Demain 2 octobre 2016 aura lieu en Hongrie le référendum sur le système européen de répartition des réfugiés. Ce scrutin couronne une campagne particulièrement virulente de la part du gouvernement en faveur du «non». Même si les rapports de force sont très inégaux, ce sont bien deux Hongrie qui s’affronteront dans comme hors les urnes. Retour dix années en arrière, au moment où le pays s’est presque irrémédiablement fracturé.
Cet éditorial fait l’objet d’une publication commune avec le Courrier des Balkans, site d’information de référence sur l’Europe du Sud-Est. |
Éditorial – Automne 2006. Des émeutiers mettent à sac des quartiers de Budapest. Dans un chaos de gaz lacrymogène, ils réussissent à s’emparer d’un tank T-34 (désarmé), un de ceux qu’avait utilisé l’Armée rouge pour mater le soulèvement hongrois, exactement cinquante années plus tôt. C’est le 23 octobre et la Hongrie commémore les martyrs de la révolution. Un grand rassemblement est organisé dans le centre de la capitale par Viktor Orbán et son parti, le Fidesz. La police anti-émeute intervient et frappe sans discernement dans la foule, les familles et les personnes âgées comme les hooligans. La télévision publique censure, mais la chaîne Hír TV, liée au Fidesz, se charge de retransmettre en direct les événements. Les images choquent, on n’avait pas vu pareille violence depuis…1956, année de l’insurrection des Hongrois contre le pouvoir communiste, justement.
Quelques mois plus tôt, au printemps, la coalition socialiste-libérale avait déjoué tous les pronostics en réussissant à se maintenir au pouvoir. Lors d’un débat télévisé décisif, Viktor Orbán avait été terrassé par son ennemi juré, Ferenc Gyurcsány. Les socialistes du MSzP avaient promis, beaucoup promis, durant la campagne, mais c’est une douche froide qui s’abattait sur la population au lendemain des élections : augmentation de la TVA, des prix du gaz, de l’électricité et de nombreux produits de consommation. Avant l’annonce périlleuse de ce plan d’austérité, le jeune leader socialiste avait réuni à Balatonőszöd les cadres du parti pour les préparer aux secousses à venir, à huis-clos. «Nous n’avons fait que mentir tout au long des dix-huit derniers mois. […] Nous avons tout fait pour cacher pendant la campagne ce dont le pays avait vraiment besoin, ce que nous comptions faire après la victoire. Car nous savions, et vous aussi !».
Ces mots fuitent le 17 septembre par la Magyar Rádió. Le soir même, des milliers de manifestants se massent devant le Parlement, pour réclamer la démission du Premier ministre Gyurcsány et le lendemain soir le siège de la Magyar Televízió est pris d’assaut par des groupes d’extrême-droite et de hooligans de clubs de foot, sur la place de la Liberté. Parmi eux, un certain László Toroczkai, celui-là même qui a, à la tête d’une petite bourgade frontalière avec la Serbie (Ásotthalom), réclamerait le premier, des années plus tard, la construction d’un mur entre la Hongrie et la Serbie. Face au pouvoir qui s’accroche, c’est tout la droite qui n’aura de cesse de harceler, de dénoncer les « traîtres à la patrie ». La vague de la crise américaine des subprimes qui submergera le pays en 2008, laissant sur le carreau des centaines de milliers de foyers surendettés, achèvera de paver la voie à un Viktor Orbán promettant le retour de l’ordre et la fin de la sévère cure d’austérité mise en place par le gouvernement de Gordon Bajnai, un exécutif composé de technocrates soutenu par la gauche.
Selon le récit de la droite, sa «révolution dans les isoloirs» en 2010 – par laquelle elle prendra le contrôle des deux-tiers du parlement – viendra achever une bonne fois pour toutes la révolution de 1956, en chassant pour de bon les communistes et leurs derniers avatars : les sociaux-libéraux et l’intelligentsia progressiste. Pour gouverner, le Fidesz ne cessera d’en appeler à la défense de la nation : contre le FMI tout d’abord, puis la Commission européenne, contre le milliardaire-philanthrope George Soros et les ONG qu’il finance… Des autobus déversent dans Budapest des Polonais du PiS et des Magyars des pays voisins pour scander «Nous ne serons pas une colonie !» lors de manifestations monstres pour soutenir la «lutte pour l’indépendance» menée par le gouvernement hongrois.
Aujourd’hui, contre un Occident « décadent » et « nihiliste » au pouvoir à Bruxelles et son plan de relocalisation de réfugiés, et contre un nouvel ennemi cette fois de chair et d’os – les migrants -, c’est encore l’imaginaire de la nation agressée que le Fidesz tente à nouveau de convoquer, jusqu’à la mobiliser dans ses marges. Les Hongrois d’outre-frontières sont rappelés à leur ancienne fonction de gardiens de la mère-patrie et de la chrétienté contre les Ottomans (lire ce reportage du Courrier des Balkans dans le nord de la Serbie), les Roms sont menacés de voir les aides sociales diminuées au profit d’hypothétiques réfugiés «relocalisés», les municipalités menacées de voir leur dotation diminuer si par malheur elles faisaient oeuvre d’hospitalité… L’enjeu pour le pouvoir étant une participation de 50%, sans quoi le référendum serait invalidé et le revers cuisant pour Viktor Orbán.
Ostracisée, vilipendée, divisée et hors d’état de nuire, la gauche n’a pas eu droit au moindre débat avec le Fidesz depuis que ce dernier lui a repris le pouvoir en 2010. Dans les forums citoyens du parti gouvernemental qui mobilisent en vue du référendum de ce dimanche 2 octobre, elle est selon la terminologie employée par la communication gouvernementale, «le parti des clandestins». Lors d’un rassemblement du MSzP jeudi soir à Debrecen (la deuxième ville du pays, dans l’est), des jeunes activistes du Fidesz se sont invités pour scander des «traître ! traître !», à l’adresse de son président, Gyula Molnár, qui appelait au boycott du référendum. Le «peuple de gauche», qui existe bel et bien en Hongrie, est dans un désarroi tel, qu’il ne lui reste plus – grâce à la contre-campagne du parti satirique du chien à deux queues (MKKP) – que le rire pour pleurer.
En six ans, Viktor Orbán est parvenu à essuyer l’affront de sa défaite de 2006 en transformant l’État hongrois en appareil politique au service de ses ambitions. Grâce à une habile stratégie de contre-feu permanent, le leader conservateur a pu tranquillement forger, à l’ombre de polémiques savamment entretenues, un système quasi-féodal à la tête du pays. Sur le plan intérieur, malgré de bons résultats économiques apparents, la société hongroise souffre dans son ensemble d’une nette montée des inégalités, sa jeunesse quitte le pays par dizaines de milliers, ses actifs sont confrontés tous les jours à la précarisation du marché du travail, et les plus fragiles payent durement la mise à sac des systèmes publics de santé et d’enseignement. Sur le plan extérieur, le chef du Fidesz fait de la Hongrie – le référendum de demain le montre bien – sa tribune idéologique, le laboratoire d’une nouvelle droite européenne débarrassée des gardes fous moraux de la démocratie chrétienne d’après-guerre.
Il y a dix ans, lors de son fameux discours, Ferenc Gyurcsány s’était fait visionnaire : «C’est fantastique de diriger un pays, s’exclamait-il sans savoir qu’il changerait avec ses mots le cours de la vie politique hongroise. Pendant ces dix-huit derniers mois, (…) j’avais une ambition : convaincre la gauche qu’elle pouvait gagner, qu’elle n’avait pas à courber la tête dans ce putain de pays, qu’elle n’avait pas à faire dans son froc devant Viktor Orbán et la droite. […] Changeons ce putain de pays ! Sinon qui va le faire ? Viktor Orbán et son équipe ?»