Sur le front de l’énergie, dans les Carpates ukrainiennes

Flambée des prix, coupures d’électricité incessantes… Une autre bataille fait rage en Ukraine, celle de l’énergie. Les pénuries menacent particulièrement la région pauvre et montagneuse des Carpates, dans l’Ouest, où la population a presque doublé en un an avec l’arrivée des déplacés de guerre. Reportage en Transcarpatie.

(Korolevo, Ukraine occidentale) – « L’hiver n’est pas encore fini mais je sais déjà que ce fut l’un des plus rudes de ma vie. » Slavik Pentio pousse la porte en bois de sa minuscule maison dans les hauteurs de Korolevo, petite ville de l’Ouest de l’Ukraine nichée au pied des Carpates. Une poignée d’enfants en bas-âge accourent vers lui. Ce cultivateur de fraise et sa femme en ont dix, dont deux avec un trouble du spectre autistique. Tous habitent à l’étroit dans cet espace de 35m², à l’exception des deux aînés partis au front. Après la guerre, avec la flambée du prix du gaz, ce père de famille devait dépenser l’équivalent de son revenu mensuel pour chauffer son pré-carré. Comme beaucoup, il a troqué ses radiateurs à gaz pour des radiateurs électriques, moins chers mais moins fiables. « Les coupures d’électricité se sont intensifiées cet hiver, raconte ce villageois sans le sou. Chaque nuit, depuis un mois, le courant saute et le froid s’installe dans la maison. »

La famille de Slavik. Photo : Théodore de Kerros

En cause, la série de bombardements russes depuis la mi-janvier sur les sites stratégiques d’Ukrenergo, la société nationale de transport d’électricité. Le quinquagénaire sort souvent de chez lui en pleine nuit pour mettre en marche un petit générateur thermique et retrouver un peu de chaleur. « Je ne l’allume qu’un tout petit peu pour que la température atteigne les 15°C à l’intérieur. Ça coûte très cher mais il faut que je chauffe. C’est impossible de laisser les petits dans ce froid. » Cette opération nocturne coûte au père de famille l’équivalent de 15$ par jour. Une dépense bien supérieure à ses maigres moyens. Cet hiver, ses revenus se limitent à l’aide de l’État : l’équivalent de 500 € par mois reçus en raison de ses dix enfants. « La moitié du budget part dans le générateur pour chauffer ma famille », concède l’homme au visage creusé par une longue privation et une profonde fatigue.

Dans une école de Korolevo. Photo : Théodore de Kerros

Cet hiver, les écoles de Korolevo ont fermé à cause du froid et des coupures de courant. Slavik et sa femme ont dû conjuguer avec la présence permanente de leurs enfants à la maison. Cette situation de grande précarité les a poussés à redemander de l’aide en France, – ils en avaient reçu au début de la guerre -, mais cette fois-ci pour rallumer les écoles de leurs enfants. Par chance, son histoire est tombée dans des oreilles bienveillantes. Marine Bayer, une ancienne pilote d’hélicoptère de l’armée française, a décidé de lancer un convoi vers l’Ukraine avec Sébastien Destremau, double skipper du Vendée Globe, pour livrer des générateurs à Korolevo et rouvrir les écoles. 

 « On passe entre 14 et 16 heures par jour sans électricité ».

Anton Pavlovytch Tcheipech, maire de la communauté de communes de Korolevo.

Ce matin-là, sur le parvis de la mairie, le jeune maire du district de Korolevo, Anton Pavlovytch, attend l’arrivée du convoi humanitaire parti de Toulon deux jours plus tôt. Très vite, une chaîne humaine d’une quinzaine de personnes s’attèle à décharger les 35 m3 de vêtements chauds, de nourriture et de matériel médical, béquilles et fauteuils roulants qui partiront sur la ligne de front. Mais le représentant de la ville lorgne surtout sur les onze générateurs thermiques au fond des véhicules qui lui permettront de relancer ses écoles. « Depuis la mi-janvier, à Korolevo, on passe entre 14 et 16 heures par jour sans électricité », décrit le maire.

L’arrivée des fourgons chargés de matériel en provenance de Toulon. Photo : Théodore de Kerros
Slavik essaye un générateur pour l’école de ses enfants. Photo : Théodore de Kerros
La réserve de bois pour chauffer la plus grande école de la ville. Photo : Théodore de Kerros

Une fois la cargaison déchargée, l’élu accompagne les deux camionnettes immatriculées dans le Var dans les ruelles défoncées de sa ville pour livrer les générateurs aux écoles. Arrêt obligatoire dans la plus grande école de Korolevo, où 450 élèves étudient en temps normal. Le directeur, Klefa Vassiliovytch, a besoin d’électricité pour faire marcher ses chaudières au bois et au gaz : « Pour distribuer l’eau chaude dans le système, il nous faut compter sur des pompes électriques qui tombent en panne plus de la moitié du temps. Le générateur nous permettra de les maintenir en route. »

À la fin de la journée, sept écoles ont été livrées. Elles rouvriront pour l’hiver. « Au total, ce sont 2 600 élèves qui pourront retourner en cours grâce à ces quelques générateurs », apprécie Marine Bayer, présidente de l’association Aidocean qui a permis le financement de la mission.

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La Transcarpatie particulièrement vulnérable

La situation à Korolevo est loin d’être un cas isolé. Les coupures d’électricité touchent la majeure partie de l’Ukraine, et particulièrement la Transcarpatie. Cette région montagneuse éloignée de la ligne de front est épargnée par le feu russe depuis le début de la guerre. Elle est naturellement devenue la terre d’asile des centaines de milliers de déplacés de guerre ukrainiens. La population y a doublé en à peine une année. À Oujhorod, capitale administrative de l’oblast de Transcarpatie, l’adjoint du gouverneur, Petro Dobromilsky, se sent oublié. « Les besoins en énergie et en nourriture ont quasiment doublé en un an, affirme le bras droit du gouverneur. Sur 1 million d’habitants, nous comptons 400 000 déplacés internes. Et nous entrons dans les températures les plus froides de l’hiver. » Pour répondre au mieux à cette crise, le second de l’oblast affirme que sa région a déployé 3 000 places d’hébergement d’urgence« où les gens peuvent venir se réchauffer et demander de l’aide.»

L’adjoint du gouverneur de l’oblast de Transcarpatie, Petro Dobromilsky. Photo : Théodore de Kerros
Un enfant sur deux en décrochage scolaire

Parmi elles, le camp de Perecrestia accueille 82 réfugiés de guerre, dont de nombreuses mères seules avec enfants. Svieta Viatcheslavaïa est arrivée le 22 août avec ses trois filles. Cette jeune maman a fui les bombardements de Kharkiv il y a 6 mois. Elle en garde un souvenir d’épouvante. « Nous nous sommes réfugiés au sous-sol pendant 9 jours. Au fur et à mesure, les bombes se rapprochaient de chez nous. Une nuit, les vitres ont explosé et nous avons décidé de nous enfuir avec mes filles. » L’administration militaire les a ensuite pris en charge pour les rediriger vers la Transcarpatie, puis dans le centre de Perecrestia. La structure d’accueil compte 37 enfants. La moitié seulement est scolarisée. L’autre moitié, dont les enfants de Svieta, suit des cours en ligne depuis les salles communes transformées en dortoir. « Mes filles sont en décrochage scolaire à cause des coupures de courant », déplore la mère de famille.

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Des réfugiés du Donbass en Transcarpatie. Photo : Théodore de Kerros

Avec 15 heures par jour sans électricité, les élèves réfugiés mis en télétravail ne peuvent suivre le rythme de leurs camarades de classe. L’ancienne habitante de Kharkiv demande des routeurs depuis plusieurs semaines, sans succès. À ses côtés, sa fille aînée de 16 ans, Karyna, s’occupe en dessinant. « Elle rêverait de devenir designeuse », confie la mère dans un sourire résigné. Ce week-end, une grande partie du pays a encore été plongé dans le noir. De nouvelles infrastructures énergétiques stratégiques ont été prises pour cible dans six régions. Et l’Ukraine se prépare à de nouvelles attaques aériennes…

Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.

Théodore de Kerros

Journaliste indépendant, formé à l'École Publique de Journalisme de Tours.