« Les exilés supplient l’Europe d’intervenir car ils sont en danger de mort » en Pologne orientale

Pourquoi des milliers d’activistes et de médecins polonais prêts à intervenir ne peuvent pas sauver la vie des exilés dans l’espace frontalier avec la Biélorussie ? Il suffirait d’une phrase, d’un ordre. Dans ce texte, la sociologue Izabela Wagner dénonce la politique inhumaine des autorités polonaises avec le soutien tacite de l’Europe.

Izabela Wagner est sociologue, professeure rattachée à EUI European University Institute à Florence et associée à plusieurs universités européennes dont le Collegium Civitas à Varsovie et l’Université Paris X, et est fellow a l’Institut Convergence Migration. (son site internet ici)

Il y a quelques jours, sur le territoire de l’Union Européenne, en Pologne (pas loin de sa frontière avec la Biélorussie), à la limite de la zone couverte par l’état d’urgence (un espace sous le contrôle militaire, interdit aux organisations d’aide humanitaire, aux médecins et aux journalistes depuis le 2 septembre 2021), dans la lisière de la forêt, par terre, cachée entre les arbres, une femme a mis au monde un bébé… dans son sac de couchage….

Son mari et leur enfant de 4 ans l’ont assistée, terrorisés à l’idée d’être découverts par des soldats polonais. Le cordon ombilical a été serré à l’aide d’un lacet de chaussure, puis coupé avec des dents… La mère et son nouveau-né n’allaient pas très bien. Les secours – médecins activistes qui sillonnent la forêt environnante— sont arrivés au dernier moment.

Personne n’a le droit de pénétrer dans cette forêt frontalière où se cachent des milliers d’exilés dans des conditions dramatiques. La nuit, les températures tombent actuellement à -6°C et c’est de pire en pire chaque jour. Il y a des gens qui meurent d’hypothermie. Il est impossible pour l’instant de déterminer leur nombre exact, mais il n’est pas rare d’entendre qu’un jeune a été « trouvé mort » – une victime de 20 ans, de 14 ans, hier — un adolescent avec sa mère… Combien d’hommes, de femmes et d’enfants ont été tués ainsi ? Oui, tués, car c’est bien l’interdiction de leur porter secours qui est la cause directe de leur mort. Il faut appeler les choses par leur nom. Oui, leur mort est la conséquence directe de la « non-assistance à personnes en danger » et ça, c’est un crime.

Ce bébé né dans la forêt a eu de la chance – les sauveteurs l’ont conduit à l’hôpital avec sa famille.  Là-bas, grâce à la présence d’activistes, de juristes volontaires et de la presse, la demande de protection de ses parents n’a pas été jetée à la poubelle, comme c’est souvent le cas avec ceux qui arrivent à se rendre hors de la zone, dans des refuges ou des hôpitaux des environs. Et ils ont été placés dans un camp pour demandeurs d’asile.

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Plusieurs autres enfants – très nombreux et de tous âges – n’ont pas eu cette chance. Comme témoignent les médecins et les activistes sur place – après les soins d’urgence (changement de vêtements, de chaussures, car plusieurs sont pieds nus, dans un état grave à cause de l’humidité et du froid), après avoir bu de l’eau et avoir mangé de la soupe – un unique repas depuis plusieurs jours— ces familles se font ramener dans la forêt par les gardes-frontière. On les transporte dans des camions militaires couverts de bâches. L’information officielle veut qu’ils passent la nuit dans un centre d’accueil pour réfugiés, mais après quelques heures, sous le couvert de la nuit, ils sont lâchés dans cette zone humide et marécageuse, près de la frontière avec la Biélorussie ….

On les déporte dans la forêt sans même plus faire semblant de les emmener au camp pour réfugiés. Comme ce bébé de 18 mois, les pieds enveloppés dans des sacs de plastique, qui a été retourné dans la forêt de la mort avec ses parents. Pas de pitié ici – hommes, femmes enceintes, enfants en bas âges, adolescents, vieillards, enfants handicapés …tout le monde dans la forêt gelée – en pleine nuit, à l’abri des regards… abandonnés dans la zone d’état d’urgence — condamnés à mort.

On appelle cela des pushbacks

Mais ce ne sont pas des pushbacks, car cette expression suppose le retour vers un lieux ou les exilés peuvent se regrouper, se nourrir, se reposer et panser leurs blessures. Ici, des personnes en péril sont encerclées – par des militaires des deux pays qui ne sont pas en bonnes relations. Ici, des deux côtés de la frontière, la démonstration de force militaire n’est pas une simple intimidation. Les armes sont vraies, les barbelés aussi. Ils blessent et coupent la chair humaine très efficacement, peu importe s’il s’agit d’un enfant, d’une femme ou d’un homme, quand on les pousse de l’autre côté de la frontière. 

Sur cette frontière les réfugiés sont utilisés comme enjeu dans un conflit en pleine escalade. Ces familles qui se cachent dans la forêt, ces milliers de personnes entassées du côté biélorusse sont prises au piège. Le gouvernement de Minsk ne leur permet pas de retourner en arrière Ils passent des jours, des nuits, des semaines, des mois maintenant à ciel ouvert, sans eau ni nourriture. Parmi eux, une proportion d’enfants jamais vue auparavant.

Ces soi-disant « Pushbacks »… c’est une mise à mort… sous nos yeux.

Que fait l’Europe ? Elle défend ses frontières…contre qui ?

Que font les politiciens ? Nous les avons choisis pour qu’ils puissent protéger tous ceux dont la vie est en danger sur notre territoire, y compris des personnes qui sont prises au piège sur notre frontière. Que font les politiciens pour arrêter ces tortures ? Car c’est bien de tortures dont il s’agit selon les experts indépendants européens qui ont fait un rapport à ce sujet il y a des semaines déjà. On fait des pronostics, on analyse la situation, les enjeux, les stratégies… et en attendant, les exilés en famille ou seuls supplient l’Europe d’intervenir car ils sont en danger de mort.

Les médecins activistes qui interviennent dans les zones voisines de la forêt maudite sont à bout de souffle. Ils sont en détresse devant ce désastre humanitaire et cette politique criminelle du gouvernement polonais qui interdit d’intervenir là où sont la plupart des victimes, en flagrante violation de la loi d’aide aux réfugiés.

Pendant ce temps, les dirigeants annoncent qu’ils sont préoccupés par l’escalade du conflit et on nous explique que les exilés, pris en otage par les deux armées, sont un bouclier humain.

Pour dédramatiser la situation, on nous explique que ce n’est pas la première fois que cela nous arrive, à nous les Européens. On compare la situation présente aux bateaux bloqués sur la Méditerranée, en oubliant que dans ces derniers il y avait au moins de la nourriture, de l’eau et des médecins.

Ici, en Europe, en Pologne — ils sont chassés comme du gibier, sans compassion, sans être traités comme des êtres humains, sans le droit à la vie.

Dans la zone de la mort, les enfants mâchent des bouts de bois trouvés dans la forêt pour faire passer la faim et la soif.  La nuit, certains osent frapper à la porte de rares maisons situées dans la zone d’état d’urgence. Certains habitants – les Justes de 2021 – aident en cachette, car le gouvernement polonais a annoncé des peines de prison pour ceux qui portent secours et n’informent pas les autorités. Ainsi, les vieux fantômes du temps de la guerre sont revenus. On entend nos ancêtres murmurer.

Le maire de Michałowo, à la tête d’une commune qui aide de manière exemplaire, a été déjà menacé d’être jugé pour ses actions humanitaires. Inutile de mentionner l’inertie des autorités ecclésiastiques. La charité de l’Église polonaise n’englobe pas les réfugiés. Les prêtres prêchent plutôt la méfiance face à une invasion d’infidèles.

Ce n’est pas seulement une situation qui rappelle aux habitants plus âgés la seconde guerre mondiale.

Pour ceux qui se cachent dans cette forêt, et qui connaissent très bien la guerre car ils l’ont fui en espérant trouver une sécurité pour leurs enfants, la guerre est loin d’être finie. La plupart sont Syriens, Afghans et Kurdes.

Ici, en Europe, en Pologne — ils sont chassés comme du gibier, sans compassion, sans être traités comme des êtres humains, sans le droit à la vie.

C’est ça notre Europe ?

Déshumanisation.

Les génocides sont possibles quand on déshumanise une population.

On lui ôte sa dignité, on lui refuse le droit à la vie, on piétine son humanité pour pouvoir le tuer.

Aujourd’hui, nous risquons d’avoir des centaines d’enfants morts à cause du refus d’aider. Et ça se passe sur notre territoire. Pas besoin d’une mer déchaînée. La haine des hommes suffit.

Jusqu’à présent, il a semblé, que ce processus a touché seulement des hommes. La rhétorique sécuritaire, si chère aux politiciens qui s’assurent ainsi une élection victorieuse grâce à un électorat paniqué à l’idée d’une « invasion d’étrangers », a bien fonctionné.  On a réussi à désensibiliser une partie des Européens face au sort de jeunes hommes exilés. Mais les enfants et les femmes n’ont pas laissé l’opinion public insensible. La photo du petit Alan Kurdi dont le corps inerte a été rejeté sur une plage turque, avait secoué l’Europe. Plus jamais ça, ont crié les médias.

Aujourd’hui, nous risquons d’avoir des centaines d’enfants morts à cause du refus d’aider. Et ça se passe sur notre territoire. Pas besoin d’une mer déchaînée. La haine des hommes suffit.

On transgresse – on entre dans une nouvelle étape de déshumanisation. On n’est plus sensible au sort des enfants et on regarde périr leurs familles piégées, sans état d’âme.

En Pologne cette situation a déjà été testée en août dernier quand 32 personnes, encerclées par des militaires polonais (gardes -frontière, policiers et soldats) ont passé plus de 4 semaines dans un périmètre – sans tentes, sans abris, sans nourriture, sans eau, ni médecins pendant les derniers jours. Dans un piège total, car ils ont même été obligés de faire leurs besoins sous les regards de leurs gardiens.

Cette situation était en fait un test. Durant un mois, sous le regard des médias on a pu voir autour de ce groupe de prisonniers, la mobilisation de la société polonaise. Il y avait de nombreux activistes, un groupe croissant de médecins, des rares parlementaires et une visite éclair de deux (seulement DEUX!!!!) hommes des églises catholique et protestante. Attention, pas des haut-dignitaires, plutôt des « rebelles ». On a assisté à une scène de torture collective commise par les autorités (selon l’avis des experts) qui a duré un mois … et on ne sait pas vraiment bien la suite de cette expérience cruelle, car au début de septembre, les autorités ont annoncé l’état d’urgence et les médias avec des activistes et des médecins ont été évacués.

En août, ces événements n’ont pas alarmé l’opinion public européenne —  de rares médias ont rapporté cet acte de cruauté d’État qui aurait dû déjà être résolu grâce à une intervention européenne.

Pourquoi l’accord de Cracovie de 1990, qui permettait, aux organisations humanitaires, en cas d’urgence, en cas de crise, d’intervenir sans accord des autorités de ce pays, n’est pas respecté aujourd’hui ?

Pourquoi des milliers d’activistes, de médecins polonais, prêt à intervenir et se trouvant à côté de la zone, ne peuvent pas sauver des vies ? Il suffit d’une phrase – lever l’interdiction d’aider des réfugiés et arrêter les déportations dans la forêt. Un ordre pourrait sauver tout le monde.

La suite serait facile – l’aide est déjà sur place et elle est suffisante pour faire face aux besoins de tous ceux qui cherchent une protection.

Après avoir soigné ces personnes en détresse extrême, après leur avoir assuré un toit au-dessus de la tête quitte à ce que ce soit temporaire, on peut entamer de procédures d’attribution ou non de l’asile. À cet effet, on peut et on doit appliquer la loi.

Il faut lever l’interdiction d’aide aux réfugiés ! On doit les sauver et on peut le faire !

Il faut que les autorités polonaises autorisent les organisations humanitaires à faire leur devoir.

Non seulement aux abords de la zone d’exclusion, mais surtout à l’intérieur de celle-ci. 

Il faut que les militaires cessent les déportations de personnes qui ont réussi à se faufiler vers le territoire polonais, vers la forêt à nouveau, car cela revient à une mise à mort. Des centaines d’enfants sont concernés. Les personnes civiles en détresse sont en danger. Nous avons l’obligation de les secourir.

La loi nous y oblige. Appliquons-la !