Cinéma : rencontre avec Maksym Nakonechnyi, réalisateur ukrainien de « Butterfly Vision »

Butterfly Vision est sur les écrans de cinéma cet automne en France et le film a été sélectionné au festival de Cannes dans la catégorie “Un Certain Regard”. Nous avons rencontré son réalisateur, Maksym Nakonechnyi.

Le premier long-métrage de Maksym Nakonechnyi Butterfly Vision sort dans les salles françaises le 12 octobre. Cette fiction onirique et bouleversante retrace le retour à la vie civile de Lilia, après deux années de captivité passées dans les geôles séparatistes lors de la guerre du Donbass. Le réalisateur livre un portrait sans concession d’une combattante résiliente, ni héroïne ni victime, tentant de se reconstruire après l’indicible. Dans Butterfly Vision, ce n’est pas seulement une femme, mais une société toute entière qui portent les marques indélébiles du conflit. Un récit intimiste et percutant sur la façon dont la guerre change durablement les corps et les âmes de toute une nation.

Propos recueillis par Flora Cavero-Palacio.

Le Courrier d’Europe Centrale : Dans Butterfly Vision, une femme occupe le rôle principal. Elle tente de reprendre une vie normale auprès de ses proches et de son mari, en éludant ou minimisant parfois les sévices qu’elle a subis durant sa détention. Elle apparaît comme une figure forte, quasiment stoïque, face aux protagonistes masculins, plus enclins à laisser jaillir la rage sous-jacente qui les anime depuis le début de la guerre. La différence de traitement entre ces deux catégories de personnages relève-t-elle d’un choix symbolique ?

Maksym Nakonechnyi : Ce n’était pas réellement intentionnel de mettre en lumière une quelconque faiblesse ou même les faiblesses des personnages masculins tels que Tokha (ndlr : le mari de Lilia dans le film) ; et de les confronter à la bravoure des personnages féminins. L’opposition pure n’était donc pas mon but premier. Il était surtout important pour moi de ne pas me sentir réfréné dans la narration du film, et d’être en mesure de mettre en scène des situations qui représentent un défi moral pour les protagonistes. Les controverses dépeintes au cours du récit ont toutes été engendrées par la guerre, dans leurs aspects les plus abrupts et les plus acérés. Les personnages masculins, qu’il s’agisse de Tokha ou des anciens camarades de combat de Lilia, n’ont pas vécu la même expérience de la captivité qu’elle et semblent à première vue moins affectés par la guerre qu’elle ne l’a été, notamment sur le plan physique ou traumatique. Ainsi, ils n’ont pas vécu le viol, la torture, le syndrome de stress post-traumatique, la grossesse, la tentative d’avortement incitée par Tokha. Cependant, ils demeurent fortement impactés par le conflit et je souhaitais également souligner les effets et l’influence de celui-ci sur leurs vies : des conséquences peut-être plus invisibles ou du moins, plus inattendues, qui ne sont pas immédiatement perceptibles mais qui sont tout autant cruciales et tragiques. Tokha n’a plus combattu depuis la capture de Lilia, et pourtant, il possède une impressionnante collection d’armes chez lui, à portée de main. Il ne parvient pas non plus à se faire à l’idée que Lilia porte un enfant qui naîtra d’un viol, et réagit avec une grande véhémence.

Plutôt qu’une confrontation, je dirais qu’il s’agit en réalité d’un contrepoint permettant de révéler la vulnérabilité de personnages qui sembleraient très durs et forts en apparence. Ceux-ci demeurent des êtres humains, fragilisés par leurs traumatismes de guerre et l’intense complexité de ces blessures psychiques. Avoir cette palette de personnages, avec leur diversité de réactions face à la tragédie du conflit, m’a aidé à rendre compte de cette complexité mais également de l’inéluctable altérabilité de la nature humaine.

Depuis le début du conflit, on a parfois l’impression que les femmes sont moins représentées que les hommes, du moins dans les médias Occidentaux. On voit souvent des femmes pleurer leurs fils, leurs époux ou leurs pères mais elles sont rarement mises en avant en tant que combattantes bien qu’elles participent activement à l’effort de guerre.  Le film a d’ailleurs été salué par la critique française, notamment parce qu’il mettait en scène un personnage féminin. Qu’en est-il de la représentation des femmes à la guerre en 2022 ?

En Ukraine, j’ai la sensation que les femmes impliquées dans la guerre sont plutôt bien représentées. Au moment où nous avons débuté le tournage du film (ndlr : début 2020), les femmes commençaient déjà à gagner une crédibilité et représentation bien plus conséquentes, au sein de la société comme de l’armée. Depuis le début de la guerre, nous sommes d’ailleurs devenus une des armées les plus féminisées au monde (ndlr : l’armée ukrainienne compte un quart de femmes dans ses effectifs). Au moment où germait l’idée de Butterfly Vision, une de mes amies m’a demandé de lui prêter main forte pour monter un des documentaires qu’elle réalisait : celui-ci est né d’une initiative féminine collective, et mettait en lumière des témoignages de femmes soldats et vétérans, notamment sur le retour à la vie civile et les syndromes post-traumatiques auxquels elles devaient faire face. Il a permis de fournir une sorte d’argument en faveur de la loi autorisant les femmes à occuper n’importe quel poste au sein de l’armée. Je suis toujours en relation avec beaucoup de femmes qui se battent actuellement au front. Un grand nombre d’entre elles a d’ailleurs contribué à nos recherches pour élaborer le film.

Maksym Nakonechnyi, octobre 2022 © Maria Matiashova

De façon plus générale, il existe une importante variété d’initiatives féminines : je pense par exemple à la grande ONG ukrainienne Ukrainian Women Veteran Movement. Bien entendu, je ne nie pas qu’une représentation stéréotypée ou moins considérable des femmes combattantes puisse perdurer sur les réseaux sociaux. Néanmoins, je pense que ces disparités sont limitées à la sphère des médias sociaux et coexistent paradoxalement avec l’importante médiatisation de personnalités publiques féminines très populaires telles que Yana Zinkevych, qui est à l’origine du Volunteer Paramedical Battalion “Hospitallers”. Ce groupe est, comme son nom l’indique, un bataillon paramédical qui a été créé en 2014 lors du début du conflit avec les séparatistes Russes. Mme. Zinkevych était elle-même une volontaire de 18 ans à ce moment-là. Il est intéressant de noter qu’elle est toujours à la tête de l’organisation bien qu’elle présente un handicap et soit une mère célibataire. Elle est également membre du Parlement, et tout cela malgré son jeune âge. Je pourrais citer beaucoup d’autres personnalités féminines exerçant une énorme influence en Ukraine : des artistes, des musiciennes, des militantes etc. ; qui sont parties combattre à leur tour.

Sergei Loznitsa : « Je voulais montrer Babi Yar en me limitant aux archives, aux images de l’époque. »

Je pense donc pouvoir affirmer que nous bénéficions d’une représentation beaucoup plus forte des femmes participant à la guerre à ce jour, du moins en Ukraine. Bien évidemment, elles demeurent dans une position indéniablement plus fragile que les hommes en raison du sexisme qui sévit encore ou des traitements biaisés que l’on peut leur infliger ; néanmoins, elles sont définitivement présentes, elles existent aussi bien dans la société qu’à la guerre. Il faut souligner que ce gain de crédibilité dans la représentation a aussi largement été permis grâce à la « reconnaissance officielle » véhiculée par les communications du gouvernement, les vidéos quotidiennes du président Zelensky où il ne manque jamais de mettre en valeur nos protecteurs mais également nos protectrices à chaque fois qu’il évoque nos soldats.

Avant de tourner Butterfly Vision, vous avez monté un documentaire portant sur une thématique semblable. En quoi une fiction peut-elle s’avérer plus pertinente qu’un documentaire dans le traitement d’évènements contemporains ?

Je ne pense pas qu’un documentaire ait une valeur ajoutée par rapport à une fiction ; et vice-versa. Il s’agit de deux formes de réflexion et d’analyse extrêmement différentes. La fiction peut incarner un type de réponse artistique au défi que représentent la réalité mais également les limites techniques et éthiques. Si j’avais connu dans la vie réelle une personne qui a vécu des situations semblables à celles que vit Lilia dans le film, je n’aurais probablement pas été capable de mettre en scène un tel récit – ou cela aurait relevé de toutes autres considérations morales. C’est à cet endroit précis que se logent à la fois la liberté autorisée par la fiction, ainsi que son danger. Même si elle élargit davantage les horizons éthiques qu’un documentaire, elle requiert que l’on respecte un cadre déontologique précis, ce qui peut être particulièrement complexe pour un réalisateur.

Le film est caractérisé par l’injection de surréalisme dans un récit et un contexte hyper-réalistes, notamment grâce aux nombreux jump cuts et glitches qui « interrompent » la narration. Est-ce une façon d’éviter une violence trop figurative et si oui, pour quelles raisons ?

L’hyper-réalisme est effectivement un trait notable du film, il est notamment caractérisé par l’utilisation d’authentiques images de drones (ndlr : Lilia est une opératrice de reconnaissance aérienne) et d’interfaces de livestreams auxquels on peut assister sur les réseaux sociaux. J’avais envie de mettre en évidence que la guerre au 21ème siècle, et plus particulièrement ces dernières années, est une guerre hyper-connectée. Elle peut donc devenir hyper-réaliste pour n’importe quelle personne.

« Je me suis résolu à ce que mon travail personnel ainsi que mon processus de réflexion en général soient définis par la guerre pendant une bonne partie de ma vie ».

Concernant l’aspect plus surréaliste de l’œuvre, on en revient à ce que je disais précédemment : l’onirisme du film répond au respect des limites éthiques. Il permet de matérialiser les conséquences des évènements tragiques qui se sont imposés à Lilia et de dévoiler les mécanismes de ses traumatismes. Pour beaucoup de gens, le souvenir du trauma peut engendrer une certaine forme d’auto-restriction car il est tout à fait normal et naturel de n’avoir aucune envie de se plonger volontairement dans la remémoration d’un drame à un instant précis. Les glitches et le choix du montage permettaient d’aborder de façon beaucoup plus puissante et significative la manière dont ces traumatismes peuvent jaillir brusquement dans la vie quotidienne d’un individu et comment certains détails précis émanant de scènes tout à fait banales peuvent causer ces résurgences. Les glitches et jump cuts incarnent en quelque sorte les éléments passés et les visions logées au plus profond de Lilia, qui viennent brutalement « déchirer » sa réalité, la mémoire traumatique étant une mémoire fragmentée revenant flotter à la surface du présent de façon plus ou moins régulière. Il me tenait à cœur d’exprimer ces rouages et leurs conséquences avec un langage cinématographique plutôt que de manière figurative ou illustrative. Pour finir, les interférences et le dynamisme du montage ont également pour fonction de maintenir la cadence de la narration et de contribuer à unifier visuellement le récit.

Le film n’hésite pas à mettre en exergue des aspects plus clivants de la société ukrainienne : la xénophobie quand Tokha part détruire un camp de Roms aux côtés de la Patrouille Nationale, les rapports conflictuels des hommes aux femmes… Craignez-vous la réception qu’aura le film en Ukraine dans le contexte actuel ?

Le film n’est pas encore sorti en Ukraine et l’avant-première n’aura lieu qu’à la fin du mois d’octobre donc je ne peux pas encore dire de quelle réception il bénéficiera. Pour le moment, j’ai eu quelques retours d’Ukrainiens l’ayant visionné lors de festivals étrangers : la nuance avec laquelle sont traitées les controverses dépeintes dans le film semble avoir été appréciée, et en particulier l’explicitation des causes ayant mené à de tels évènements. Notre intention résidait dans le fait de ne pas minimiser l’existence de ces agissements en Ukraine ; mais surtout de chercher à comprendre pourquoi ils existent, d’où ils viennent, de quelle manière ils progressent et quelles sont leurs conséquences. On ne peut délibérément pas les ignorer alors il faut impérativement saisir leurs origines et leurs rouages. Bien évidemment, il s’agit aussi de réfléchir sur la façon de les éviter et sur notre responsabilité en tant que société de façon plus globale. Il est par ailleurs indéniable que la quasi-omniprésence de la guerre depuis des années dans le pays contribue également à la tenue et au développement de ces phénomènes. Nous avons donc réellement essayé de poser toutes ces questions au travers du film et d’établir un contexte de la société Ukrainienne de nos jours – même si nous n’avons pas le mot “contexte” dans le titre du film (ndlr : référence au film “Babi Yar. Contexte” de Sergei Loznitsa, sorti le 14 septembre 2022 dans les salles françaises).

Butterfly Vision saisit par sa chromie froide et son vert kaki omniprésent : la guerre contamine toutes les images, et la société entière. A-t-elle infiltré votre art et votre manière de concevoir vos films ?

Le conflit domine, pénètre et modifie indéniablement tous les aspects de la vie des gens qui l’expérimentent, directement ou indirectement. C’est effectivement ce que le film s’applique à montrer au travers des traumatismes de Lilia, ou des réactions de son entourage. Nous avons terminé de tourner le film au début de l’année 2022, au moment où l’armée Russe commençait à amasser des troupes à la frontière : il y a donc un véritable continuum entre les événements traités dans le film et les évènements actuels, et ce fil se retrouve dans la frise temporelle de la conception de l’œuvre. Par ailleurs, il est important de noter que la guerre à laquelle nous faisons face est aussi une guerre existentielle : lorsque la société ukrainienne subit un génocide, son identité, sa culture et son existence-même sont remises en cause. A mon sens, on peut s’extraire du contexte et des effets de la guerre, mais seulement en surface. L’art et les idées seront inévitablement affectés par les évènements actuels durant encore de longues années ; et je pense que c’est le cas pour n’importe quel art ou artiste. Je me suis résolu à ce que mon travail personnel ainsi que mon processus de réflexion en général soient définis par la guerre pendant une bonne partie de ma vie.

Flora Cavero-Palacio

Photojournaliste.