Dans l’ombre de la guerre en Ukraine, la répression se poursuit au Bélarus

Dans l’ombre de la guerre en Ukraine, la répression continue au Bélarus. Les derniers témoignages recueillis par le journal bélarussien en exil Nacha Niva montrent que les pratiques abusives déployées depuis la révolte de 2020 se poursuivent.

Sur son canal YouTube Tok, le journal bélarussien en exil Nacha Niva donne la parole à des victimes, des spécialistes et un ex-garde pour dévoiler et expliquer la répression en cours au Bélarus. La dernière vague de répression envers les manifestants contre la collaboration bélarussienne à la guerre en Ukraine confirme le caractère systémique des violations des droits humains dans les prisons.

« Le 28 février, il y avait une manifestation liée à la guerre en Ukraine et quand je suis arrivée, il n’y avait pas de foule, mais c’était plein de ‘tihari’ [agents en civil]. Nous sommes si habitués à eux que nous les reconnaissons vite. Quand j’ai vu les ‘OMONovtsy’ [forces spéciales de police] se jeter sur un jeune homme et le traîner vers le fourgon, j’ai été furieuse et je me suis mise à m’interposer avec une autre femme. Finalement, ils m’ont emmenée aussi », raconte la quinquagénaire Natallya Doulina.

L’ex-professeure de l’Université linguistique d’État de Minsk, renvoyée en 2020 pour avoir apporté son soutien aux élèves et professeurs réprimés, a été emmenée au commissariat et puis en détention temporaire dans la prison de Minsk qui a gagné une triste réputation de centre de tortures depuis 2020, l’Akrestsina[1]Nommée ainsi, car située sur la rue portant le nom du pilote d’avion et héros soviétique Barys Akrestsin..

Capture d’écran du film documentaire produit par le journal Nacha Niva

Elle raconte les conditions de détention : « Ils nous ont emmenés dans une cellule pour deux, avec deux lits, sans matelas, bien sûr. Il n’y avait même pas de lavabo, juste un robinet sortant du mur avec un bac. Les fenêtres étaient fermées, tout était fermé, c’était étouffant. Nous étions dix-sept dans cette cellule pour deux. »

Il y avait tant de monde à juger, que Doulina n’a eu droit à son procès que le surlendemain. Elle a reçu la peine administrative traditionnellement réservée aux manifestants au Bélarus : quinze jours de prison. Pour elle, il s’agissait de sa quatrième condamnation au cours des deux dernières années. Elle a été transférée dans une autre cellule surpeuplée. Prévue pour six personnes, elle en contenait vingt-trois.

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Le livreur de sushis était un homme de la sécurité…

Angelina Broutskaïa, arrêtée deux fois au cours du printemps 2022, raconte une expérience similaire. La travailleuse en marketing dans la vingtaine était présente lors des manifestations anti-guerre accompagnant le référendum constitutionnel fantoche du 27 février 2022.[2]Considérée comme une réponse aux manifestations monstres de 2020-2021, la réforme constitutionnelle entérinée par le référendum fantoche met en place une nouvelle assemblée parallèle à l’Assemblée nationale : l’Assemblée du peuple bélarussien. Le régime prétend qu’elle devrait servir de contre-pouvoir au pouvoir présidentiel, mais les critiques pensent plutôt qu’il s’agira d’un outil de contrôle pour le dictateur Aleksandr Loukachenka après sa succession. La réforme permet aussi le stationnement d’armes nucléaires russes sur le territoire bélarussien. Elle a suivi la foule vers l’ambassade ukrainienne, où les citoyens ont déposé des fleurs et des messages de soutien au pays envahi. Lors de la manifestation, elle n’a pas été parmi les 800 personnes arrêtées, mais elle se souvient avoir été filmée par des policiers en civils.

« À nouveau, les humiliations ont commencé. Dans notre cellule pour deux, nous étions dix. »

Angelina Broutskaïa

Le 3 mars, elle décide de commander des sushis, et elle laisse entrer dans son immeuble un homme se présentant comme le livreur. Arrivé à son appartement, celui-ci lui sort son badge des services de sécurité et lui annonce son arrestation. Broutskaïa a reçu dix jours de prison pour avoir ‘crié des slogans dans la rue’ et a été emmenée à l’Akrestsina, où elle avait déjà été détenue en 2020.

« À nouveau, les humiliations ont commencé. Dans notre cellule pour deux, nous étions dix. C’était super petit, il n’y avait nulle part où s’asseoir à part près du lavabo. Le lendemain, ils nous ont mis dans une cellule pour six et je me suis dit ‘Oh mon Dieu !’ : il devait y avoir 22 personnes quand on est arrivés. Ça en faisait 25 avec nous. On est entrés et on comprenait qu’il y avait des gens partout, même sous les lits. C’était un choc ! »

Suite à la saisie de son ordinateur lors de son arrestation, elle a ensuite été condamnée à une autre courte peine en avril 2022 pour ‘partage de contenu extrémiste’ sur Internet. « Je me disais que les manifestations étaient finies, il ne devait plus y avoir grand’monde, mais ils ouvrent la porte de la cellule, et il y a trente personnes, je suis la trente-et-unième », raconte-t-elle. « Il n’y avait pas un seul millimètre de libre. Et ce n’était que le début de ce divertissement, ironise-t-elle, quand je suis sortie le 18 avril, on était quarante. »

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Des détentions apparentées à de la torture

L’activiste aguerrie Ioulia Mikhaïlava raconte à quel point les pratiques pénitentiaires ont changé depuis la révolte de l’été 2020. « Encore en septembre 2020, quand j’ai été détenue à l’Akrestsina pour la première fois, les conditions étaient correctes : on avait des matelas, des draps, on pouvait recevoir des colis, s’allonger, on avait des promenades. » Depuis 2020, elle a été détenue cinq fois dans différentes prisons, mais le pire était à l’Akrestsina, raconte-t-elle dans le reportage : « Les gardes plus ou moins normaux sont partis, ils ne restent que les moins convenables, à vrai dire, des gens qui ont besoin d’aide psychologique. »

Comme Mikhaïlava, Doulina identifie le garde Yauhen Ouroubleuski comme l’un des plus sadiques. Dans une entrevue plus longue accordée à Radyïo Svaboda après sa sortie de prison, elle raconte comment il s’est comporté envers l’une des prisonnières : « Une femme se plaignait de forts maux de tête et une autre demandait du papier toilette, et il s’est fâché si fort, qu’il a commencé à nous insulter. Puis, Ouroubleuski a traîné cette femme dans une autre pièce et lui a tapé la tête contre le mur. J’ai tambouriné sur la porte, je l’ai insulté, et il a voulu me frapper, mais d’autres gardes sont arrivés. »

« C’est horrible, en fait c’est une légalisation de la torture, et cette torture a été légalisée tout en haut ».

Ouladzimir Jyhar

Dans le reportage de Tok, l’ex-gardien de prison Ouladzimir Jyhar[3]En Octobre 2020, Jyhar a été co-fondateur de l’organisation BYPOL rassemblant les anciens membres des services de sécurité opposés à Loukachenka. livre ses impressions et compare les témoignages avec la période où il a travaillé dans le système pénitentiaire. Il était gardien dans la prison de détention provisoire de Mazyr (sud du pays) en 2016-2017 et dresse un profil sombre de ses ex-collègues : « En général, les recrues sont des jeunes qui n’étaient pas doués à l’école, ne peuvent pas entrer à l’université et se retrouvent au service militaire. Après un an et demi où on les dresse, où ils apprennent à se plier aux insultes et à la violence, ils se retrouvent au centre d’éducation des services de sécurité. »

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Jyhar se rappelle les cours d’idéologie et les séances forcées devant les nouvelles de la télévision d’État. Après six mois, à l’époque, et trois mois aujourd’hui, ces recrues se retrouvent en service. Malgré tout, il souligne que les gardes étaient strictement contrôlés lors de leur travail et qu’ils devaient appliquer le règlement à la lettre. Selon lui, les violations ne sont devenues systématiques qu’à partir de 2020 et il ne doute pas que ces mesures ont été décrétées par le régime. « C’est horrible, en fait c’est une légalisation de la torture, et cette torture a été légalisée tout en haut », croit-il.

Interrogé par l’équipe de Tok, le juriste Paval Sapelka du centre de défense des droits humains Viasna estime qu’entre 40 et 45 000 Bélarussiens sont passés par les prisons depuis les élections de 2020. En date du 3 juin 2022, Viasna reconnaissait le statut de prisonnier politique à 1 221 personnes présentement en détention. Plusieurs ont reçu de longues peines de prison allant jusqu’à 22 ans d’emprisonnement.

Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris.

 

 

Notes

Notes
1 Nommée ainsi, car située sur la rue portant le nom du pilote d’avion et héros soviétique Barys Akrestsin.
2 Considérée comme une réponse aux manifestations monstres de 2020-2021, la réforme constitutionnelle entérinée par le référendum fantoche met en place une nouvelle assemblée parallèle à l’Assemblée nationale : l’Assemblée du peuple bélarussien. Le régime prétend qu’elle devrait servir de contre-pouvoir au pouvoir présidentiel, mais les critiques pensent plutôt qu’il s’agira d’un outil de contrôle pour le dictateur Aleksandr Loukachenka après sa succession. La réforme permet aussi le stationnement d’armes nucléaires russes sur le territoire bélarussien.
3 En Octobre 2020, Jyhar a été co-fondateur de l’organisation BYPOL rassemblant les anciens membres des services de sécurité opposés à Loukachenka.
Adrien Beauduin

Correspondant basé à Prague

Journaliste indépendant et doctorant en politique tchèque et polonaise à l'Université d'Europe centrale (Budapest/Vienne) et au Centre français de recherche en sciences sociales (Prague). Par le passé, il a étudié les sciences politiques et les affaires européennes à la School of Slavonic and East European Studies (Londres), à l'Université Charles (Prague) et au Collège d'Europe (Varsovie).