Le parcours tortueux du peuple Rrom 1/3

La crise migratoire en Europe ne fait que révéler le caractère structurel du racisme et de la xénophobie pour les principaux États du continent. Le peuple Rrom est l’un des plus opprimés en ce sens en Europe.

Article publié originellement le 18 juin 2015 dans Révolution permanente.

En France particulièrement, nous assistons à une montée rapide du racisme anti-tsigane. Et cela non seulement de la part de groupes d’extrême droite mais avant tout de la part de l’État et ses institutions. Dans un article récent, le New York Times signale que la France est devenu l’un des pays européens les plus hostiles aux Rroms : en 2013 il y a eu 19 000 expulsions de Rroms ; 13 500 en 2014 et en 2015 on est à une moyenne de 150 expulsions par semaine ! C’est dans ce contexte que nous publions une série de trois articles sur l’histoire du peuple rrom en Europe, un vrai « parcours tortueux ».

« Eh bien, Hitler, il en a peut-être pas tué assez [de Rroms] ». Voilà la phrase que Gilles Bourdouleix, maire UDI de Cholet (49), lançait à l’été 2013 à un groupe de « gens du voyage » qui se faisaient expulser du terrain qu’ils occupaient. Il s’agit peut-être, du point de vue du discours, de l’expression la plus radicalisée d’une tendance profondément réactionnaire qui se développe en France, mais aussi dans toute une série de pays européens : le racisme anti-Rrom.

Ces discours et autres actes racistes contre la population rrom ne sont pas nouveaux. Bien au contraire, ils ont une très longue histoire en Europe. Cependant, depuis la chute du Mur de Berlin et la dégradation générale des conditions de vie des masses en Europe centrale et de l’Est, la population Rrom est redevenue le bouc émissaire idéal, aussi bien dans ses pays d’origine que dans les pays d’Europe de l’Ouest où une partie des Rroms a émigré dans les années 1990-2000.

Avec la crise économique internationale, qui touche particulièrement l’Europe, les discours anti-Rrom sont véhiculés par un large éventail de partis politiques allant des tendances les plus populistes d’extrême-droite jusqu’à des secteurs du réformisme. Différents dirigeants politiques cherchent cyniquement à faire peser sur le dos des Rroms, et d’autres secteurs parmi les plus exploités et opprimés de la société, les frustrations et mécontentements populaires générés par la crise du capitalisme. Pour cela, ils se servent des médias et, notamment, du racisme d’État pour diffuser les préjugés les plus rétrogrades.

Parmi ceux-ci on en trouve de très anciens mais toujours « d’actualité » : les Rroms ne veulent pas travailler, ni « s’intégrer » ; il s’agit de profiteurs qui vivent de la tricherie et du vol et cela dès le plus jeune âge ; ils vivent de l’argent du contribuable à travers les allocations de l’État qui les accueille ; ce sont des « pauvres dangereux », ils n’ont rien à perdre, ils constituent une menace pour toute la société, etc.

Bien que tout cela puisse paraître très caricatural, c’est l’arrière-plan d’un discours qui vise, d’une part, à essentialiser la misère dans laquelle vivent actuellement les Rroms et, d’autre part, à criminaliser la pauvreté. Pour aller à l’encontre de ces discours nous revenons ici sur les conditions économiques et sociales dans lesquelles ce peuple a évolué en Europe. Celles-ci expliquent dans une grande mesure la situation actuelle d’extrême pauvreté et de sous-prolétarisation du peuple rrom, notamment après la chute des régimes staliniens en Europe centrale et de l’Est.

Esclavage et servage

Bien qu’il soit très difficile de déterminer le nombre exact de la population rrom sur la planète, on estime qu’actuellement ils seraient entre 12 et 15 millions. La plupart des Rroms vivent en Europe centrale et de l’Est, bien qu’ils soient aussi présents dans plusieurs pays européens comme l’Espagne. La Roumanie est le pays où l’on trouve le plus grand nombre de Rroms (entre 800000 et 1000000, près de 10% de la population totale). Ils sont aussi très nombreux en Bulgarie (8% de la population totale) et en Hongrie (5% de la population totale et principale minorité nationale).

Selon les hypothèses, les Rroms seraient un peuple originaire du sous-continent indien qui, pour des raisons peu claires, a entamé une migration vers l’Ouest, par des vagues successives, entre le VIIe et le Xe siècle. Dès le début du XIVe siècle, ils seraient arrivés en Europe par les Balkans en avançant vers la Pologne, la Slovaquie, la République tchèque, l’Autriche, l’Italie, la France, l’Allemagne, l’Espagne, les Pays-Bas, la Belgique et, vers le XVème siècle, ils iront jusqu’en Grande-Bretagne, aux pays nordiques et à la Russie. Cette dispersion géographique est l’une des explications de la diversité culturelle des groupes rroms.

À cette époque s’entame également un important processus de mise en esclavage de la population rrom, notamment dans les territoires de la Moldavie et de la Valachie (sud de la Roumanie actuelle). En effet, bien que ce processus ait sûrement commencé avant, à cette époque l’exploitation d’esclaves dans ces pays devenait de plus en plus centrale dans leur économie. Ainsi, comme explique l’auteur roumain Gabriel Troc dans une étude de 2002, la valeur des esclaves rroms « augmentait et ils ont été « importés » des régions voisines. Cela pourrait expliquer le grand nombre de la population rrom aujourd’hui en Roumanie. Comme Isabel Fonseca l’a démontré, du moment où les rroms ont été importés en masse, leur sort était scellé : « le terme tsigane n’évoquait plus un groupe ethnique venu d’ailleurs ou une race… Pour la première fois le terme faisait référence à une classe sociale : la caste des esclaves »« . Cette étude indique également qu’il est très probable que sous l’appellation « tsiganes » on ait regroupé d’autres populations qui avaient aussi été réduites en esclavage.

Cette situation poussait des familles rroms à fuir vers d’autres régions moins hostiles. C’est ainsi que plusieurs groupes de Rroms sont allés en Transylvanie, région qui appartenait alors à l’empire hongrois ; d’autres allaient plus loin encore vers l’Ouest. En effet, en Transylvanie, bien que les Rroms occupaient les positions sociales les plus marginalisées et subordonnées, ils n’étaient pas officiellement des esclaves.

Cependant, ne possédant pas de terre, dans les faits ils étaient complètement dépendants des aristocrates locaux qui les embauchaient temporairement et exerçaient parfois sur eux de vrais droits de maître. Le restant du temps, ils devaient se déplacer pour offrir aux paysans des biens artisanaux qu’ils fabriquaient, mais aussi des services ponctuels. Tout cela leur permettait de survivre.

Ainsi, ce « nomadisme » des Rroms était en grande partie le résultat, d’une part, de la fuite devant l’esclavage qui pesait sur eux dans certaines régions et, d’autre part, du besoin de trouver des moyens de survie face au manque de terres et à l’exclusion dont ils étaient victimes. C’est en ce sens que dans le cas des Rroms on peut parler plutôt d’un « nomadisme forcé ».

Entre prolétarisation précaire et assimilation forcée

La position sociale des Rroms était celle d’un groupe marginalisé, discriminé et victime de persécution. Nombre d’entre eux étaient réduits en esclavage ou en servage. Cependant, dans certaines régions, et à des périodes précises, des groupes de Rroms ont réussi à obtenir une relative reconnaissance sociale. C’est le cas de ceux qui habitaient en Hongrie entre les XVe et XVIIe siècles.

À cette époque, comme affirme une étude du ministère des affaires étrangères hongrois de 2004, « une partie des Tziganes obtint un rôle dans la société hongroise lors des guerres contre les conquérants turcs. Les préparatifs militaires constants et le manque d’artisans leur offrirent une possibilité de travail. Les travaux de fortification et de construction, la métallurgie, la fabrication et l’entretien d’armes, le commerce de chevaux, le travail du bois et le forgeage meilleur marché que ceux des artisans affiliés à une corporation, le service postal servirent non seulement de source de subsistance mais s’avérèrent aussi des activités importantes pour le pays. C’est pourquoi, à partir de l’ère des rois Sigismond (1387-1437) et Mathias (1458-1490) jusqu’au début du XVIIIe siècle certains groupes tziganes ont obtenu des privilèges. (…) Toutefois, après l’expulsion des Turcs, à la fin du XVIIe siècle, l’installation et l’immigration des agriculteurs, des éleveurs, des artisans et des commerçants rendirent superflue la plupart des activités des Tsiganes ».

Cette « intégration » à la structure économique du pays s’accompagnait cependant d’une politique d’assimilation forcée des Rroms à la société hongroise. Ainsi, il était interdit d’utiliser le terme « tsigane », il fallait parler plutôt de « nouveaux Hongrois ». Dans le même temps, on a interdit de parler la langue des Tsiganes ; les mariages entre Rroms étaient très limités et on est même allé jusqu’à retirer les enfants rroms à leurs parents pour les faire élever par des familles hongroises.

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’arrivée en Hongrie de nouveaux groupes de Rroms, venus des pays voisins et ayant conservé leur langue et culture, alimentait les préjugés non seulement parmi la population magyar majoritaire mais aussi parmi ces Rroms « assimilés ».

Ainsi, on se retrouvait avec une certaine diversité de populations rroms : « au début du XXe siècle, la répartition des Tziganes de Hongrie a pris forme. Le plus grand groupe, arrivé plus tôt et ayant perdu sa langue et sa culture, s’appelle « romungro », c’est-à-dire Tziganes-Hongrois, dont la majorité se distingue même à ce jour du reste des Tziganes. La majorité de l’autre groupe est venue des territoires roumains au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle. Ils parlent leur langue maternelle tzigane et, en raison de leur provenance, on les appelle « Tziganes valaques ». Il existe encore un troisième groupe peu nombreux qui sont les « Tziganes beás », installés surtout dans le sud-ouest de la Hongrie, parlant des dialectes archaïques de la langue roumaine » (idem).

Avec le développement du capitalisme en Europe centrale et de l’Est vers la fin du XIXe et début du XXe siècle, on constate dans plusieurs pays un début de prolétarisation des Rroms. L’ouverture de nouvelles industries, la construction de nouvelles infrastructures (routes, chemins de fer), mais aussi l’expansion de l’agriculture, permet à une partie des Rroms d’intégrer le processus économique.

Cependant, cette « intégration » se faisait dans les échelons les plus bas du processus. Analysant l’exemple d’un village en Transylvanie, l’auteur roumain déjà cité estime que « ces « opportunités » devraient être entendues juste comme « opportunités de survie ». (…) Les Rroms étaient considérés comme une main d’œuvre bon marché qui n’avait pas le droit de réclamer des salaires égaux à ceux des travailleurs non-rroms. Avant la Seconde Guerre Mondiale, un nombre important de Rroms étaient embauchés juste en échange de nourriture et de vêtements. (…) Certains d’entre eux, notamment les femmes, étaient embauchées pour travailler dans les maisons des Hongrois en tant qu’employées domestiques. Étant donné que les Rroms n’avaient pas de terres, ils étaient obligés d’accepter tout ce qui leur était proposé par la population majoritaire (…) Lorsqu’ils étaient embauchés pour faire des travaux domestiques ou dans l’agriculture, les Rroms avaient de fait un statut de serfs ».