Pour les enfants de Kharkiv, poursuivre l’éducation quand il n’y a plus d’école. « Une école, ce n’est pas seulement des murs ».

L’école 46 de Kharkiv a été détruite par un missile l’année dernière. Depuis, ses enseignants continuent à faire classe, tant bien que mal. Reportage.

Kharkiv, envoyée spéciale – Le 10 juillet 2022, vers trois heures du matin, les riverains de l’école 46 de Kharkiv ont été réveillés par une immense déflagration. En une seconde, la meilleure école de la ville, nommée après le chimiste russe Mikhaïl Lomonossov, a été complètement détruite. C’est seulement à cinq heures, après le couvre-feu, que la directrice Yana Tchernihivska a découvert l’ampleur des dégâts sur l’école qui existe depuis les années 1930. De l’aile droite, il ne reste qu’une carcasse et un tableau noir, pendant tant bien que mal à un mur en ruines. En une seconde, les fenêtres ont été soufflées par un missile S-300, envoyé depuis la ville russe de Belgorod, située à seulement 80 kilomètres au Nord.

Dès le matin même, en apprenant la nouvelle, des dizaines de personnes ont afflué dans le quartier résidentiel de la banlieue Sud de Kharkiv pour découvrir l’ampleur des ravages. Des anciens élèves, des parents, des enseignants de cette école spécialisée en sciences, l’une des meilleures de la ville. Les 1 500 élèves et leurs parents, les 105 enseignants, se sentent tous « orphelins », privés d’une partie de leur vie en un instant.

« Chacun a pris un balai et a commencé à nettoyer, à fermer les fenêtres, à sauver les livres et les meubles qui pouvaient l’être. Personne n’était obligé de venir, personne n’a été payé, cela venait du fond du cœur » se souvient Denys Morozov, prof d’histoire ému par cet élan de solidarité, depuis la crèche voisine qui, elle, n’a pas été touchée. « Les gens pleuraient, certains enseignants travaillent ici depuis 1985, c’est un bout de nous qu’ils ont détruits », poursuit la directrice Yana Tchernihivska. Un crowdfunding a été lancé le jour même.

L’école 46 fait partie des 3 428 établissements éducatifs – incluant les universités et les orphelinats – endommagés depuis le début de l’invasion, dont 365 complètement détruits, selon le ministère ukrainien de l’éducation et des sciences. Dans un rapport publié le 9 novembre, intitulé Des chars dans la cour de récréation : attaques contre des écoles et utilisation militaire des écoles en Ukraine, l’ONG Human Rights Watch documente les destructions causées par des attaques aériennes russes et des tirs d’artillerie dans les premiers mois de l’invasion sur des écoles de quatre régions du pays. L’organisation dénonce l’utilisation par les forces du Kremlin des établissements scolaires comme casernes militaires, hôpitaux de fortune ou centre de torture. Dans une moindre mesure, des soldats ukrainiens ont également pris position dans des écoles. « Les attaques ont eu un impact dévastateur sur l’accès des enfants ukrainiens à l’éducation pendant la guerre, et probablement longtemps après, car la réparation et la reconstruction des écoles, en particulier au milieu d’autres infrastructures civiles détruites, nécessiteront des ressources importantes et beaucoup de temps », s’inquiètent les auteurs du rapport.

Yana Tchernihivska, directrice de l’école.
Cours en ligne

Depuis la frappe, Denys Morozov, 36 ans, donne ses cours d’histoire-géo en ligne sur Zoom à ses élèves, parfois seul dans une classe de la crèche voisine, sans chauffage ni électricité. Derrière les écrans, des visages juvéniles en France, en Allemagne, à l’ouest de l’Ukraine. Certains sont restés dans la deuxième ville d’Ukraine et se rencontrent en petit groupe, pour conserver un peu de lien social, confie Denys.

Contrairement aux autres villes du pays, dans la seconde ville d’Ukraine, aucune école n’a rouvert en format hybride, avec au moins quelques jours à l’école. Car Kharkiv se trouve à 30 kilomètres de la frontière russe. Régulièrement, les missiles tombent avant que la sirène ne se déclenche. Les missiles sol-air S-300 modifiés peuvent atteindre la ville en 40 secondes depuis Belgorod. Les élèves auraient à peine une minute pour rejoindre les abris… si l’école est toujours debout.

Selon une enquête du groupe de Kharkiv pour les droits de l’homme, 65 % des écoles de la région ont été endommagées entre le 24 février 2022 et juin 2023, soit 244 bâtiments. Selon la mairie, sur 111 000 enfants en âge d’aller à l’école, 52 000 sont toujours dans la ville. A l’étranger, la plupart des enfants de Kharkiv continuent à suivre des cours du soir de leurs écoles respectives en plus des écoles dans leurs pays d’accueil. Mais près de 10 000 ont fait le choix de définitivement quitter le système scolaire ukrainien. « Certains ont refait leur vie à l’étranger, c’est triste mais on comprend, c’est une décision pragmatique », estime la directrice.

Denys Morozov, 36 ans, donne ses cours d’histoire-géo en ligne sur Zoom.

A Kharkiv, la seule alternative au virtuel en 2023 est « l’apprentissage dans le métro », en test depuis la rentrée 2023 pour quelques chanceux. Cinq stations de métros ont ouvert des salles de classes près entre les tourniquets et les voyageurs pressés. Seulement un millier d’élèves des petites classes ont commencé les cours le 4 septembre, sur une base de volontariat pour redonner aux enfants des contacts entre eux. Les cours se déroulent seulement trois jours par semaine. De mars à mai 2022, près de 160 000 ont vécu dans ces stations souterraines, dont 7 000 enfants. En octobre, le maire de Kharkiv, Ihor Terekhov, a annoncé qu’une école entièrement souterraine allait être construite dans le Nord de la ville.

Solidarité

En attendant, la plupart des élèves étudient en ligne, comme ceux de Denys Morozov. La première moitié de la journée jusqu’à 15 heures, les cours sont dédiés aux élèves encore en Ukraine et la deuxième moitié à ceux qui sont à l’étranger pour qu’ils puissent suivre les deux cursus scolaires. L’hiver dernier, les coupures d’électricité et de réseau ont compliqué le suivi des cours. Les autorités ukrainiennes s’attendent à une nouvelle campagne de frappes.

« Je suis un prof d’histoire, je raconte souvent à mes élèves que la reconstruction après la Seconde Guerre Mondiale était aussi un processus de reconstruction psychologique. La guerre se finira un jour. On ne peut pas perdre espoir. On ne peut pas se permettre de baisser les bras ».

Denys Morozov.

A l’école Lomonossov – depuis simplement renommée école 46 en attendant mieux – seuls 300 élèves n’ont jamais quitté la ville. Cinq familles ont même habité pendant un temps dans le métro. La destruction de l’école et l’invasion a créé une vague de solidarité, selon la directrice. « Une école, ce n’est pas seulement des murs, ce sont des élèves, des parents, des profs, notre école, c’est nous », souffle Yana. Quand une des enseignantes a perdu son logement détruit par une frappe, un parent d’élève lui a immédiatement proposé un de ses appartements vides. D’autres lui ont emmené des vêtements, des meubles, de la vaisselle. L’école et les professeurs ont également donné des ordinateurs aux élèves qui n’en possédaient pas.

Ces derniers sont très affectés par la guerre, explique Denys Morozov. « Ce ne sont plus des enfants, ils ont grandi trop vide. Les premières, à 15 ans, sont aussi matures que s’ils en avaient 24 », dit le professeur. « Ils posent beaucoup de questions sur la guerre, mais les adultes n’ont pas toujours la réponse ». Tetiana, une prof d’arts plastiques, se souvient par exemple d’un élève de cinquième lui demander : « On nous a appris que la violence c’est mal, et pourquoi un pays entier nous attaque ? »

Futur incertain

Après la terminale, beaucoup de jeunes garçons veulent partir se battre, confie l’enseignante. « Je me rappelle l’un d’eux, tout jeune, tout fin, un gamin. Je lui ai dit, va à l’université, va étudier, d’autres gens se battent pour toi, défends ta patrie sur un autre front », explique-t-elle. Finalement, il a rejoint une université de droit pour devenir magistrat et poursuivre les criminels de guerre. Certains des enfants ont perdu des proches dans les frappes régulières sur la ville, d’autres ont perdu un père, tué au front.

Aujourd’hui, les enseignants ne savent pas quand l’école pourra rouvrir. Elle fait partie des quatre écoles de la ville qui doivent être reconstruites entièrement. Si dans la région de Kyiv, la reconstruction avance à grand pas, à Kharkiv, près de la frontière russe, les efforts traînent, selon le rapport de Human Rights Watch. Seules 13 écoles ont été réparées en janvier 2023, sur les 296 endommagées dans la région.

« Remettre en état, ce n’est pas un problème. Chaque résident de cette ville se jettera corps et âme dans la reconstruction. Le problème c’est qu’ils peuvent toujours recommencer à frapper, à n’importe quel moment », explique Denys Morozov, qui reste optimiste. « Je suis un prof d’histoire, je raconte souvent à mes élèves que la reconstruction après la Seconde Guerre Mondiale était aussi un processus de reconstruction psychologique. La guerre se finira un jour. On ne peut pas perdre espoir. On ne peut pas se permettre de baisser les bras ». Dans les décombres des mois après la frappe, Yana, la directrice, a retrouvé un didoukh, un bouquet de blé traditionnel de Noël symbolisant l’abondance. Des germes avaient poussé avec l’eau de pluie. Un signe, pour Yana, que l’école aussi renaîtra de ses cendres.

Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.

Clara Marchaud

Journaliste indépendante multimédia basée à Kiev.