Le roi blanc est un livre tellement réussi que ce serait tentant d’écrire seulement « lisez-le » et de m’arrêter là. Mais je vais quand même essayer d’argumenter.
Cette chronique a été publiée le 21 décembre sur le blog littéraire Passage à l’Est ! |
Deuxième roman de l’auteur hongrois György Dragomán, traduit dans une trentaine de langues, Le roi blanc est l’histoire racontée par lui-même de Dzsátá, un garçon de 11 ans. Dzsátá vit seul avec sa mère depuis le départ de son père « en voyage (…) au bord de la mer, dans un centre de recherche, pour une affaire urgente. » Supposé être absent juste une semaine, cela fait plus de six mois que le père est parti lorsque le livre débute, et en ce 17 avril, jour de l’anniversaire de mariage de ses parents, nous écoutons Dzsátá nous raconter comment il a fait la surprise à sa mère de lui offrir dès l’aube un beau bouquet de tulipes.
« … puis elle a lissé ses cheveux en arrière et a soupiré, c’est toi mon garçon ?, moi, je suis sorti sans rien dire et je me suis arrêté près de la table, et je lui ai dit que je voulais lui faire une surprise, et je lui ai demandé de ne pas m’en vouloir… »
La surprise tourne courte avec la visite menaçante de deux « collègues » du père, qui révèlent au lecteur ce que Dzsátá se refuse tout au long du livre à admettre : que le séjour de recherche d’une semaine du père est un euphémisme pour désigner le camp de travaux forcés du canal du Danube.
C’est ainsi, de la bouche d’adultes, que nous comprenons que le roman se déroule dans un pays et une époque fortement inspirés de la Roumanie des années 1980, et que nous comprenons aussi les défilés du premier mai, les queues interminables devant les magasins, la disparition de généraux sur les photos officielles, et d’autres détails qui émaillent le récit de Dzsátá. Pour lui, ces éléments font partie de son quotidien et sont présentés comme tels, et c’est justement cette capacité de l’auteur à maintenir de bout en bout l’illusion d’entendre un garçon de 11 ans nous racontant une vie qu’il conçoit comme normale (bien qu’il s’y passe parfois des choses inexplicables même pour lui) qui fait du roman un tel exploit (exploit qui est aussi celui de la traductrice Joëlle Dufeuilly).
C’est aussi un excellent point de vue pour saisir ce que vivre dans une société manipulatrice comme celle de la Roumanie à cette période signifiait, car Dzsátá nous relate son quotidien, celui d’un enfant parmi d’autres, avec l’école, les bêtises, les amis. Sauf que tout cela dépasse en gravité une simple Guerre des boutons, tant la violence est omniprésente, parfois de manière choquante. Il ne s’agit pas ouvertement de violence politique (même si la visite des collègues du père en est un exemple), mais d’une violence presque banalisée entre enfants, entre professeurs et enfants, adultes et enfants, comme si ceux qui la pratiquent avaient perdu l’habitude d’utiliser la moralité comme unité de mesure pour leurs actions.
A côté de la violence physique, la manipulation et l’intimidation sont aussi très présentes. Dzsátá tente de trouver son chemin parmi les discours des adultes autour de lui, comme s’il s’agissait d’un jeu d’échecs perpétuel dans lequel il doit deviner les arrière-pensées de ceux qui l’entourent, déchiffrer, avec ses repères d’enfant espiègle, leurs vrais objectifs politiques ou personnels. La violence, le mensonge, la triche, le dévoiement des valeurs : le chapitre « Soupape » est un excellent condensé parmi d’autres de ces thèmes qui traversent le roman.
« … et, quand je me suis levé, j’ai cru que je ne pourrais jamais décoller du banc, mais, finalement, j’ai réussi, car j’ai vu mes chaussures avancer sur le parquet, puis sur le ciment du couloir, j’ai remarqué qu’un de mes lacets était à moitié dénoué, à la fin, le bout du lacet s’est carrément retrouvé sous mon talon, mais je ne sentais rien… »
Le récit est déroulé à un rythme haletant, le rythme de Dzsátá, qui semble raconter tout ce qui lui passe par la tête – comme Emma dans Le bûcher mais une immédiateté et une urgence qui le différencient totalement de cet autre personnage créé par Dragomán. Mais si Dzsátá est un personnage bavard (bien qu’on ne sache pas pourquoi, pour qui ni avec combien de recul il est si bavard), Dragomán sait aussi user du silence pour donner encore plus d’épaisseur à cet enfant qui, ici, tente de gérer les conséquences émotionnelles de la menace qui pèse sur du père et, là, montre sa compréhension du système autour de lui et des manières de s’en accommoder.
« … alors je me suis tu et je n’ai même pas tenté de deviner où on allait, j’ai préféré compter les pas, arrivé à chaque coin de rue, j’énonçais en moi-même le nombre de pas jusqu’au coin suivant… »
Tout cela est tragique et il ne faut pas espérer une fin heureuse, mais pourtant ce n’est pas toujours le tragique qui domine. Là encore, le choix de faire d’un enfant le narrateur permet d’apporter de nombreuses touches absurdement comiques provenant du décalage entre le sérieux de certaines situations et leurs réponses d’enfants, et vice-versa : le chapitre où Dzsátá et son copain Szabi essaient de tomber malade est particulièrement drôle de ce point de vue.
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Tout cela est aidé par une traduction remarquable dans la justesse de ton et la fluidité de la narration non-stop de Dzsátá. En comparant avec la traduction anglaise que j’avais lue il y a plusieurs années, j’ai noté quelques différences intéressantes entre les deux textes. Dès le premier chapitre, par exemple, la version française contient quelques phrases où les pensées et les temporalités s’enchaînent sans coupure, alors que la version anglaise introduit un point final et un retour à la ligne pour la même phrase. Par curiosité, je suis allée voir l’original, auquel la version française semble plus fidèle de ce point de vue.
Une autre divergence, également importante, est que la version française donne quasiment tout le temps les noms de personnes dans l’original hongrois (une exception : Öcsi devient « Öcsi, son petit frère ») alors que la version anglaise met tout simplement « his kid brother » sans donner le surnom. Öcsi est le diminutif tiré de « öcs », nom commun pour désigner un frère cadet). Beaucoup de noms sont en fait des surnoms, que la version anglaise traduit : ainsi Csákány devient Pickaxe, le menacant Vasököl du chapitre « Soupape » devient Iron Fist.
Je sais que la question de la traduction des noms propres fait l’objet d’un débat parmi les praticiens, et pour ma part je préfère les lire dans la version d’origine pour la touche d’étrangeté qu’ils apportent, au risque d’y perdre un peu de la profondeur du texte (les notes de bas de page ou de fin de texte peuvent répondre à ce problème). Cependant j’ai posé la question à l’auteur lors de ma rencontre récente avec lui, et sa réponse était catégorique : il faut traduire les noms propres ! Dragomán lui-même tend cependant un peu un piège à tous ses traducteurs avec le nom de son personnage principal et son orthographe : écriture à la hongroise de son surnom d’enfance tiré d’un mot roumain, il surprend tant les hongrois que les roumains, et quant aux autres traducteurs, la version française opte pour Dzsátá, l’anglaise pour Djata (donnant ainsi une meilleure idée de la prononciation).
Le style, le personnage et l’histoire donnent beaucoup de raisons d’apprécier ce roman et je suis surprise que sa traduction française, sortie en 2009, ait laissé si peu de traces dans la blogosphère française (ce lecteur l’a aussi apprécié récemment). Mon autre surprise vient du choix de l’image de couverture représentant un beau village des collines, avec ses maisons en bois enfouies sous la neige et une église entourée d’arbres. C’est très pittoresque, très « paysage des Carpathes », et ça n’a rien à voir avec le contenu du roman ! De ce point de vue la couverture de ma version anglaise (il en existe plusieurs) est bien plus juste avec cet enfant un peu gauche et en plein mouvement, et cette pièce du jeu d’échec qui donne son titre au roman et dont je n’ai pas du tout parlé comme de beaucoup d’autres aspects du roman. Peut-être le plus simple serait finalement de juste dire « lisez-le ! ».
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