Jésus au Cachemire et Budapest au Pakistan

Le 12 février 1938 peu avant 9h30, une foule de personnes extravagantes s’est réunie dans la villa. Parmi celles-ci, on peut apercevoir le célèbre orientaliste Gyula Germanus la tête ornée d’un fez… Découvrez la suite de cette histoire racontée par Vincent Baumgartner sur ce nouveau blog hébergé par Le Courrier d’Europe centrale.

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Je passe quasiment tous les jours devant la villa qui se trouvent au 71 de la route Thököly. Celle-ci ne paye pas de mine à côté des somptueux édifices du quartier de Zugló ; pourtant, son passé nous fera voyager de Budapest au Pakistan à la découverte d’un mystérieux courant réformiste de l’Islam qui professe, entre autre, que Jésus serait en réalité mort de causes naturelles à Srinagar au Cachemire.

Le 12 février 1938 peu avant 9h30, une foule de personnes extravagantes s’est réunie dans la villa. Parmi celles-ci, on peut apercevoir le célèbre orientaliste Gyula Germanus la tête ornée d’un fez, le peintre et orientaliste autodidacte à la barbe abondante Ferenc Zajti ou encore Ahmed Gol Aga, un Iranien qui possédait une pâtisserie rue Hernád. Ces curieux personnages se sont réunis ici pour célébrer l’Aïd al-Adha, la « fête du sacrifice » à l’initiative de Ayaz Khan et d’Ibrahim Nassir, deux missionnaires venus de la ville de Qadian dans le Pendjab indien. La presse hongroise de l’époque se passionne pour ces deux personnages en habits traditionnels et à la tête coiffée d’un turban, mais est également perplexe car les Musulmans de Hongrie bien que n’étant que 250-300 étaient divisées en trois communautés. Pour mieux comprendre la situation, laissons Gyula Germanus nous donner plus de précisions (source : 8 Órai Ujság, février 1938) :

  • Husein Hilmi Durić est l’imam des mahométans de nationalité hongroise et est lui même citoyen hongrois. Cette communauté est principalement composée de Bosniaques vivants en Hongrie et qui ont, selon la loi, le droit de suivre Husein Hilmi qui est lui-même Bosniaque.
  • Abdul-Latif, est arrivé en 1909 en Hongrie à l’inivation du gouvernement hongrois pour devenir l’imam des musulmans de nationalités étrangères. Il avait surtout beaucoup de fidèles durant la guerre dont les soldats turcs et persants combattant en Hongrie.
  • Mohamed Ibrahim Nasir est le représentant de la secte Ahmaddie qui est en Hongrie en tant que missionnaire. Il a, paraît-il, réussi à convertir cinquante personnes à la foi mahométane.

La création d’une communauté ahmadie* budapestoise est l’œuvre d’Ahmed Ayaz Khan, un curieux jeune homme de 26 ans arrivé à Budapest en 1936 dans le but de trouver de nouveaux disciples. Le missionnaire est arrivé à un moment propice où les Hongrois se passionnent pour le monde musulman et l’Inde, et son look – turban et habits traditionnels – nourrisent l’intérêt du public. Il bénéficie dès son arrivée d’un intérêt de la presse qui lui consacre de long articles et dont il profite habilement. Ayaz Khan n’hésite pas à prêcher dans la rue et le Pesti Napló écrit qu’en une année plus de 100 Hongrois se sont convertis à l’Ahmadisme. Ambitieux, Ayaz Khan veut faire de Budapest le « centre européen de l’Islam ahmadi » et se prend de plus en plus de passion pour la Hongrie. Ayaz Khan est rejoint en 1937 par Ibrahim Nassir puis est rappelé par les autorités ahmadies qui ont d’autres missions à lui confier. Nassir continue avec succès le travail d’Ayaz et le Kis Újság de juin 1938 rapporte qu’il a réussi à convertir 387 personnes en une année.

La disparition de l’ahmadisme hongrois a été aussi abrupte que fulgurante. La presse cesse de s’y intéresser, les journalistes étant plus occupés par le contexte géopolitique et plus aucun article n’est publié après 1938. L’ahmadisme fini par disparaître de Hongrie dans les tumultes de la Deuxième guerre mondiale. Depuis le début des années 2000, une petite communauté ahmadie s’est formée mais ne compte qu’un nombre très restreint de membres.

Revenons un peu à Ahmed Ayaz Khan, qui mérite encore quelques lignes. Après avoir quitté la Hongrie, il a travaillé en Tchécoslovaquie et en Pologne mais, comme il le dit lui-même, il ne « cesse de penser à la Hongrie ». En 1939, il publie un livre en ourdou dans lequel il dénonce l’injustice du traité de Trianon et adopte les thèses du touranisme hongrois, un concept qui associe les Hongrois à presque tous les peuples vivants entre Budapest et Tokyo au gré des intérêts géopolitiques. Le nom d’Ayaz Khan réapparaît au début des années 1960 lorsque des journaux d’émigrés hongrois ayant fui le communisme s’intéressent à lui. Le Szabad Magyarság rapporte en 1961 qu’il a fondé l’« Organisation des Amis Pakistanais de la Hongrie » dont le mot d’ordre est : « Nous croyons en un Dieu, Nous croyons en la justice éternelle d’Allah, Nous croyons en la résurrection de la Hongrie et du Cachemire ! ». En 1966, c’est le directeur de l’entreprise de commerce Trans-Elektro qui raconte qu’alors qu’il se trouvait dans la ville pakistanaise de Rawalpindi il a été contacté par Ayaz Khan. Il rend dans les colonnes de Népszabasád avoir été sidéré d’apprende que le fils d’Ayaz Khan s’appelle Csaba József, qui son entreprise portait le nom de « Tiszta Magyar Corporation » et qu’il avait fièrement baptisé sa demeure « villa-Budapest ».

* Qu’est-ce qu’est l’Ahmadisme ?

Dans l’Inde Britannique de la fin du XIX siècle, un notable de la ville de Qadian se déclare mahdi (guide) et appelle à restaurer la pureté de l’Islam, une tâche qui lui aurait été confiée par Allah. Les Ahmadis accordent une place privilégiée aux saints dont Jésus qui, selon leur croyance ne serait pas mort mais simplement évanoui. Après avoir repris connaissance, Jésus aurait voyagé jusqu’au Cachemire où il serait mort de causes naturelles. Les Ahmadis considèrent le sanctuaire de Roza Bal à Srinagar dans Cachemire indien comme étant la sépulture de Jésus. Très prosélytes, les Ahmadis envoyèrent de nombreux missionnaires de par le monde et ils reçurent un assez bon accueil dans une Europe centrale plutôt ouverte à l’islam dans les années 1930.

Vincent Baumgartner

Après avoir bourlingué entre la Suisse, l'Iran et la Hongrie, Vincent Baumgartner s'est établi à Budapest en juin 2018 et travaille pour une ambassade. Passionné par l'histoire locale, l'architecture et l'urbanisme, il a créé "Budapest Téglái" qui vise à documenter les graffiti anciens gravés dans les briques et "Buildings Tell Tales" qui à pour but de faire découvrir Budapest et d'autres villes d'Europe centrale sous un angle différent.