Ihar Loban : « Nous devons rassembler des preuves de torture au Bélarus »

Ihar Loban, ancien policier à Grodno au Bélarus, s’est réfugié en Pologne, où il prépare l’après-Loukachenko. Avec le réseau d’enquêteurs BYPOL, il documente les atteintes aux droits de l’Homme commises par le régime de Minsk. Pour que justice puise être rendue…le jour venu. Entretien.

Article publié en coopération avec la Heinrich-Böll-Stiftung Paris, France.

Propos rapportés par Hélène Bienvenu et Patrice Senécal

En octobre 2020, Le Courrier d’Europe centrale avait rencontré Ihar Loban, un citoyen bélarusse qui venait fraîchement d’arriver en Pologne avec sa petite famille et résidait dans le centre pour demandeurs d’asile de Biała Podlaska, à l’est de la Pologne. Jusque fin août 2020, le trentenaire était encore un inspecteur de la police criminelle haut placé à Grodno, chargé d’enquêtes en matière de pornographie infantile, de trafic de drogue ou de piratage informatique. Face à la violence du régime, il décide de faire défection et embarque presque aussitôt avec sa famille pour la Pologne, à la faveur d’un visa humanitaire. « En 2009, j’avais prêté serment pour protéger la population. Toute cette violence en août, c’en était trop », expliquait celui qui n’avait jamais particulièrement apprécié Loukachenko, mais qui « n’avait jamais pensé que ce régime pouvait en arriver à des choses aussi horribles ».

À vrai dire, on lui avait déjà demandé de témoigner contre Sergueï Tikhanovski, le vidéo-blogueur coqueluche des élections présidentielles, arrêté fin mai à Grodno, toujours sous les verrous. « Je me suis dédouané en prétextant avoir un peu trop bu, non sans éveiller quelques soupçons », dévoilait l’ancien fonctionnaire. Le Courrier d’Europe centrale est retourné voir Ihar Loban à la fin du mois de juin pour l’interroger sur le fonctionnement de BYPOL, un réseau d’enquêteurs qu’il a été un des premiers à rejoindre. Ses membres les plus actifs sont basés physiquement en Pologne et BYPOL dispose d’informateurs à travers le pays au Bélarus. L’organisation s’est fait connaître du grand public à la faveur de divers scandales qu’il a pu faire fuiter et s’acharne à documenter les crimes du régime de Loukachenko pour que justice soit faite en temps donné. Rien d’étonnant donc à ce que Ihar Loban figure sur la liste des terroristes du Bélarus depuis avril, au même titre que les opposants Sviatlana Tsikhanovskaïa ou Pavel Latuchko.

Ihar Loban, ancien inspecteur de la police criminelle au Bélarus, documente depuis qu’il est réfugié en Pologne les exactions commises par le régime de Loukachenko. Photo : Hélène Bienvenu.

Le Courrier d’Europe centrale : Quel est votre but à BYPOL ?

Ihar Loban : mon but à moi, personnellement, c’est de rentrer à la maison. Et pour se faire, il faut que Loukachenko s’en aille. Pour que le droit puisse régner au Bélarus. Si des élections libres ont lieu, alors tout rentrera dans l’ordre. Mais bien sûr, nous devons également rassembler des preuves de torture pour les transmettre à la justice. Pour que ceux qui ont torturé ou tué puissent être condamnés. Il va falloir réformer la justice, le parquet, la police… et ce sera bien du travail.

Avez-vous déjà suffisamment accumulé de preuves pour faire condamner des actes de torture ou des crimes à l’avenir ?

Nous n’avons pas encore tout ce qu’il nous faudrait car c’est évidemment compliqué d’agir à distance, en n’étant pas un organe étatique. Mais le plus gros a été fait dans le sens où des gens se sont déjà adressés à nous et nous ont dit : oui, de tels actes se sont produits. Ce genre d’information est susceptible de disparaître à mesure que le temps passe. Nous avons initié un site Internet qui permet à une victime ou un témoin de nous écrire ; nous recueillons et nous vérifions ensuite l’information. Le jour où il y aura un tribunal ad hoc, nous pourrons remettre tous les documents que nos possédons, mais ce tribunal n’existe pas encore. Ce sont les politiciens de l’opposition qui sont au fait des discussions à La Haye, nous ne sommes pas juristes mais nous sommes ouverts à toute collaboration.

« À ma connaissance, personne de notre réseau n’a été arrêté à ce jour ».

Votre réseau est-il hiérarchisé ?

Il n’y a pas de dirigeant chez nous, parce que si la personne en question « tombe », l’organisation ne survivrait pas.

Comment faites-vous pour recevoir et révéler des informations ?

Telegram est une plateforme importante pour nous, mais on utilise d’autres canaux d’informations que je ne peux pas révéler pour des raisons de sécurité. On a notre réseau d’informateurs au Bélarus dans tous les services de sécurité de l’Etat. Mais notre collaboration est de plus en plus ardue.

Photo : Hélène Bienvenu.

Comment pouvez-vous assurer que vos sources ne soient pas inquiétées par le régime ?

À ma connaissance, personne de notre réseau n’a été arrêté à ce jour. Tant que nos sources, en particulier les personnes qui collaborent avec nous au sein des organes de sécurité, ne sont pas identifiables, elles sont en sécurité. La confidentialité est la clé de leur sécurité. Mais effectivement, il y a peu, un canal Telegram a révélé que l’armée était sur le point d’étouffer une manifestation et une personne a reçu une peine de 18 ans de prison. Quand le public nous envoie des documents, à BYPOL, nous en dissimulons les détails sensibles, comme la provenance mais le canal Telegram que j’évoque n’avait pas pris les précautions nécessaires.

Mais c’est vrai que depuis que moi-même et certains de nos membres sont listés terroristes [et que le canal Telegram de BYPOL est lui considéré comme extrémiste depuis avril 2021 par le tribunal de Gomel, ce qui rend toute personne repostant son contenu condamnable à une peine de prison, NDLR], les gens ont peur, et c’est vraiment compliqué. Il y a quelques semaines, j’ai discuté avec une journaliste basée à Minsk dans le cadre d’une émission pour Belsat. Deux policiers qui avaient démissionné en septembre à Minsk faisaient partie du panel. Le lendemain, les deux ex-fonctionnaires étaient arrêtés. Ils ont cherché à arrêter la journaliste également mais elle avait fui en Ukraine… C’est un vrai massacre au Bélarus en ce moment.

Lire En Pologne, une diaspora bélarusse entre renaissance et espoir de changement et A la frontière bélarusse, des dissidents exilés abattus

Où en est-on du côté démissions dans les organes de sécurité au Bélarus ?

Juste après les élections, les gens ont quitté les organes de sécurité de manière ostentatoire, ils en parlaient autour d’eux, puis le régime s’est mis en quête de les poursuivre, et les gens qui mettent fin à leur contrat ne le révèlent plus publiquement. Mais les autorités peinent à recruter dans les rangs de la milice : il manque presqu’un milicien sur cinq. Et cela risque de se prolonger encore longtemps : les miliciens sont considérés comme des criminels par l’opinion publique. 

Quels sont vos plus grands succès à BYPOL ?

L’un d’entre eux, c’est en janvier quand nous avons révélé les conversations de l’adjoint avec le ministre de l’Intérieur, alors qu’il suggérait la création de camps de concentration destinés aux manifestants, ça a été une vraie bombe.((https://www.rferl.org/a/leaked-belarusian-audio-points-to-plan-for-barbed-wire-bound-camp-for-protesters/31052734.html)) Il y a une autre affaire dont nous sommes fiers. Les autorités bélarusses voulaient feinter un attentat : provoquer au moins deux explosions, le 25 mars, et en accuser des manifestants. Et nous avons révélé leurs plans, en prévenant le public. Au bout de quelques jours, les autorités nous ont accusés d’avoir voulu organiser lesdits attentats, c’est en tout cas comme cela qu’ils nous ont présentés à la télévision. Mais pour nous l’important, c’est que ces attentats aient été déjoués et qu’aucune victime n’ait été à déplorer. De plus, nos spécialistes qui ont regardé l’émission de télévision où nous étions accusés de fomenter les attentats nous ont assuré que de telles bombes n’auraient jamais été en mesure d’exploser !

« Interpol a juré de ne pas collaborer sur des dossiers politiques avec le Bélarus, mais qui sait… je pourrais bien être arrêté à l’étranger ».

N’avez-vous pas peur pour votre sécurité en Pologne depuis que l’on sait que les opposants au régime de Loukachenko peuvent être ciblés comme dans le cas de Roman Protassevitch, dont l’avion a été détourné, ou de Vitaly Chichov, retrouvé pendu à Kiev ?

Je ne pense pas que les autorités bélarusses pourraient venir jusqu’à moi, mais s’ils collaborent avec la Russie, rien ne semble impossible, notamment parce que la Russie dispose de bien plus d’espions que le Bélarus. J’espère pour le mieux en ce qui me concerne, mais je ne peux rien exclure évidemment. Par ailleurs, j’ai reçu de l’aide subsidiaire en Pologne, pas le statut de réfugié. J’ai donc toujours mon passeport bélarusse, ce qui n’est pas dénué de risque, car Interpol collabore avec le Bélarus. Interpol a juré de ne pas collaborer sur des dossiers politiques avec le Bélarus, mais qui sait… je pourrais bien être arrêté à l’étranger. Donc j’évite de voyager.

Écouter notre émission Où va le Bélarus ? À l’Est du nouveau #1

Comment vous sentez-vous personnellement après ces premiers huit mois en Pologne ?

D’abord, la Pologne est proche culturellement du Bélarus, donc sur ce plan-là il n’y a aucun problème, surtout qu’au Bélarus j’habitais à 30 km de la frontière, à Grodno… En revanche, on a rencontré quelques difficultés à trouver un appartement à louer en tant qu’étranger. Nous avons dû nous loger trois mois dans une auberge jeunesse à quatre dans une seule chambre. Et nous changeons régulièrement d’appartement dans le même quartier pour des raisons de sécurité, nous en sommes à notre troisième appartement en sept mois. Les enfants n’ont aucun problème d’adaptation, mon fils a un an et ma fille de quatre ans parle déjà polonais, elle va à la crèche dans notre quartier. L’intégration a été facile, ma femme aussi parle polonais. Quand on est parti, on n’avait pas le luxe de choisir où atterrir, j’avais un visa polonais donc suis parti au plus vite, en Pologne donc.

Il y a un an auriez-vous pu vous imaginer ici en Pologne, membre de BYPOL ?

Non, ma vie a radicalement changé ! Je n’étais pas actif en politique au Bélarus, car c’était impossible, il y a plus d’un an, cela n’aurait rien donné. En mai, la campagne pour les présidentielles a commencé et tout a changé. J’ai eu le sentiment de pouvoir changer les choses. Tout finira par changer au Bélarus, la question c’est de savoir quand. Dans l’immédiat Loukachenko étouffe toute rébellion, mais cela ne pourra pas durer éternellement. De manière générale, jusqu’à l’an dernier, les gens ne voyaient pas de perspective, ce qui explique qu’ils n’aient pas été actifs. Le coronavirus a aussi changé la donne, Loukachenko a nié la dangerosité du virus alors que les Bélarusses ont déploré des victimes proches, ils ont vu l’hyperactivité dans les cimetières… Les gens se sont rendu compte que si Loukachenko mentait dans ce domaine, alors il pourrait bien mentir sur d’autres questions. À cela s’ajoute la mauvaise situation économique, qui ne fait qu’empirer alors que la télévision dit que tout va bien. Il s’agit d’un réveil collectif de la nation. Beaucoup de facteurs se sont multipliés sur un temps court.

Hélène Bienvenu

Journaliste

Après avoir correspondu depuis Budapest de 2011 à 2018 pour de nombreux médias (dont La Croix et le New York Times), Hélène est retournée à ses premières amours centre-européennes, en Pologne. Elle correspond désormais, depuis Varsovie, pour Le Figaro et Mediapart, entre autres.