La Hongrie se jette à corps perdu dans la production de batteries pour véhicules électriques

La multiplication des usines asiatiques de batteries électriques en Hongrie suscite la méfiance et l’opposition des populations locales.

« Y a-t-il quelqu’un qui est responsable du fonctionnement de l’usine de batteries de Göd qui détruit l’environnement et qui a toléré son fonctionnement ? » C’est Ágnes Vadai, députée de la Coalition démocratique, le principal parti de l’opposition, qui a adressé cette question en octobre 2023 au Procureur général Péter Polt. Certains des 21 000 habitants inquiets de retombées environnementales et sanitaires à Göd, une ville située 25 kilomètres au nord de Budapest, sur la rive gauche du Danube, la posent également depuis longtemps, mais sans obtenir de réponses.

A l’orée de la ville, le long de l’autoroute, à peine séparée de quelques centaines de mètres des derniers lotissements d’habitations, se dresse le mastodonte. Une « giga-usine » comme on les appelle désormais en Europe, construite par le sud-coréen Samsung en 2018 et qui n’a cessé de s’étendre depuis. Les riverains, qui n’ont pas eu leur mot à dire dans son implantation, ne savent pas vraiment ce qu’il se passe dans les murs de ses immenses entrepôts, si ce n’est que l’on y produit des batteries pour véhicules électriques 24h/24 et six jours sur sept. Il se dit que l’usine, qui s’étend sur deux kilomètres de long, est la deuxième plus grande usine d’Europe de ce type, après celle de Tesla à Berlin.

Craintes sanitaires

Judit Hlavács, ex-conseillère municipale et membre de l’association « Pour Göd », résume : « Samsung ne communique pas. On ne sait rien de ce qu’il se passe à l’intérieur. Ni d’où provient leur lithium, ni où vont les déchets, ni quand la production a débuté exactement, ni le nombre d’unités de production ». L’on sait que plusieurs milliers de personnes y sont employées, six mille environ, majoritairement venues de loin : des Hongrois venant des régions plus pauvres du nord-est du pays et des minorités d’Ukraine et de Roumanie, des Ukrainiens, des Coréens, des Vietnamiens… Ils se relaient sur deux roulements de 12 heures. La plupart sont logés dans des foyers de travailleurs à Budapest et ne sont guère visibles dans la petite ville.

Judit Hlavács, ex-conseillère municipale et membre de l’association « Pour Göd ». @Corentin Léotard

Les riverains se plaignent du bruit et de l’odeur qui émane de la production des batteries. Mécontents des nuisances provoquées par l’usine et craignant des retombées sanitaires, les habitants ont élu un jeune maire d’opposition en 2019. Par mesure de rétorsion, dès l’année suivante, un décret gouvernemental a retiré sa zone industrielle à la commune, la privant des retombées fiscales de l’usine Samsung et de tout droit de regard sur ses activités.

Alimentée par le silence des autorités et de l’entreprise, la crainte s’est répandue dans la ville que Samsung ne rejette dans l’air, l’eau et le sol les nombreux produits chimiques toxiques utilisés dans la production des batteries lithium-ion. Des organisations non gouvernementales ont noté la présence dans les eaux souterraines de NMP (N-méthyl-2-pyrrolidone), nocif pour les fœtus et les capacités reproductives, sans toutefois apporter beaucoup de certitudes quant à la réalité des niveaux de pollution.

L’usine de Samsung, toute proche d’un lotissement. @Corentin Léotard

« Les règles de protection de l’environnement les plus strictes » s’appliquent aux usines de batteries en Hongrie, martèle le gouvernement. Ce n’est pas ce que constate le média d’investigation Átlátszó. Samsung fonctionne et ne cesse de s’agrandir depuis cinq ans sans permis environnemental. « L’autorité compétente a jugé à six reprises qu’une étude d’impact environnemental n’est pas nécessaire pour la gigafactory. Pour cette raison, les eaux souterraines, l’air, ainsi que les émissions sonores, ne sont pas surveillés », écrit Átlátszó.

Cause nationale

Samsung a ouvert la voie, aujourd’hui empruntée par nombre de sociétés, asiatiques pour la plupart, comme la coréenne SK ON à Komárom, Iváncsa et Acs. Sans qu’on l’ait vu venir, la Hongrie a eu un coup d’avance et est déjà un géant européen de la batterie électrique, en seconde position derrière l’Allemagne selon la capacité de production en GWh attendue de toutes les gigafactories annoncées d’ici 2031, selon Benchmark Mineral Intelligence. Au cours des six dernières années, quarante-sept investissements ont été annoncés dans ce domaine, pour un total de 7 000 milliards de HUF et des usines ont déjà été établies dans une vingtaine de localités en Hongrie.

Elles trouvent en Hongrie une main-d’œuvre qualifiée et bon marché, mais encore plus important, un environnement politique et fiscal des plus attractifs. Le gouvernement en fait une question vitale pour l’économie hongroise. Ces nouvelles usines vont permettre de maintenir l’industrie automobile qui fait vivre 300 000 familles en Hongrie, a avancé Viktor Orbán. « A quoi ressemblerait Győr sans Audi, Kecskemét sans Mercedes, ou Szentgotthárd sans Opel ? », a-t-il questionné.

La Hongrie déroule le tapis rouge sous la forme de généreuses subventions publiques et avantages fiscaux, auxquels la Commission européenne ne trouve rien à redire. Cette dernière a déterminé que la subvention de 89,6 millions d’euros accordée par la Hongrie à Samsung SDI est conforme aux règles de l’UE au motif que les retombées en matière de développement régional justifiaient les effets de la distorsion de concurrence causée par ces aides de l’État.

Les usines existantes et en projet. Source : 444.hu

Viktor Orbán, comme toujours, est en première ligne pour défendre la stratégie gouvernementale. Le 9 mars devant la Chambre de Commerce et d’Industrie, il a déclaré : « Nous devons absolument garder l’industrie automobile hongroise en Hongrie, même si entre-temps elle passe des carburants fossiles aux véhicules électriques, et les technologies de production nécessaires et les nouvelles lignes de production de pièces automobiles doivent être créées en Hongrie. Tout, depuis les batteries jusqu’aux transmissions. […] Ce n’est pas le pays du fer et de l’acier dont rêvait Rákosi [le dirigeant stalinien – ndlr], ce sont de véritables usines occidentales qui s’installent ici en Hongrie », a poursuivi Orbán.

Qui contesterait le bien-fondé de cette stratégie serait antipatriote. « Ceux qui protestent aujourd’hui contre l’installation d’usines de batteries électriques et de leurs fournisseurs en Hongrie mettent en danger des dizaines de milliers d’emplois et veulent s’assurer que ces emplois soient créés quelque part dans un autre pays ou dans d’autres pays », a taclé le ministre des Affaires étrangères et du Commerce extérieur, Péter Szijjarto. D’autres dans son gouvernement ont laissé entendre, que les détracteurs rouleraient pour les intérêts d’étrangers intéressés à accueillir ces investissements.

Fronde contre le géant CATL

L’annonce, à l’été 2022, de l’implantation d’une giga-usine du chinois CATL dans la périphérie de Debrecen a jeté la lumière sur cette tendance industrielle passée jusque-là sous le radar. Le projet est gigantesque : un investissement de 7,3 milliards d’euros avec à la clé la création de 9 000 emplois, « le plus gros investissement de l’histoire du pays » arraché par le gouvernement après deux années de haute lutte.

Ce qui devait n’être qu’un ennuyeux forum citoyen le 20 janvier 2023 a tourné à la foire d’empoigne à Mikepércs, la commune désignée pour accueillir le nouveau site industriel. Cinq cents personnes massées dans une salle communale ont invectivé les autorités locales épaulées de leurs ingénieurs en environnement, sous les yeux médusés des représentants chinois de l’entreprise. « Vous prenez les Hongrois pour des cons ? Ce n’est pas notre intérêt mais celui des étrangers et des Chinois ! Vous avez les poches pleines et toute l’élite politique peut quitter ce pays et s’envoler n’importe où dans dix ans, après avoir détruit l’air, la terre et l’eau de nos enfants ! », s’est par exemple insurgé un citoyen. « Traîtres ! », ont abondé les autres. Depuis lors, chaque annonce ou rumeur concernant l’arrivée d’une usine de production de batteries électriques provoque des tensions. Ce fut par exemple le cas lorsque des agriculteurs craignant la confiscation de leurs terres ont manifesté à Györ.

L’eau au cœur des débats

Pour ou contre ces implantations d’usines de batteries ? Selon un sondage commandé par la fondation écologiste hongroise Ökopolisz, les répondants se divisant sur des lignes partisanes : les pro-Fidesz sont plutôt pour, tous les autres sont plutôt contre. La gestion de l’eau est au cœur des débats. La production de batteries est très gourmande en eau. Selon diverses études indépendantes, l’usine CATL pourrait consommer autant d’eau par jour que l’ensemble des 200 000 habitants de Debrecen. Cela alors que l’Alföld, la Grande Plaine hongroise, est déjà pauvre en eau et soumise à des sécheresses estivales de plus en plus fréquentes. Greenpeace alerte : « D’ici 2070, les deux tiers du pays se transformeront en une steppe sèche impropre à produire de la nourriture ».

Cette frénésie industrielle a le mérite de remettre à l’ordre du jour la question environnementale, très peu présente en Hongrie ces dernières années. Sur le plan historique, le premier grand combat de l’opposition embryonnaire contre le parti unique, à la fin des années 80, avait été mené contre un plan de barrage hydroélectrique sur le Danube à Gabčíkovo (Tchécoslovaquie) et Nagymaros (Hongrie), puis contre le projet minier à Roșia Montană en Transylvanie roumaine. Plus récemment, une fronde s’est levée à Pécs, dans le sud du pays, contre l’installation d’un radar de l’OTAN et la réouverture d’une mine d’uranium, puis contre des projets d’aménagement des bords du Danube au niveau de Budapest, et contre la bétonisation et l’accaparement des berges du lac Balaton et du lac Fertő (ou de Neusiedl) à cheval avec l’Autriche.

Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.

Corentin Léotard

Rédacteur en chef du Courrier d'Europe centrale

Journaliste, correspondant basé à Budapest pour plusieurs journaux francophones (La Libre Belgique, Ouest France, Mediapart).