« Certains disent qu’il faudrait plutôt donner à la police ». En Pologne, la crise migratoire divise les villageois

Éprouvées par le drame humanitaire qui se joue sous leurs yeux, les communautés villageoises de Podlachie se divisent sur les réponses à apporter à la crise migratoire que traverse le pays depuis maintenant cinq mois.

Article publié en coopération avec la Heinrich-Böll-Stiftung Paris, France.

Reportage (Białystok, Sokółka, Hajnówka) – « C’est un enfant de trois ans qui me l’a apportée » précise le major Katarzyna Zdanowicz, porte-parole des gardes-frontières de la région de Podlachie, en posant une pile de cartes de vœux sur son bureau. « Celles-ci viennent d’une école maternelle locale. Mais nous en recevons de tout le pays ! », annonce-t-elle fièrement. « Nous bénéficions d’un soutien très large de la population. Cela nous conforte dans la conviction que ce que nous travaillons pour le bien des Polonais et des Européens ».

L’émotion de la fonctionnaire est palpable : jamais les gardes-frontières polonais n’avaient été à ce point au cœur du débat public. Les lettres de soutien et cadeaux qu’elle et ses collègues reçoivent ne sont qu’une fraction des marques d’attention qui sont adressées aux agents déployés à la frontière[1]Environ 4 500 gardes-frontières et 10 000 soldats et policiers d’après les données communiquées le 8 décembre, alors que dure depuis plusieurs semaines la campagne « Plein soutien à l’uniforme » (Murem za Mundurem) organisée par les pouvoirs publics.

Qu’une pareille initiative soit apparue nécessaire ne manque toutefois pas d’interroger et souligne en creux que ce soutien n’a plus rien d’évident. Alors que la crise migratoire que traverse la Pologne entre dans son cinquième mois, plus personne ne peut ignorer le drame humanitaire qui se joue aux frontières orientales du pays. Et les vives controverses qu’il provoque n’épargne pas les communautés villageoises de Podlachie.

@Béranger Dominici / CdEC
Communautés divisées

« Le village est très divisé sur la question » regrette Marcin Siekierko, directeur du centre culturel de Narewka, un village situé à une dizaine de kilomètres de la frontière à vol d’oiseau. L’institution qu’il dirige organise régulièrement des collectes de biens de première nécessité au bénéfice des réfugiés reçus à l’hôpital de Hajnówka ou détenus dans les casernes des gardes-frontières.

Bien que les objets récupérés soient distribués à des institutions publiques (et non à des associations, dont les activités peuvent être autrement plus clivantes), M. Siekierko note une vive opposition d’une partie des habitants. « Certains ne voient pas du tout l’intérêt de ces collectes, et disent qu’il faudrait plutôt donner à la police, à l’armée, ou aux orphelinats de la région » explique-t-il. « Au départ, nous tentions d’expliquer ce que nous faisions, de nous justifier. Mais maintenant nous évitons le sujet afin de ne pas provoquer de disputes. »

Un camp contre l’autre

Les gardes-frontières étant un important pourvoyeur d’emploi en Podlachie, les agents sont très bien insérés dans le tissu social local. Se positionner sur leur activité, c’est déjà prendre parti pour un camp – et risquer de s’attirer la méfiance, sinon l’inimitié, de l’autre.

« Pour beaucoup de locaux souhaitant apporter de l’aide, ça a été très dur », explique Agata Kołodziej de la fondation Ocalenie, rencontrée dans la ville de Sokółka au nord-ouest de la région. « Nous avons reçu beaucoup d’appels d’habitants réellement désemparés, qui n’auraient jamais pu imaginer que ‘les garçons du coin’ seraient capables de refouler des réfugiés dans la forêt – et pour qui appeler les gardes-frontières était devenu inenvisageable ».

« C’est terrible à dire, mais j’ai perdu tout espoir que les gardes-frontières puissent agir de façon humaine. »

Anita.

Anita (le prénom a été modifié), rencontrée à une centaine de kilomètres de là, non loin de la célèbre forêt primaire de Białowieża, s’inquiète du climat de discorde qui s’installe. « Plusieurs de mes connaissances portent l’uniforme, témoigne-t-elle. Je sais que ce ne sont pas de mauvaises personnes, mais on ne se comprend plus ».

Vivant à un jet de pierre de la zone d’exclusion, elle s’est trouvée dès le début en première ligne. La simple pensée que le village où elle est née, que ces forêts qui lui sont si chères soient « devenus des lieux de souffrance pour d’autres personnes » lui est insupportable. « C’est terrible à dire, mais j’ai perdu tout espoir que les gardes-frontières puissent agir de façon humaine. Ils ont eu leur chance et l’ont laissée passer ».

Elle a certes entendu parler du dévouement de certains agents, qui, palliant les carences de l’État, pourvoyaient eux-mêmes aux besoins des réfugiés détenus dans les casernes – y apportant nourriture, couches, biberons… « Mais si une partie apporte de l’aide, d’autres se rendent coupables de pushbacks [des refoulements manu militari illégaux – Ndlr.]– et on ne peut pas faire semblant de ne pas les voir », insiste-t-elle.

Sombres perspectives

Risquant de s’exposer à une forme d’ostracisme de la part leurs voisins, les villageois opposés à la politique de fermeture des frontières du gouvernement sont contraints à une certaine discrétion. Pour avoir apporté de l’eau et des vivres dans la forêt, Anita a ainsi été pointée du doigt par une partie des habitants et a eu à subir le regard de ceux qui se sentent de « vrais patriotes » car se rangeant du côté de l’État.

Pour elle, toutefois, cette prudence ne vise pas qu’à maintenir un semblant de vie commune au sein de la localité. « Il est très dur de prévoir ce que cette situation apportera sur le long terme, dans quelle direction ira la Pologne – et si nous ne serons pas les prochains à être la cible de répressions ».

Notes

Notes
1 Environ 4 500 gardes-frontières et 10 000 soldats et policiers d’après les données communiquées le 8 décembre
Béranger Dominici

Journaliste indépendant à Varsovie.