La cohabitation parfois tumultueuse entre déplacés et autochtones dans les Carpates ukrainiennes

Au pied des montagnes comme dans les Carpates, dans le sud-ouest de l’Ukraine, l’accueil des déplacés de guerre ne va pas sans tensions et sans incompréhensions entre les urbains et les paysans. Reportage.

Oblast de Transcarpatie, Ukraine – Nijnie Selichtche n’a, en apparence, pas grand-chose à cacher. Niché aux pieds des Carpates ukrainiennes, ce petit village reculé, posé le long d’une route aux mille nids de poule, respire le travail besogneux et la rugosité de la vie. Les modestes maisons aux murs décrépis, les vieilles Lada, les calèches et les bicyclettes branlantes qui déplacent les 3 000 âmes de l’endroit en témoignent. Devant la fromagerie, ou au détour d’un potager tout juste labouré comme il y en a des centaines ici, on croise au milieu des pruniers et autres abricotiers en fleurs des visages abîmés par le temps. Des bras qui pour beaucoup travaillent la terre depuis petit. De ceux qui ont vécu quarante ans mais qui en font aux moins dix de plus.

En temps de guerre, ces mains se sont faites solidaires. Au plus fort de l’exode, un demi-million de personnes se sont réfugiées dans cette région, la Transcarpatie, coincée à l’extrême-ouest de l’Ukraine frontalière de la Hongrie. Aujourd’hui, elles sont encore 400 000. A Nijnie Selichtche, ci et là on a accueilli des familles de déplacés de l’Est du pays, on a donné les produits de son jardin, on a aidé aux évacuations, fait acheminer de l’aide ou transformé un restaurant en cantine solidaire. Mais derrière la mobilisation visible et les bras tendus, à l’abri des murs épais du foyer autochtone, on raconte autre chose. Car dès les premières semaines, des ressentiments et une forme de lassitude ont émergé chez certains à Nijnie Selichtche et dans d’autres recoins de la conservatrice et rurale Transcarpatie.

 

Le village de Nijnie Selichtche est établi le long d’une bande de goudron tapissée de nids de poules, aux pieds des Carpates ukrainiennes, en Transcarpatie. Photo : Augustin Campos.

 

Ici, au plus fort de la guerre provoquée par l’invasion de la Russie, il y avait plus de 1000 réfugiés, pour 3000 habitants. Photo : Augustin Campos.

 

L’Ukraine des villes rencontre l’Ukraine des champs

Dans les Carpates, l’Ukraine des villes et l’Ukraine des champs se sont entrechoquées. Ceux de la digitalisation et du travail manuel mal rémunéré, surtout. Des modes de vie très éloignés parfois, et des inégalités criantes, qui ont contribué à créer de l’incompréhension. « Moi ce que j’ai vu, c’est une sorte de choc culturel entre certains habitants du village et des déplacés, qui viennent de mondes très différents », témoignage Inna Prygary, jeune habitante du village qui tient le restaurant transformé en cantine solidaire depuis le début de la guerre. Dans cette région densément peuplée, le travail agricole dans les potagers vivriers est encore très présent. Il suffit d’observer le bal des semailles de pommes de terre et autres maïs partout dans le village lorsque la pluie a cessé.

Dans les Carpates ukrainiennes, le rôle clé de l’agriculture vivrière dans l’accueil des déplacés

Quand elles ne sont pas dans les champs, les hommes et femmes à tout faire du village s’en vont par centaines chaque année durant plusieurs mois en République tchèque, en Slovaquie ou en Pologne – comme des milliers d’habitants des Carpates – où les salaires sont bien meilleurs. Pour ceux qui restent, les usines de textile, de chaussures ou de pièces automobiles de la ville de Khoust, à une demi-heure d’ici, offrent rarement plus de 150 euros par mois.

C’est ce que gagne Sviatoslava Kustyna, jeune mère de deux enfants qui travaille au jardin d’enfants du village, et, depuis plus de trois mois, s’occupe des réfugiés hébergés là-bas. « C’est très difficile de vivre avec un salaire si bas, et quand je vois ces belles voitures à 40 000 dollars garées devant le jardin d’enfants, je me demande comment les déplacés peuvent se payer ça », s’énerve cette femme de trente ans à la peau pale et aux longs cheveux noirs.

 

Devant le jardin d’enfants qui a accueilli plus de 100 déplacés au plus fort de la guerre, les adultes tardent à rentrer. Photo : Augustin Campos.

 

« On ne comprend pas pourquoi ils ne veulent pas travailler »

Dans la maison encore dépourvue de crépi qu’ils ont construit quatre années durant avec son mari, la petite famille réunie autour d’un plat de choux marinés et de saucisses de cochon faites maison se sent lésée. « On ne comprend pas pourquoi ils ne veulent pas travailler ou aider, pourquoi ils sont assis toute la journée alors que nous faisons tout pour eux », dénonce Sviatoslava Kustyna. A ses côtés, son mari, Ivan Kustyna, opine du chef. Cet homme de trente-six ans à la dentition abîmée quitte le foyer une dizaine de jours par mois pour aller livrer des marchandises au nord de l’Italie. C’est son salaire qui permet à cette famille pieuse de vivre correctement, « d’aller au ski trois jours par an » et de se déplacer dans une Citroën AX trentenaire.

 

« Ici il y a partout des champs à cultiver, mais les déplacés ne veulent pas se salir les mains ».

Vassilyna Kustyna

« Nos vies ne sont pas les mêmes, ils sont très différents de nous et on ne se comprend pas », résume sa femme. La famille vient à peine de terminer le premier jour de semis, un rituel qu’elle répète chaque année, pour se nourrir. Pour eux comme pour d’autres ici, le travail est manuel et physique. La digitalisation et les emplois à distance venus des villes, que certains déplacés exercent ici, c’est autre chose.

 

Du haut de ses 85 ans, Danilo Hrychko, ancien garde-parc et conducteur d’engins, s’inquiète du potentiel manque de vivres avec l’arrivée massive de déplacés. Photo : Augustin Campos.

« Ici il y en a partout des champs à cultiver, mais les déplacés ne veulent pas se salir les mains, ils ne viennent pas des champs, poursuit la mère d’Ivan, Vassilyna Kustyna, retraitée de 65 ans. Moi je n’ai jamais arrêté de travailler, mais si je ne cultive pas notre potager, qu’est-ce qu’on va manger ? », interroge cette ancienne économiste au sein d’une mairie à trente km d’ici, qui perçoit une retraite de 75 euros par mois. Croisé un peu plus loin, Danilo Hrychko, un ancien garde-parc de 85 ans, qui a aussi été conducteur d’engins, est catégorique : « Ils doivent apprendre à travailler dans les champs, comme tout le monde ici, sinon on n’aura pas assez à manger, car c’est la guerre ». Le vieil homme élégamment vêtu d’un béret, d’un col en V et d’une chemise, mime en même temps une mitraillette en train de tirer.

 

« On s’ennuie terriblement ici ».

Lioudmyla et Oleksandr

A quelques dizaines de mètres de là, dans l’herbe verdoyante du jardin d’enfants, des familles de déplacés profitent des rayons de soleil, téléphonent à leurs proches ou, comme Lioudmyla et Oleksandr, tirent mécaniquement dans leurs cigarettes électroniques en attendant que le temps passe. « On s’ennuie terriblement ici », dit ce couple aisé, arrivé il y a plus de deux mois de Kharkiv, la grande ville de l’Est du pays, où ils tenaient un garage qui tournait à plein régime. D’autres, comme Lena, youtubeuse en devenir, « très surprise par la foi omniprésente des habitants du village », travaillent huit heures par jour sur leur ordinateur, tandis que sa fille aide régulièrement dans la cantine solidaire. Natasha, venue ici avec sa fille et sa mère, ex-employée dans un magasin de vêtements à Kiev, cherche du travail. Sans succès jusqu’à maintenant. A l’évocation du travail agricole, beaucoup répondent qu’ils ne « connaissent rien à l’agriculture ».

 

Pylypets, plus haut dans la montagne

Dans les montagnes aussi, le choc des mondes et les inégalités ont créé des tensions. Dans la commune de Pylypets encadrée par des forêts de conifères à perte de vue, perchée à plus de 600 mètres d’altitude au milieu des Carpates, le centre d’aide humanitaire installé dans l’ancienne maison de la culture n’a pas toujours été aussi paisible qu’aujourd’hui. Géré par des trentenaires branchés de Kiev qui se sont réfugiés ici dès les premiers jours de la guerre, il nourrissait encore il y a quelques semaines autour de huit cents personnes, dont une partie est aujourd’hui rentrée chez elle. Parmi elles, des familles autochtones désargentées. « Plusieurs habitants d’ici, qui ont eux-mêmes besoin d’aide car ils n’ont que très peu de ressources, se sont plaints, et ne comprenaient pas pourquoi des gens en apparence riches venaient demander de la nourriture avec leurs grosses voitures », explique Dmytro, l’un des volontaires qui organise l’aide humanitaire.

 

« Vous dites que vous n’avez pas assez de nourriture mais on voit des camions remplis arriver ».

Un déplacé

Devant l’ancienne maison de la culture, le premier mois, un grand nombre de gros 4×4 de marque allemande occupaient les places de parking improvisées. Parmi ces familles de déplacés, certaines vivent dans les hôtels de ce village touristique et continuent de travailler à distance, aujourd’hui encore. « On donnait énormément de nourriture, trop par rapport au rythme où nous étions approvisionnés », se souvient Dmytro. Le centre a dû revoir son organisation. « Désormais on n’envoie la nourriture que dans les espaces aménagés en cantine pour les déplacés, et ainsi on est sûrs que ceux qui vont manger là-bas sont principalement ceux qui en ont vraiment besoin », explique ce trentenaire qui, lorsqu’il ne court pas entre les stocks de sucre, de couches pour bébés et de pâtes, travaille sur son ordinateur pour une multinationale qui commercialise du thé.

« Après ça on a eu des plaintes de gens plutôt aisés qui nous ont interpellé : « vous dites que vous n’avez pas assez de nourriture mais on voit des camions remplis arriver, alors pourquoi vous nous mentez ? », c’était difficile de leur expliquer cette décision », raconte Dmytro, qui a dû apaiser les tensions autour de la distribution de l’aide depuis le début de la guerre, alors que l’approvisionnement n’a cessé de fondre depuis de nombreuses semaines.

 

Devant le centre de distribution d’aide humanitaire du village de Pylypets. Photo : Augustin Campos.

 

Photo : Augustin Campos.

 

Originaire de Kiev, Dmytro s’est refugié à Pylypets, dans les Carpates, les premiers jours de la guerre. Photo : Augustin Campos.

 

Des planqués en Transcarpatie ?

A Pylypets comme ailleurs dans les montagnes des Carpates, où les villages sont souvent isolés, les difficultés se sont aussi concentrées autour de l’accueil des hommes déplacés. « Des hommes du coin qui tenaient des hébergements touristiques ont été mobilisés par l’armée, tandis que les hommes déplacés qui y dormaient n’étaient pas appelés », raconte le maire de la commune, Vitaly Perenets. De nombreuses familles de la commune s’en sont plaint. « La raison principale à cela, c’est que ce n’était pas organisé. Mais désormais, chaque homme qui arrive dans la région doit immédiatement s’enregistrer auprès de l’administration militaire afin qu’elle sache où il se trouve », assure l’édile. Mais selon certains locaux, l’amertume et l’incompréhension seraient en réalité encore bien vives parmi les 7 500 habitants de cette commune.

 

« Pourquoi les nôtres doivent-ils aller combattre dans leur région ? »

Vassilyna Kustyna

Aux pieds des montagnes, à Nijnie Selichtche, certains ne digèrent toujours pas de voir leurs hommes envoyés au front, tandis que d’autres viennent se réfugier ici, et, selon les bruissements du village, s’y cacher. « Pourquoi les nôtres doivent-ils aller combattre dans leur région alors qu’il y a des hommes réfugiés de là-bas réfugiés ici ? », se demande, désemparée, Vassilyna Kustyna, dont le gendre a été envoyé il y a quelques jours à l’Est, lors d’une énième vague de mobilisation qui a embarqué 500 hommes de l’oblast de Khoust, selon la famille.

Sans expérience militaire, cet employé municipal de quarante ans s’était engagé dans la défense territoriale locale. Sans savoir qu’il allait être mobilisé à l’Est. Selon Inna Prygary, la restauratrice, deux villages des Carpates – à sa connaissance – refusent désormais purement et simplement d’accueillir les hommes venus d’autres régions. Signe que, malgré l’immense élan de solidarité qui partout en Ukraine et dans les Carpates s’est manifesté avec force, la guerre a aussi amené son lot d’incompréhension et d’inégalités face au malheur. Et rappelé combien l’équilibre déjà fragile de la société ukrainienne peut être mis à mal en temps de guerre.

Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.

 

Augustin Campos

Journaliste indépendant.