Une lecture du livre « La Galicie au temps des Habsbourg (1772 – 1918) »

L’ouvrage « La Galicie au temps des Habsbourg (1772-1918) » rassemble les actes d’un colloque qui s’est tenu à l’Université François Rabelais de Tours. Comme le suggère son sous-titre « Histoire, société, cultures en contact », il se focalise sur les interculturalités, notion primordiale pour comprendre le devenir de la Galicie, région aujourd’hui à cheval entre la Pologne et l’Ukraine.

Après avoir fait partie de la Pologne à partir du XIVème siècle, la région tombe dans l’escarcelle des Habsbourg qui, lors du premier partage de la Pologne de 1772, acquièrent la Russie rouge et une partie de la petite Pologne. S’y ajoutent la Bucovine et, en 1795, une partie supplémentaire de la Petite Pologne, dont la ville de Cracovie. Les Habsbourg nomment « le Royaume de Galicie et Lodomérie » ce territoire qui représente une superficie d’environ 150 000 km² et compte près de quatre millions d’habitants – sur les quelque 26 millions de l’ensemble des domaines des Habsbourg à la fin du XVIIIème siècle.

La ville principale est Lemberg, Lwów pour les Polonais – aujourd’hui Lviv, dans l’Ouest de l’Ukraine (en français, on disait Léopol). La région reste sous domination autrichienne jusqu’aux partages issus de la Première Guerre mondiale, à l’exception de sa partie la plus à l’Ouest, intégrée au Duché de Varsovie durant l’intermède des conquêtes napoléoniennes, de Cracovie, qui jouit d’un statut de Ville libre entre 1815 et 1846, et de la Bucovine, qui devient un pays de couronne à part entière en 1849. C’est cette période que l’ouvrage a l’ambition de retracer.

La géographie de la région, située à la lisière de l’Empire russe, frappe par son caractère périphérique – d’une certaine façon, sa situation actuelle, à cheval entre la Pologne et l’Ukraine, perpétue cette situation aux marges. Mais il semble que, paradoxalement, ce caractère en ait fait le reflet de l’Empire des Habsbourg : « On ne découvre pas la quintessence [de l’Autriche] au centre de l’Empire, mais à la périphérie », a écrit Joseph Roth, reflet par excellence de ce paradoxe puisque l’auteur de La Marche de Radetzky, incarnation littéraire parmi les plus achevées de l’idée austro-hongroise, est né et a grandi à Brody, ville galicienne frontalière de la Russie.

Quant à Lemberg, la fondation de l’université par l’Empereur Joseph II, en 1784, en fait l’une des principales villes universitaires de l’Empire ; et en 1913, il s’agit de la cinquième ville de l’Autriche-Hongrie : hormis Vienne, Budapest et Prague, seule la ville de Trieste la dépasse en nombre d’habitants. Ajoutons, à titre symbolique, que Franz Xaver Mozart, né à Vienne en 1791 et mort à Carlsbad (Karlovy Vary) en 1844, fils du grand compositeur, a passé près de trente ans de sa vie en Galicie. Dans son article intitulé Interculturalité et plurilinguisme en Galicie (1772-1918), l’historienne Isabel Röskau-Rydel évoque ainsi de nombreux faits d’ordre culturel.

En Galicie orientale, il est commun pour une même personne de parler polonais, ruthène, allemand. 

La multiculturalité du territoire fonde cette quintessence de l’Empire : au milieu du XIXème siècle, la population est à moitié ruthène (la dénomination des Ukrainiens), à 41 % polonaise, à 7 % juive et à 2 % allemande. Dans son article sur la Galicie orientale juive, Delphine Bechtel, professeure à la Sorbonne, évoque un pays « de(s) villes à majorité polono-juive sur un arrière-pays agraire ruthène ». En 1900, Lemberg compte 52 % de Polonais, 28 % de Juifs, 18 % de Ruthènes et 2 % d’Allemands, et les Juifs sont en majorité absolue à Brody. La composante ruthène tend toutefois à prendre le pas sur les Polonais à mesure que l’on se dirige vers l’Est. L’élément germanique, qui reste très minoritaire, a grandi du fait de l’immigration organisée par les Habsbourg, entre autres pour servir dans l’administration et l’enseignement ; les villes de Lemberg et de Brody (jusqu’en 1913) comptent toutes deux un Gymnasium (lycée) où les cours sont donnés en allemand, Joseph Roth a fréquenté celui de Brody.

Cette coexistence constitue une richesse, en premier lieu par le multilinguisme d’une bonne partie de la population : en Galicie orientale, il est commun pour une même personne de parler polonais, ruthène, allemand ; il est fréquent de voir les enfants juifs, de langue maternelle yiddish, apprendre le polonais, le ruthène, l’allemand, puis au lycée le latin et le grec voire des langues d’Europe de l’Ouest, comme le français et l’anglais… des compétences linguistiques assez invraisemblables aujourd’hui.

Mais il existe aussi des tensions entre les peuples. L’article de Francine-Dominique Liechtenhan évoque la figure de Pogodine, une figure du panslavisme qui se rend à Lemberg pour la première fois en 1835, et qui considère la Galicie comme un territoire grand-russe ; certains textes de ce courant idéologique prient les Ruthènes, ou Ukrainiens, « devant Dieu et le monde », de se déclarer Russes ! Dans un manifeste du 10 mai 1848, toutefois, le peuple ruthène affirme haut et fort son indépendance. Durant la seconde moitié du XIXème siècle, la Galicie joue un rôle important dans la prise de conscience du peuple ukrainien. Le Professeur Paul Robert Magosci, spécialiste de l’Ukraine, la décrit comme un « Piémont ukrainien », en référence à la région qui a servi de base géographique à l’unité italienne.

En 1869, dans le contexte de la montée des nationalismes, le polonais est introduit comme langue d’administration et de justice, puis, l’année suivante, comme langue d’enseignement dans les universités de Cracovie et de Lemberg ; jusqu’à présent, ces fonctions étaient assurées par l’allemand et le latin. Cette montée des revendications polonaises après 1848 froisse les nationalistes ruthènes.

Les tensions culminent au siècle suivant, en 1907, lorsqu’un groupe d’étudiants ruthènes occupe l’université de Lemberg, blesse son Secrétaire (polonais) et y endommage des galeries de portraits. Les émeutiers revendiquent l’égalité d’accès aux enseignements en langue polonaise et ruthène. L’article de l’universitaire viennois Jan Surman livre une analyse comparée des discours de la presse des deux bords nationaux à propos de cet événement. Un journal polonais décrit la lutte entre les deux nationalismes comme un Kulturkampf entre l’Europe et l’Asie – une « lutte pour les valeurs » où les ruthènes sont bien évidemment du mauvais côté… et que reprennent aujourd’hui certains nationalistes ukrainiens, mais à l’encontre de la Russie.

Daniel Baric, professeur de germanistique à l’Université de Tours, compare le point de vue de Joseph Roth et de l’écrivain croate Miroslav Krleza, qui a combattu en Galicie pendant la Grande Guerre. Ce dernier, à l’inverse de Joseph Roth, considère les difficultés liées à cette interculturalité comme « le symbole de l’échec de l’Empire des Habsbourg ou de l’impossible tâche devant laquelle il se trouvait ». L’humanité n’a toujours pas résolu cette tension entre la notion d’Empire et celle de nation, dans la mesure où on peut considérer l’invasion de 2022 comme une tentative désespérée, de la part de la Russie, de sauvegarder ce qui reste de son Empire.

Le livre comporte des articles en français et en allemand, il aborde également des sujets économiques et sociaux, comme la notion de pauvreté de la Galicie, la découverte de gisements de pétrole, ou politiques, comme l’influence du sionisme et de la Haskala sur la communauté juive locale. Il apporte un éclairage approfondi sur cette région, même si on peut déplorer la pauvreté de l’appareil cartographique.

Jacques Le Rider et Heinz Raschel (dir), La Galicie au temps des Habsbourg (1772-1918) – Histoire, société, cultures en contact, Presses universitaires François Rabelais, 2010, 410 p., 22 €. Pour commander l’ouvrage, c’est ici.