« Loi esclavagiste » en Hongrie : des salariés racontent leurs conditions de travail

« En quatorze ans, nous avons construit avec l’argent de l’Union européenne une société dans laquelle des journées de huit heures de travail ne suffisent pas aux salariés pour subvenir à leurs besoins », a récemment écrit sur Facebook un facteur trentenaire, en réaction à la loi sur le travail supplémentaire qui a fait descendre plusieurs dizaines de milliers de manifestants dans la rue depuis son adoption le 12 décembre dernier. Nos partenaires d’Abcúg sont allés rencontrer des salariés hongrois pour recueillir leurs témoignages face à une réforme rebaptisée « esclavagiste » par ses opposants. Reportage.

Article publié le 21 décembre 2018 dans Abcúg sous le titre « Egészség, házasság, gyerek is rámehet a rengeteg túlórára ». Traduit du hongrois par Ludovic Lepeltier-Kutasi. Le traducteur a pris quelques libertés avec le texte d’origine, afin de l’adapter à l’évolution de l’actualité.

La loi sur le travail supplémentaire (túlóratörvény, rebaptisée « loi esclavagiste » par ses opposants, ndlt) est entrée en vigueur ce 1er janvier malgré la vague de manifestations qui a suivi son adoption mercredi 12 décembre par le parlement, puis sa promulgation par le président de la république János Áder. La loi permet désormais aux employeurs de monter à 400 le nombre d’heures supplémentaires possibles chaque année. Par ailleurs, dans certains cas, ces derniers pourront attendre trois ans – au lieu d’une année actuellement – pour comptabiliser et rémunérer le surplus d’heures travaillées.

Les manifestations contre la loi et contre le gouvernement ont été suspendues durant les fêtes de Noël et les syndicats ont déjà menacé du déclenchement d’une grève au début du mois de janvier. La question qui se pose est de savoir combien y a-t-il de salariés suffisamment mobilisés pour que cette grève soit massive et efficace.

Nous avons discuté avec beaucoup d’ouvriers ces dernières semaines au sujet de leurs conditions de travail et ce qu’ils pensent des heures supplémentaires. La plupart d’entre eux a besoin d’en faire : c’est leur seule façon de gagnez assez d’argent pour subvenir aux besoins du ménage. Par ailleurs nombreux sont ceux qui ont contracté un crédit, ce qui rend encore plus compliqué de changer de lieu de travail si d’aventure leur emploi actuel ne leur convenait pas. Le risque de tout perdre est réel, admettent-ils à demi-mot.

A Pécs, dans le sud de la Hongrie, « ces manifestations ne ressemblent pas aux autres »

Tous sentent néanmoins que ce n’est pas normal de devoir travailler davantage pour gagner assez d’argent pour vivre. Ils ne sont pas d’accord avec le gouvernement quand il dit que cette réforme ira dans leur intérêt. Ils préféreraient que les employeurs soient contraints à augmenter les salaires.

« J’ai dû  me trouver une deuxième activité en parallèle, car les conditions de remboursement de mon prêt immobilier avaient été négociées sur la base de mon précédent salaire »

« Avec toute l’énergie que j’y mets, je pourrais aussi bien travailler en Amérique ; je verrais à peine moins ma famille ». Allant sur ses quarante ans, László ne peut déjà pas consacrer beaucoup de temps à sa famille, car dès qu’il a fini ses trois huit, il arrondit ses fins de mois comme agent de sécurité pour une usine d’accessoires automobiles en Transdanubie. Titulaire d’un diplôme professionnel, cet homme doit également mener de front une préparation au baccalauréat, qu’il aimerait justement décrocher pour pouvoir sortir de cette surcharge de travail.

László n’a pas toujours été dans cette situation : il y a un peu moins d’un an, il touchait 500000 forints (environ 1500 euros) comme chef d’équipe, mais il a perdu son poste suite à une restructuration au sein de son entreprise. Il a ensuite dû trouver un autre emploi deux fois moins bien payé (230000 forints).

« J’ai dû ensuite me trouver une deuxième activité en parallèle, car les conditions de remboursement de mon prêt immobilier avaient été négociées sur la base de mon précédent salaire », nous explique-t-il lorsque nous le rencontrons en matinée avant sa prise de service. « A chaque fois j’espère pouvoir dormir un petit peu plus avant de commencer le travail », nous confit László, avant de lâcher : « là je songe à me faire porter pâle pour pouvoir me reposer encore un peu ».

Selon László, les heures supplémentaires sont une plaie, car elles enlèvent du temps de repos nécessaire. Après le travail, il faut s’occuper des tâches domestiques et surtout passer un peu de temps en famille. Donc c’est sur les heures de sommeil que l’on finit par gratter, ce qui n’est pas sans grave conséquence : « le manque de repos crée de l’irritabilité liée à la fatigue, et cette irritabilité fait qu’on se dispute à la maison ». László estime que si sa situation ne change pas à court terme et qu’il ne rentre chez lui plus que pour dormir, manger et se laver, alors c’est son couple qui pourrait en pâtir.

La femme de László travaille dans une école maternelle, ce qui lui permet de passer plus de temps avec leurs enfants : un fils de dix ans et une adolescente de dix-sept ans. Le mari et père de famille est parfois réduit à ne pouvoir communiquer avec eux que par téléphone ou internet. « Eux ils sont à la maison l’après-midi quand moi je dors ou travaille ; le week-end je suis pris par mon emploi d’agent de sécurité », explicite-t-il.

« J’ai réalisé que je n’aimerais pas n’être qu’une photographie posée sur l’étagère de mes enfants »

Katalin (le nom a été changé), trente-sept ans, en a eu assez de ne pas pouvoir passer plus de temps avec ses enfants. Elle travaille aussi dans le secteur automobile et nous explique qu’elle n’est pas prête à travailler plus de deux fois huit heures en plus tous les mois. Cela signifie la concernant que sur deux week-ends par mois, elle doit travailler un jour sur deux.

« On attend de toi que tu travailles plus de deux jour par mois en heures supplémentaires. Si tu le fais, alors on te fout la paix », nous explique cette mère de famille, qui a longtemps accepté de travailler plus, en pensant que ça l’aiderait à progresser professionnellement. « Quand je me suis rendue compte que dans ce genre d’entreprise tout fonctionnait au piston, j’ai perdu ma motivation et j’ai réalisé que je n’aimerais pas n’être qu’une photographie posée sur l’étagère de mes enfants ». 

Katalin a deux adolescentes et vit mal le fait de ne pas pouvoir être présente durant certains moments importants. « Ma plus grande fille était à l’école quand elle a eu ses premières menstruations et c’était dur de ne pas pouvoir être là – même par téléphone – pour lui donner quelques conseils dans pareille situation ».

Jongler avec les contraintes familiales

Réka et son mari font tout pour s’organiser au mieux afin de  faire face aux contraintes de l’éducation de leurs enfants. Tous les deux font les trois huit : quand Réka travaille le matin, alors son compagnon est de service l’après-midi ou la nuit, et inversement. Ainsi il y a toujours quelqu’un pour emmener les enfants à la maternelle, mais il ne reste que très peu de temps que le couple peut passer ensemble.

« Ça nous enlève du temps de repos », nous dit Réka, qui ne voit jamais d’un bon œil quand on lui demande de tirer encore un peu sur son temps de travail,  de faire encore quatre heures après avoir fait ses huit heures supplémentaires. Et encore, elle n’accepte de travailler plus que lorsqu’on la contraint à le faire, tandis que son mari « gère mieux » cette possibilité d’augmenter ses revenus. Surtout en travaillant l’après-midi ou la nuit, car c’est ce qui paye le mieux, nous raconte-t-elle.

Mais la santé du père de famille en prend un coup avec tout le travail physique : le mari de Réka a des problèmes de varices chroniques, pour lesquelles il a subi une opération il y a peu de temps, « car ses plantes de pied étaient très usées ». Heureusement, Réka occupe un poste où il faut toujours marcher : elle est contrôleuse de qualité.

Comme pour toutes les personnes interrogées, le couple a du mal à trouver du temps à consacrer à sa vie privée. Il ne lui reste que les vacances d’été pour pouvoir passer des moments prolongés en famille. Car lorsqu’ils rentrent à la maison après le travail, chacun vaque à ses occupation : Réka fait le ménage tandis que son mari s’affaire dans le jardin et ramène le bois pour le chauffage.

« Nous n’avons même pas pu prendre de jours de congés pour les courses de Noël », nous raconte la mère de famille. Elle ne trouve pas vraiment de moment non plus pour s’occuper d’elle, sauf une fois par mois quand elle se rend chez le coiffeur. Elle prend également quelques minutes de répit le soir avant de se coucher : « J’aime beaucoup lire, du coup j’ouvre toujours un livre une demie-heure avant de m’endormir ».

Le premier parmi ses collègues à descendre dans la rue

L’opinion publique pense souvent que les personnes les plus exposées à la loi sur les heures supplémentaires sont les salariés de l’industrie, mais ils sont en réalité bien plus nombreux à l’être.

Ákos Kerékgyártó travaille comme facteur à Pécel : qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige, c’est à vélo qu’il livre le courrier, les chèques de paiement et les pensions de retraite. C’est comme une vocation pour lui : il considère faire un métier d’intérêt général, donc il est très consciencieux à la tâche. Mais il a réalisé il y a longtemps que s’il voulait bien faire son travail, les huit heures de travail quotidiens n’étaient pas suffisantes.

Il s’est rendu compte que ses collègues n’étaient pas davantage satisfaits de la situation, mais il est le premier à avoir pris le chemin de la rue pour participer à la série de manifestations contre la loi sur les heures supplémentaires. Il n’y a vu aucun syndicat représentant les postiers aux côtés des autres grandes centrales.

Celui lui a ainsi inspiré un message qu’il a posté sur son mur Facebook le 19 décembre dernier : « pour éviter la limite de 300 heures supplémentaires, l’employeur conclut avec ses employés un contrat de travail secondaire pour le reste du travail à faire ».  C’est comme ça que Ákos a pu dépasser le plafond des 300 heures supplémentaires ces deux dernières années.

« Je sais ce que ça signifie de faire 400 heures sup en tant que postier. Je sais aussi que chaque secteur est spécifique, je sais que beaucoup d’entre vous gagnent suffisamment de pourboires pour ne pas avoir à vous manifester », a-t-il également écrit, en référence au fait que les heures supplémentaires étaient surtout le problème des facteurs travaillant dans les bureaux ayant les plus larges horaires d’ouverture ou dans des secteurs très étendus. C’est ce qui explique leur difficulté à prendre une position commune sur ce genre de sujets.

Pourtant il considère important que les postiers mécontents de leurs conditions de travail aillent manifester contre cette loi, laquelle tend à graver dans la pierre des dispositions considérées à l’origine comme transitoires. Pour le dire autrement : le gouvernement règle le problème de la pénurie de main-d’œuvre en généralisant le recours aux heures supplémentaire.

« En quatorze ans, nous avons construit avec l’argent de l’Union européenne une société dans laquelle des journées de huit heures de travail ne suffisent pas aux salariés pour subvenir à leurs besoins »

« Nous avons pensé à chaque fois que ça n’était que temporaire, que nous survivrions quelques semaines et qu’on nous trouvera bien quelqu’un pour les tournées vacantes. Puis on a trouvé un remplaçant. Et après deux jours, on m’a redonné la même tournée à faire, telle que je l’avais laissée. Nous avons pensé que l’existence de contrats de travail secondaire montrait qu’il y avait un problème généralise auquel que nos chefs devaient trouver une solution. En discutant avec les gens que nous livrons, nous nous rendons compte que notre entreprise n’est pas la seule dans ce cas », a également écrit le postier de trente-et-un an dans son long message sur le réseau social.

Et de finir ainsi : « La dernière réforme du code du travail sanctuarise cette situation. En quatorze ans, nous avons construit avec l’argent de l’Union européenne une société dans laquelle des journées de huit heures de travail ne suffisent pas aux salariés pour subvenir à leurs besoins. On dit que cette loi ne concerne qu’une faible part des salariés. Effectivement, car les autres ne sont déclarés qu’au salaire minimum et se font facturer au noir. Nous avons construit une société où ce genre de chose est la norme. »

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