Fédir Sándor, le « professeur des tranchées » en Ukraine et ses soutiens à Budapest

A rebours de leur gouvernement qui refuse toute aide militaire à l’Ukraine, des Hongrois acheminent du matériel pour aider les soldats des unités de Transcarpatie et l’illustre soldat ukraino-magyar Fédir Sándor, futur ambassadeur d’Ukraine à Budapest.

Budapest (Hongrie) / Berehove (Ukraine) – Le cliché a fait le tour des médias indépendants en Hongrie. On y voit un soldat dans une tranchée, en treillis militaire, fusil automatique en bandoulière, penché sur un cahier et téléphone en main pour filmer. Fédir Sándor est en train de donner un cours à ses étudiants de l’Université d’Oujhorod depuis le front dans le Donbass, avec la canonnade en bruit de fond. Le « professeur des tranchées », comme l’ont rapidement surnommé les médias, a troqué son costume de directeur du département de sociologie pour revêtir l’uniforme du 68e bataillon de chasseurs d’Ivano-Frankivsk, engagé volontaire au premier jour de l’invasion russe à l’hiver 2022. Son bataillon s’est illustré lors de la grande contre-offensive de septembre 2022 en reprenant plusieurs localités de la région de Kharkiv. Laci, Áron et Bars, les surnoms de soldats magyars, ont même été les premiers à entrer pour libérer la localité d’Ambarne.

Pour compléter les bribes de son histoire véhiculées dans la presse hongroise, Fédir Sándor nous écrit quelques mots sur Messenger, depuis Vilniansk, à l’est de Zaporijjia, sur le front sud. Né en 1975 à Oujgorod, la capitale de l’Oblast de Transcarpatie, en Ukraine occidentale,il cultive comme beaucoup d’habitants de la région, une identité multiple : l’ukrainien est sa langue maternelle, mais il est aussi magyarophone. « Mon père est hongrois. Sa famille a quitté la ville de Vác pour s’installer en Transcarpatie – Kárpátalja – au 19ème siècle », dans ce qui était alors une contrée orientale du royaume de Hongrie. « Il y a 2 ans, j’ai fait un test ADN qui a confirmé mes racines hongroises », nous écrit-il. Il est un « pur » produit du multiculturalisme de la région de Transcarpatie, tour à tour austro-hongroise jusqu’à la première Guerre mondiale, tchécoslovaque dans l’entre-deux guerres, soviétique, puis ukrainienne à partir de 1991.

A droite, Fédir Sándor, engagé volontaire ukraino-magyar.
Réseau de soutien

En Hongrie, Fédir Sándor et les autres Magyars qui combattent dans les rangs ukrainiens font la fierté de ceux qui vivent comme un déshonneur le mépris affiché par Viktor Orbán, le dirigeant hongrois, pour la cause ukrainienne. Un réseau de soutien s’est monté à Budapest, comme nous l’a raconté Balázs Trautmann, qui nous a raconté l’histoire l’été dernier, attablé dans un jardin public de Buda, à Mechwart Liget. Au début, il y a un an, l’idée était simplement de vendre des timbres et des affiches d’Ukraine pour reverser les recettes aux soldats de la minorité hongroise incorporés dans les rangs ukrainiens. Mais rapidement, contact a été établi le plus simplement du monde, via Messenger, avec des combattants sur le terrain. Ils avaient besoin de batteries assez puissantes pour pouvoir faire fonctionner sur le front leurs téléphones, caméras et les si indispensables drones. A la mi-novembre 2022, il ouvre un compte bancaire et lance un appel aux dons sur un groupe facebook dédié.

« A l’image de la population de la Transcarpatie, il y a de tout dans ce bataillon : des Hongrois, des Polonais, des Slovaques, des Ukrainiens, des Ruthènes, etc. »

Balázs Trautmann

Un million de forints (2 600 euros) est récolté en 24 heures, permettant d’acheter non pas une mais trois batteries de 8 kilos, que la petite organisation convoie en Ukraine. Pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? A ce jour, moins d’un an plus tard, l’équivalent de 350 000 euros ont été récoltés, permettant d’acheter sur les grands sites d’e-commerce classiques du matériel civil comme des drones et des caméras thermiques à vision nocturne. Il s’agit ensuite de les convoyer en Ukraine jusqu’au 68e bataillon de Transcarpatie, celui des chasseurs d’Ivano-Frankivsk, l’unité de défense territoriale qui rassemble la plupart des soldats d’origine hongroise. Mais tout ne va pas bien sûr aux combattants hongrois. « A l’image de la population de la Transcarpatie, il y a de tout dans ce bataillon : des Hongrois, des Polonais, des Slovaques, des Ukrainiens, des Ruthènes, etc. C’est le grand mélange de l’Europe de l’Est ! », précise Balázs Trautmann. « Le surplus est réparti à d’autres unités, selon leurs besoins ».

Avec sa vision figée des identités, le gouvernement hongrois peine à appréhender cela. Illustration : il s’est avéré que seul un des onze soldats des forces ukrainiennes originaires de Transcarpatie transférés de Russie vers la Hongrie, dans le dos de l’Ukraine au mois de juin 2023, parlait hongrois et était citoyen hongrois. Malgré des noms de famille à consonance hongroise, les autres étaient liés à la minorité ruthène, comme l’a révélé une enquête de Radio Free Europe.

Balázs Trautmann, ancien journaliste. @Corentin Léotard
De la chair à canon, selon Budapest

Le collectif d’entraide sait qu’il évolue sur un terrain politique sensible et se garde bien de prendre trop directement le contrepied du gouvernement hongrois qui, lui, refuse toute livraison d’armes à destination de Kiev. Des armes qui, a déclaré da façon obscure Viktor Orbán, pourraient venir à être retournées contre la minorité hongroise. A l’inverse des quelques centaines ou milliers de Magyars dans les rangs ukrainiens, beaucoup d’autres issus de la minorité hongroise – qui comptait 150 000 personnes au dernier recensement de 2001 – ont quitté l’Ukraine dès le début de la guerre grâce à leurs passeports hongrois, pour éviter l’enrôlement dans l’armée pour une guerre qu’ils ne vivent pas comme la leur. Balázs Trautmann et son groupe d’aide rejette toutefois toute posture guerrière ou moralisatrice. « Quand j’étais journaliste, je suis allé au Kosovo et en Afghanistan, j’ai vu la guerre, je sais ce que c’est, c’est laid, horrible, il n’y a pas d’héroïsme là-dedans. Alors qui suis-je pour juger les autres Hongrois d’Ukraine qui ne voudraient pas s’engager ? questionne-t-il.« Tout ce que nous faisons, c’est soutenir comme on peut ceux qui prennent la décision de s’engager », expose-t-il.

En Hongrie, les médias contrôlés par le Fidesz n’hésitent pas à accuser Kiev d’envoyer les Magyars d’Ukraine comme chair à canon dans le Donbass. « Fiers d’être envoyés à l’abattoir comme des citoyens de seconde zone », a persiflé un propagandiste du gouvernement à la vue de Sándor Fegyír posant en photo avec Viktor Traski, son collègue universitaire à Oujgorod, lui aussi engagé volontaire, mais dans le 128e bataillon d’assaut de montagne de Moukatchevo. C’est dans une tranchée sur le front que ce dernier a reçu une décoration de l’Académie hongroises des sciences, pour ses travaux en mathématiques. Les médias du Fidesz font ainsi écho à la propagande russe qui pointe « la mobilisation violente des minorités nationales » et « les Hongrois forcés de se battre contre la Russie ».

Les Hongrois d’Ukraine, petit pion sur le grand échiquier

En Ukraine subcarpatique, le séparatisme hongrois n’est pas à l’ordre du jour

« Nous sommes le seul pays de l’UE obligé de faire des sacrifices en vies humaines. Et nous perdons des Hongrois par centaines », a même affirmé Viktor Orbán le 24 février 2023 sur la radio publique. Ces allégations totalement infondées n’ont d’autre but que d’attiser le sentiment anti-ukrainien dans un pays qui a beaucoup misé sur Moscou depuis une décennie et se trouve aujourd’hui dans la position inconfortable du grand-écart. A ce jour, une trentaine de jeunes hommes de citoyenneté ukrainienne appartenant à la minorité ethno-nationale hongroise sont morts au combat, selon diverses sources en Transcarpatie.

Un réchauffement des relations ?

Pour déminer des relations tendues en raison du recul des droits des minorités nationales en Ukraine, le président ukrainien Volodymyr Zelensky s’est rendu le 2 août à Berehove (Beregsász, en hongrois), pour rencontrer les membres de la communauté hongroise et remercier les soldats issus de la minorité magyarophone qui combattent dans la 128e brigade d’assaut de montagne de Moukatchevo. Une petite foule enthousiaste s’est même rassemblée devant le centre culturel de la minorité hongroise de Transcarpathie, à Beregszász, pour l’ovationner.

« Nous sommes tous des citoyens ukrainiens, des Hongrois de souche, des Ukrainiens de souche, et de nos autres communautés nationales. Nous défendons tous notre pays, nous aidons tous nos guerriers, tous nos héros », a déclaré M. Zelensky. Lors d’une conférence de la Plateforme de Crimée à Kiev fin août, la présidente hongroise Katalin Novák a déclaré après un entretien avec Volodymyr Zelensky : « Nous devons clairement nous tenir aux côtés de l’Ukraine. La souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Ukraine ne sont pas négociables. »

Cimetière de Berehove. @Corentin Léotard

Une terrible nouvelle est arrivée à l’automne. Le 3 novembre dans la région de Zaporijia, une frappe russe a décimé la 128e brigade de Transcarpatie. Une vingtaine de combattants a été tuée et plusieurs dizaines d’autres blessés. Le président Zelenski a réclamé une enquête sur les circonstances du carnage et le gouverneur de Transcarpatie a décrété trois jours de deuil. Les cérémonies d’hommage se sont multipliées sur la place des Héros (Hősök tere) de Berehove et des tombes fraiches surmontées du drapeau ukrainien sont apparues dans le grand cimetière de la ville.

Balázs Trautmann continue de s’affairer à ses livraisons de matériel. « Notre 9e livraison qui part la semaine prochaine pour l’Ukraine va être énorme », se réjouit, qui détaille les 72 000 euros de son contenu : 15 drones Mavic 3 Pro, des stations électriques portables EcoFlow RIVER 2 Pro, des générateurs, etc. Quant à Sándor Fegyír, il se prépare à revêtir le costume de diplomate. Le « professeur des tranchées » a été désigné par Kiev pour être son ambassadeur en Hongrie. Budapest a trainé des pieds avant d’accepter, il ne reste plus au président Zelensky qu’à donner le feu vert final.

Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.

Corentin Léotard

Rédacteur en chef du Courrier d'Europe centrale

Journaliste, correspondant basé à Budapest pour plusieurs journaux francophones (La Libre Belgique, Ouest France, Mediapart).