses universités et des opposants au gouvernement de Viktor Orbán ont à nouveau protesté contre l’amendement de la loi sur l’Enseignement supérieur voté ce mardi qui « vise directement l’Université d’Europe centrale », selon son recteur, Michael Ignatieff.

Derrière la diversité des slogans, l’ordre de mobilisation du jour se détache dans la foule, caractères blancs sur fond bleu : « Veto » en lettres capitales. Sur d’autres pancartes, blanches cette fois, une adresse directe au Président de la République János Áder : « Ne írd alá » (« Ne la signe pas » – sous-entendu la loi). Le bras de fer oppose désormais la rue au chef de l’État, qui dispose du pouvoir de renvoyer le texte devant la Cour constitutionnelle.

Après avoir formé une immense chaîne humaine tout autour de l’îlot d’immeubles parmi lesquels de nombreux appartiennent à l’Université d’Europe centrale, les manifestants ont écouté au croisement des rues Nádor et Zrínyi les portes-parole du mouvement expliquer la raison de la mobilisation. Pour les participants, l’enjeu dépasse le seul sort de la CEU, la question du maintien au pouvoir du gouvernement de Viktor Orbán est largement posée. Ce dernier est notamment accusé de brader l’avenir de la jeunesse du pays, au nom d’une ancienne inimitié avec George Soros, le fondateur de l’Université d’Europe centrale.

Vers 18h, la chaîne humaine est encore compacte quand un mégaphone fatigué annonce la fin de la manifestation officielle et invite implicitement les manifestants à imaginer la suite du rassemblement. La foule se dirige alors comme un seul homme vers la place du Parlement (Kossuth Lajos tér), située à quelques centaines de mètres de la CEU. Nous y avons recueilli le témoignages de plusieurs participants.

« On a suffisamment trinqué avec l’Est »

Deux hommes dont on devine qu’ils approchent des soixante-dix ans discutent aux abords de Kossuth Lajos tér qui se remplit peu à peu, drainée par le flot venue de la CEU.

« Où pourrions-nous être d’autre qu’ici ?! Notre place n’est que dans la rue. Nous avons sentis qu’il fallait venir ce soir et nous partageons tous les mots d’ordre : « un pays libre ! une université libre ! ». Mais aussi pour l’Europe, car on a suffisamment trinqué avec l’Est, l’ancien régime, et on ne tient pas à revivre ça. Ça fait deux ans qu’on assiste à ces grands rassemblements et on peut dire qu’ils n’ont pas été couronnés de succès jusqu’à présent, mais il faut laisser le temps au temps et ça finira par porter ses fruits. »

« J’ai peur que l’on abîme notre démocratie »

Levente, a été à la fac de lettres en son temps. Mais aujourd’hui il vit de petits boulots, serrurier ces jours-ci, comme un « travailleur tout ce qu’il y a de plus normal« , selon ses mots.

« J’ai peur que l’on abîme notre démocratie, que l’on abîme l’Etat dont j’espère depuis tout petit qu’il devienne un pays démocratique où l’on peut bien vivre ; J’ai peur que l’on abîme les valeurs et les idéaux de liberté ; J’ai peur qu’il arrive quelque chose de terrible si jamais je ne suis pas là ce soir. Ça fait 28 ans que je n’avais pas participé à une manifestation. » La dernière ? « C’était lors du changement de régime (ndlr : en 1989), quand il y avait des rassemblements contre le MSzMP (le parti unique, ndlr), notamment celui où Viktor Orbán avait tenu un discours magnifique, et qui me touche encore. Quand je vois aujourd’hui que c’est le même homme qui fait tout ça… Là, je sens qu’il se passe quelque chose de grave, qui fait qu’on va se faire foutre dehors de l’Europe. Tout ça me travaille. J’espère que tout ça aura des grosses conséquences ; J’attends beaucoup des étudiants. Ils (le pouvoir, ndlr) n’ont pas peur des retraités, mais il faut avoir peur des étudiants, des jeunes, des intellectuels et j’espère qu’il vont bien se chier dessus ».

« Ce n’est que la partie émergée d’un grand chambardement géopolitique »

Csaba, visage jovial mais fatigué, doctorant en sociologie urbaine à la CEU.

« Je pense que ce qui se passe ici n’est que la partie émergée d’un grand chambardement géopolitique. La CEU a été attaquée très symboliquement, avec beaucoup d’empressement par Orbán, mais il faut envisager la situation en incluant aussi les attaques contre la société civile, l’élection de Trump – l’une des motivations du projet était qu’Orbán voulait négocier directement avec Trump -, le fait qu’on retrouve ici les méthodes employées par Poutine, et enfin l’info parue aujourd’hui selon laquelle si l’Europe centrale n’acceptait pas la directive sur les quotas, nous pourrions être exclus de l’Union européenne. Par ailleurs, on sait que le projet de loi n’est pas si récent que ça, qu’il a fait l’objet d’une longue élaboration, avant même le mois de mars ; ce sont les spin doctors qui auraient fait accélérer sa promulgation » (…) « Par rapport aux mobilisations précédentes, on sent qu’on est mieux soutenus à l’international dans la mesure où l’influence des réseaux de la CEU est puissante ».

« Ils allument des contre-feux partout où ils peuvent »

Le pasteur Gábor Iványi est une grande figure de l’opposition à Viktor Orbán, dont il a baptisé plusieurs des enfants. Il mène aussi une oeuvre de charité de grande ampleur en offrant refuge aux sans-abri de Budapest.

​ »A l’origine, je suis un pasteur, et j’ai en mémoire ce verset de Dieu qui dit à Moïse, pour transmettre au Pharaon : « Laisse aller mon peuple ». Ce que ce gouvernement a pu faire comme dommage, il l’a fait sans trop de résistance ces six dernières années, voire un peu plus. Il faut qu’ils partent, car on ne peut pas discuter avec eux. Vu qu’on ne peut pas discuter avec eux, on ne peut que manifester et suivre le cour des choses, peut-être le soufflet retombera-t-il. (…) Il est toujours retombé jusqu’à présent. La situation est la suivante : ils se mettent du jour au lendemain à soutenir ceux qu’ils agressent ; ils allument des contre-feux partout où ils peuvent : contre la société civile à Miskolc, Székesfehervár, à la frontière avec les camps de réfugiés… Et il y a plein d’autres exemples encore… (…) Hélas c’est vrai que les étudiants ne vont dans la rue que lorsque leurs intérêts sont en cause, mais il faut toujours que l’on se sente concerné pour se mobiliser. Mais l’expérience faisant, les gens concernés à un moment par une mesure vont exprimer de la solidarité avec ceux qui sont touchés par une autre. (…) De toutes façons, il faut qu’il y en ait qui partent vite : soit le gouvernement hongrois, soit la CEU. Et j’espère que la CEU sera encore là dans plusieurs siècles… »

Vers 20h, la nuit tombe et la foule compacte aux abords de la grille de l’entrée principale commence à s’effilocher, alors que les agents de police se déploient discrètement sur l’immense esplanade.