Plus de trois mois après sa victoire à l’élection présidentielle slovaque, Zuzana Čaputová détonne encore dans le paysage politique national. L’avocate anti-corruption et écologiste a-t-elle réellement battu les populistes ou était-elle simplement la meilleure d’entre eux ? Analyse.
Article publié en anglais le 20 juin 2019 sur le site Kafkadesk. |
Prague, correspondance – En consacrant pour la première fois une femme à la tête du pays, la victoire de Zuzana Čaputová à la récente élection présidentielle semble ouvrir un nouveau chapitre dans l’histoire de la Slovaquie. « Je me suis dit que mon pays pouvait encore changer pour meilleur », s’était enthousiasmée Alexandra, une jeune Slovaque de vingt-quatre ans, à l’annonce de la victoire de cette avocate sans expérience politique, connue pour ses combats anti-corruption et écologistes. « Il n’y a jamais eu un tel débat ni autant d’émotion autour d’une élection présidentielle dans ce pays », avait abondé son amie Annamaria, une designer slovaque résidant à Prague.
En terrassant le candidat du parti au pouvoir Maroš Šefčovič (Smer-SD) et en mettant l’extrême droite à bonne distance, Zuzana Čaputová symbolise pour beaucoup le triomphe de l’honnêteté et de la décence contre la désinformation et les « fake news », la victoire des valeurs de tolérance, d’ouverture et de solidarité contre les discours de haine et de division.
« Tant son programme électoral qu’un nouveau style de communication politique – calme et posé, non-agressif, direct, répondant réellement aux questions plutôt que de tergiverser – semblent annoncer une nouvelle ère pour la politique slovaque », analyse Aneta Világi, professeure assistante en sciences politiques à l’Université Comenius de Bratislava.
Katerina Klingová, chercheuse au think-tank Globsec basé à Bratislava, confirme : « Čaputová a gagné parce qu’elle était authentique. Elle a cherché à unifier les électeurs et à se présenter comme la candidate de tous les citoyens aspirant à une Slovaquie « juste et décente » – malgré une immense campagne de désinformation la présentant comme une agente de Soros ou d’entreprises étrangères essayant de s’ingérer dans les affaires domestiques, voire de préparer un coup d’Etat ».
Célébrée comme un tournant historique dans l’histoire moderne de la Slovaquie, la victoire de Mme Čaputová a déclenché une vague d’euphorie dans les cercles progressistes de la région, et bien au-delà. Cette novice en politique soudainement propulsée à la présidence est rapidement devenue la coqueluche des médias internationaux quelque peu impatients d’anticiper, ni plus ni moins, l’avènement d’une nouvelle ère en Europe centrale et orientale.
« Un rare triomphe du progressisme et de la tolérance contre le populisme », écrivait le Guardian. « La démocratie libérale a encore une chance » en Europe centrale, pour le quotidien allemand Süddeutsche Zeitung. Ces constats sont légitimes, et les électeurs libéraux et pro-Européens de la région ont certainement de quoi célébrer. Ne sous-estimons pas l’importance de son élection. Mais ne lui donnons pas une signification qu’elle n’a pas.
Zuzana Čaputová ne symbolise pas un triomphe du libéralisme contre l’extrémisme
La victoire de Mme Čaputová représente-t-elle réellement le triomphe des valeurs libérales face au populisme d’extrême-droite, comme tant de commentateurs étaient rapides à le prétendre ?
Avec plus de 40% des votes au premier tour contre moins de 20% pour le social-démocrate Maroš Šefčovič, Zuzana Čaputová a bénéficié, effectivement, d’une avance significative sur tous ses opposants, confirmée par le résultat final de 58-42% au second tour. Mais n’oublions pas que Marian Kotleba, leader du parti néo-fasciste slovaque et Štefan Harabin, un virulent populiste xénophobe auparavant associé au régime autoritaire de Vladimír Mečiar dans les années 1990, ont réuni 25% des votes à eux deux. Le résultat de ces deux candidates antisystèmes « témoigne de la vulnérabilité de la société slovaque aux fake news, à la désinformation et aux théories du complot », pour Katarina Klingová, et rappelle que les idées d’extrême-droite ont encore le vent en poupe.
« Je dirais plutôt que Čaputová a gagné l’élection malgré son orientation libérale »
La Slovaquie n’est pas devenue, du jour au lendemain, un bastion du libéralisme dans le cœur battant de l’illibéralisme. Sa victoire n’a pas résolu – les cyniques pourront même prétendre que l’élection les a magnifiées – les profondes divisions démographiques, régionales et socio-économiques du pays.
En deux mots, sa victoire ne ravit pas tout le monde : « Čaputová est une snob qui n’a aucune idée de la vie des gens ordinaires », pour Dagmar, une Slovaque de 45 ans originaire de la région de Banská Bystrica. « Elle ne défendra pas ces personnes contre le système », ajoute-t-elle, exprimant par-là même l’opinion de nombreux Slovaques pour qui son élection ne change, grosso modo, rien.
Elue sur une plateforme sociale-libérale d’un progressisme quasi-inédit, l’élection de Zuzana Čaputová pourrait tout de même symboliser un important tournant en Slovaquie, un pays majoritairement conservateur. « Je ne me souviens pas de quiconque ayant été élu avec un tel programme », selon le journaliste et politologue Marián Leško, qui a récemment rejoint son équipe au palais présidentiel. « Je dirais plutôt que Čaputová a gagné l’élection malgré son orientation libérale », tempère Aneta Világi.
Une candidate par défaut ?
Sa victoire est plus fragile que le décompte final ne semble suggérer. En termes absolus, le nombre de votes qu’elle a reçus n’a augmenté que de 20% entre les deux tours, alors qu’il a presque doublé pour M. Šefčovič malgré (ou en raison de) son glissement à droite. Un manque d’enthousiasme et de mobilisation qui s’exprime également dans le taux de participation de 42%, historiquement bas pour un second tour, dû à deux facteurs principaux : convaincus que la victoire était dans la poche, certains de ses électeurs ne se sont pas déplacés, tandis que les supporters de MM. Kotleba et Harabin ont préféré rester chez eux plutôt que de voter pour l’un ou l’autre des finalistes, objets d’un mépris quasi-égal.
Citant l’abstention, Anna, une Slovaque de 58 ans originaire de la ville de Prešov dans l’est du pays, commente : « Les Slovaques sont tellement dégoûtés par la politique qu’ils ont complètement ignoré l’élection ». « Après un an de campagne malheureuse de leur candidat – Robert Mistrík -, les libéraux, avec l’aide de l’ambassade américaine et des médias étrangers, ont confectionné une Barbie pour le poste de président », ajoute-t-elle. Bien que se faisant le porte-voix de nombreuses théories du complot qui ont égrenées la campagne, sa remarque met le doigt sur un autre aspect crucial : pour de nombreux Slovaques, Zuzuna Čaputová était une candidate par défaut, qui était là au bon endroit au bon moment et qui a profité d’un heureux concours de circonstances et de son statut d’outsider.
Pour Katarina Klingová, « si Andrej Kiska s’était présenté, il est peu probable que Čaputová ait été élue. Beaucoup de personnes espéraient qu’il se présente pour un second mandat ».
Mme Čaputová n’a pas soudainement bouleversé le statu-quo du système politique slovaque. Comme Katarina Klingová le rappelle, son élection « s’inscrit dans la continuité des élections régionales de 2017 et des élections municipales de 2018, au cours desquelles les représentants des partis de la coalition gouvernementale ont subi d’importantes défaites face aux partis d’opposition et aux candidats indépendants ». Zuzana Čaputová n’est donc que la dernière incarnation d’une tendance de fond malheureusement peu évoquée dans la presse internationale.
Un référendum contre Robert Fico ?
Une vague de mécontentement contre le gouvernement qui s’est accéléré suite au meurtre de Ján Kuciak. Cet assassinat, réel tournant dans l’histoire moderne du pays, a transformé l’élection présidentielle en référendum populaire sur la corruption, Robert Fico et son parti le Smer-SD, directement impliqués par les travaux du jeune journaliste d’investigation sur les liens entre la classe politique et les milieux mafieux.
Bien qu’ayant passé la dernière décennie à Bruxelles et étant décrit comme l’incarnation de « l’homme des Lumières pro-Européen » par ses collègues diplomates, Maroš Šefčovič est devenu le visage du « système Fico », abhorré par une grande majorité des électeurs, de l’extrême-droite à la gauche. Inversement, les références de Mme Čaputová, une outsider politique, avocate environnementale et activiste anti-corruption, étaient impeccables en la matière. « Elle était le seul choix possible », résume Ivan Polakovič, 44 ans, au Monde.
L’élection de Zuzana Čaputová puise ses racines dans le meurtre de Ján Kuciak et la vague de mécontentement populaire qui a suivi. Ses soutiens sont les premiers à reconnaître la lourde dette de sa victoire. Pour Marian, un web-designer de 28 ans, « Čaputová a non seulement gagné du fait de sa personnalité et d’une bonne campagne, mais également en raison du meurtre de Kuciak et des scandales de corruption à répétition entre la classe politique et la mafia ».
En d’autres termes, l’avènement de Zuzana Čaputová ne signifie pas « un rejet du populisme ou une victoire du progressisme ». Les électeurs slovaques ont, simplement mais fondamentalement, « pris position contre la corruption et le népotisme politiques. Cette apparente tendance des médias internationaux à qualifier tout ce qui a des saveurs de nationalisme et de conservatisme en Europe comme la dernière expression de l’engouement populiste a sur-simplifié la politique en Europe post-communiste ».
Une nouvelle forme de populisme ?
Considérer que la victoire de Meme Čaputová a donné un coup d’arrêt à une vague populiste submergeant l’Europe centrale semble, non seulement un peu facile, mais surtout peu convaincant.
Dans de nombreux esprits, le qualificatif de « populiste » équivaut à « extrême-droite », « xénophobe », « nationaliste », « conservateur », etc. C’est faux, et ne renvoie, pour faire simple, qu’à un populisme « à la Orbán ». Zuzana Čaputová a elle-même évoqué le sujet dans une entrevue donnée à Bloomberg : « Pour moi, le populisme implique l’usage de la désinformation et l’exploitation des émotions, de la peur ». Mais comme certains le soulignent, Zuzana Čaputová correspond « à la définition originelle d’un populiste – quelqu’un qui porte les attentes des citoyens ordinaires qui se sentent ignorés par la classe politique ».
Expliquant comment le meurtre de Ján Kuciak l’a persuadée de rentrer en politique, elle a dit que « les gens se sentent frustrés et déçus et ont un besoin de changement. Certains candidats ont choisi d’exploiter cette peur. Pour moi, exploiter la haine et la peur est destructif ». Comme les autres candidats antisystèmes, Mme Čaputová a puisé dans cette colère populaire et in fine bénéficié de cette soif de changement. Mais contrairement à eux, elle n’a pas exploité les sentiments de haine et de frustration mais en est venue plutôt à personnifier – via sa rhétorique, son style et son programme politique – un message d’espoir et d’unité, transformant ce bourbier de frustration et de sentiment d’impuissance en quelque chose de positif, plutôt que de l’amplifier à son avantage.
De façon illustrative, elle a également admis « qu’il y aurait sans doute un certain degré d’accord entre moi et (les supporters de Kotleba) concernant les causes et le diagnostic des problèmes de notre société« , ajoutant que son rôle serait de les convaincre que les solutions doivent être « calmes et pragmatiques » plutôt que « rapides et radicales ». Le symbole est fort : les origines de Zuzana Čaputová et de son engagement politique ont des similitudes avec le candidat le plus diamétralement opposé à elle sur le spectre politique et idéologique. Le constat est le même, mais les réponses et solutions à y apporter n’ont rien en commun.
Slovaquie : Zuzana Čaputová savoure une victoire « sans recours au populisme »
Comme certains sociologues slovaques l’ont remarqué, son slogan de campagne « Faire face au mal » apparaît comme un archétype du discours populiste. Mais là aussi, la différence est de taille : dans la rhétorique de Zuzana Čaputová, ce mal n’est pas incarné par – ou dirigé contre – une personne ou un parti politique en particulier, mais est l’expression des dysfonctionnements structurels du système politique slovaque et des profondes divisions de la société.
Mais qualifier Mme Čaputová de « populiste » demeure sujet à débat. Pour Katarina Klingová, « sa victoire représente non seulement la défaite des populistes, mais également la défaite des élites politiques en Slovaquie ». Ni les uns, ni les autres, où donc situer Čaputová ? Pour Aneta Világi « Čaputová et (son ancien parti) – la Slovaquie progressiste, PS – ne peuvent, pour l’instant, pas être considérés comme populistes, étant donné que leurs critiques principales s’adressent aux politiques menées et qu’ils promeuvent des solutions dans les limites de la démocratie parlementaire basée sur le rôle prédominant des partis politiques ».
Zuzana Čaputová a-t-elle réellement battu les populistes ? Ou était-elle simplement la meilleure d’entre eux ? Plutôt que d’exploiter et d’amplifier des peurs (plus ou moins) fantasmées de la population – des réfugiés musulmans à l’impérialisme de l’Union européenne en passant par des coups d’Etat orchestrés depuis Washington – Mme Čaputová a mis l’emphase sur les problèmes au cœur des préoccupations des Slovaques : la corruption et le népotisme, l’influence des intérêts privés, mafieux ou non, les inégalités sociales, etc. Dans cette optique, elle s’est montrée bien plus rusée que MM. Kotleba, Harabin, Šefčovič et consorts. Dans les pas, entre autres, d’Emmanuel Macron, auquel elle fait souvent référence et qui est lui-même régulièrement affublé du qualificatif de populiste, Zuzana Čaputová pourrait incarner une nouvelle forme de populisme : un populisme progressiste et pro-Européen, porté sur un message d’espoir et d’unité plutôt que de peur et de division, mais un populisme néanmoins.
« Les énormes attentes générées par sa victoire peuvent être un problème »
En Slovaquie, l’office présidentiel est largement symbolique. « Les énormes attentes générées par sa victoire peuvent être un problème » pour Aneta Világi. « Elle peut mettre certains sujets sur la table ou évoquer certains problèmes marginalisés mais dispose d’un pouvoir très limite pour les résoudre ». Sans compter sur les offensives du parti au pouvoir Smer-SD, qui dispose d’une majorité suffisante au Parlement pour faire passer des législations visant à rendre certaines de ses mesures-phares impossibles à mettre en place.
Les pouvoirs de la nouvelle présidente, comme celui de nommer les juges à la Cour Suprême, sont quant à eux loin d’être négligeables. Mais au-delà de ces leviers strictement institutionnels, Zuzana Čaputová dispose d’une arme de poids : sa visibilité. « J’espère qu’elle va devenir une femme politique forte, de confiance, qui sera non seulement capable de représenter la Slovaquie, mais également de commenter sur la situation politique », explique Marian. A travers ses prises de parole publiques et sa communication, qui continuera d’être assidument suivie par ses soutiens, tant en Slovaquie qu’à l’étranger, Mme Čaputová pourra exercer une influence significative.
« Je sais que les gens ont de grands espoirs (…). Je ne pourrai pas répondre à toutes les attentes », admet-elle. Mais ses pouvoirs limités pourraient, réciproquement, lui permettre de ne pas chuter trop bas dans les sondages et peut expliquer pourquoi tant d’électeurs étaient prêts à faire un saut dans l’inconnu en votant pour elle. « En réalité, ce sont plutôt ses opposants, plutôt que ses soutiens, qui sont persuadés que Čaputová pourra réellement imprimer sa marque – pour le pire, évidemment, selon eux », commente Annamaria.
Quoi qu’il en soit, une chose est sûre : la victoire de Zuzana Čaputová a ouvert un nouveau chapitre dans l’histoire du pays. Mais son héritage futur dépendra en grande partie des résultats des élections parlementaires de l’an prochain, dernière étape d’un cycle électoral de trois ans qui a déjà, et irrémédiablement, changé le visage de la Slovaquie.