Omer Bartov, spécialiste de l’histoire de l’holocauste et de la Seconde Guerre mondiale, a retracé l’histoire de la ville de Buczacz (Boutchatch, en Ukraine actuelle). Pendant plus de quatre cents ans, Polonais, Ukrainiens et Juifs y ont cohabité, jusqu’aux tragiques déchirements du XXe siècle. À l’occasion de la traduction de son livre en français, Anatomie d’un génocide. Vie et mort dans une ville nommée Buczacz, nous avons interrogé Omer Bartov sur l’histoire cette région.
Omer Bartov est professeur d’histoire européenne à Brown University (États-Unis). Il est l’auteur de L’Armée d’Hitler, (Hachette, 1999) et d’Anatomie d’un génocide. Vie et mort dans une ville nommée Buczacz (Éditions Plein Jour, 2021). Entretien et traduction par Gwendal Piégais.
Le Courrier d’Europe centrale : Dans votre livre, vous étudiez l’histoire de la ville et des habitants de Buczacz, aujourd’hui en Ukraine. Dans cette ville et sa région, à l’aube du XXe siècle, on peut trouver des Polonais, des Ruthènes, des Juifs, etc. Pouvez-vous présenter les communautés qui y vivent avant la Première Guerre mondiale et de leurs relations avec la puissance dominante, l’Empire austro-hongrois ?
Omer Bartov : À la veille de la Première Guerre mondiale, Buczacz fait en effet partie de l’empire austro-hongrois, et ce depuis 1772, date de la première partition de la Pologne. Cette région, qui a alors reçu le nom de Galicja ou Galizien, est alors annexée par l’empire autrichien. Avant cela, ce territoire appartient à ce qu’on appelait l’Union de Pologne-Lituanie ou encore la République des Deux nations. La Galicie, en tant que province de l’Empire autrichien, puis de l’Empire austro-hongrois, est la province la plus peuplée et la plus pauvre de l’est de la Double monarchie. Cette province est en fait composée de deux parties : la Galicie occidentale, qui fait maintenant partie de la Pologne et la Galicie orientale qui est aujourd’hui en Ukraine.
En Galicie orientale, qui est la plus grande des deux parties, et où se trouve Buczacz, la majorité de la population est ruthénienne, un des anciens noms pour désigner les Ukrainiens. Dans la région, ces populations sont en effet qualifiées tantôt de Ruthenen en allemand ou Rus en langue locale. Ils constituent plus de 60% de la population. Les autres sont les Polonais, qui sont le deuxième groupe, par ordre d’importance numérique, mais ils constituent le groupe dominant en termes de politiques. Les Juifs, quant à eux, représentent environ 10% de la population. La Galicie a d’ailleurs la plus grande concentration de Juifs de tout l’empire austro-hongrois. Par ailleurs, il faut ajouter que les Polonais de la région jouissent d’une grande autonomie dans la région, et les élites polonaises ont donc un grand poids politique.
Il y a deux autres éléments importants pour comprendre la région. Tout d’abord vous avez la place de plus en plus importante que prend le nationalisme dans la vie politique galicienne, dans la seconde partie du XIXe siècle. On assiste à une montée d’abord du nationalisme polonais, puis du nationalisme ukrainien et ensuite, en grande partie en réponse à cela, un nationalisme juif. Ces nationalismes ont un impact sur la relation entre les groupes ethniques et entre ces groupes et le régime de Vienne. Ce sont des nationalismes territoriaux et ethniques, ce qui signifie que les Polonais prétendent que la Galicie appartient à la Pologne parce que la Pologne y est venue pour civiliser la région. C’est donc une sorte de mission civilisatrice, pour reprendre une expression française. Les Ukrainiens soutiennent que la population indigène a été colonisée par les Polonais, mais que les Ukrainiens ont toujours été là, donc cette région leur appartient.
« Les Polonais prétendent que la Galicie leur revient parce que la Pologne y est venue pour civiliser la région. Les Ukrainiens soutiennent que la population indigène a été colonisée par les Polonais, mais que les Ukrainiens ont toujours été là, donc que cette région leur appartient. »
Les Juifs ne revendiquent pas vraiment la propriété de la terre elle-même. Le sionisme devient le courant dominant dans la population juive à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Les Juifs ne font pas cas de la terre elle-même, mais plutôt du fait qu’ils sont venus en Galicie et ont contribué à développer le commerce, etc. Mais le sionisme en tant que nationalisme peut être rapproché des nationalismes polonais et ukrainien, en ce qu’il est lui aussi ethnique et territorial. Il est ethnique dans le sens où il parle du peuple juif ou de la nation juive et il est territorial dans le sens où il dit qu’il y a une terre qui appartient aux Juifs. Mais cette terre, ce n’est pas la Galicie, c’est la Palestine. Et dans cette lutte de plus en plus vive entre les nationalismes polonais et ukrainien pour la terre, la seule chose sur laquelle ils s’accordent, c’est que les Juifs n’y ont pas leur place. Et sur ce point les Juifs ne les contredisent même pas. Ils font valoir qu’ils ont le droit de vivre là parce qu’ils ont contribué au développement de la Galicie.
Vous expliquez que la Première Guerre mondiale a été un moment important de l’histoire de la région. Votre livre décrit les violences qui se produisent pendant cette période – des violences relativement oubliées en Europe de nos jours. Pourquoi les occupations successives de la région vous semblent un épisode important de l’histoire de la région ?
La Première Guerre mondiale à l’Est de l’Europe reste un conflit oublié, en grande partie à cause de la Seconde Guerre mondiale. Mais cette guerre est d’une importance cruciale afin de comprendre l’entre-deux-guerres et le second conflit mondial. Tout d’abord, c’est une guerre terriblement dévastatrice. Il y a une violence qui s’abat sur ces régions, non seulement la destruction de vies humaines, mais aussi de villes et de villages, et cela à une très grande échelle. Et encore une fois, cet épisode reste méconnu, en particulier par les Européens de l’Ouest. Lorsqu’ils pensent à la Première Guerre mondiale, cela évoque pour eux les tranchées du front Ouest. Ils n’imaginent pas qu’à l’Est le conflit a pu être encore plus dévastateur. Cette dévastation signifie également que les populations ont été exposées à de très nombreuses violences, et pas uniquement tout au long d’une étroite ligne de front comme à l’ouest, mais partout dans la région, dans des régions où les combats sont restés plus mobiles et où certaines villes ont connu plusieurs occupations successives. Les populations ont donc été très fortement exposées à la violence du conflit. Cela a eu un effet de brutalisations sur les sociétés est-européennes.
L’autre élément important, que nous avons mentionné plus tôt : il y a un nationalisme qui gagne en importance avant la Première Guerre mondiale. Mais ce nationalisme, bien qu’il soit source de conflit, est antagonique, il n’est pas violent. Mais une fois que la guerre éclate, elle autorise la violence, et elle continue à se déchaîner après la guerre. À la fin de la Première Guerre mondiale en 1918, lorsque l’empire autrichien s’effondre et que les bolcheviques prennent le pouvoir en Russie, les violences ne cessent pas en Galicie. Elle poursuit son déchaînement durant la guerre entre les Polonais et les Ukrainiens, un conflit qui dure environ un an, sur ce territoire que les deux nations convoitent. Par ailleurs, cette violence ne concerne pas seulement les soldats, mais aussi les civils. Il y a un très grand nombre d’atrocités commises par les soldats des deux camps. Celles-ci incluent notamment des pogroms contre les Juifs, de sorte que ce type de violence ethnique après la guerre fait partie intégrante de l’héritage de ce que nous voyons se poursuivre par la suite, durant l’occupation soviétique et l’occupation allemande.
Il faut également ajouter que c’est pendant l’occupation russe, lorsque les troupes de l’armée impériale occupent cette zone (en 1914-1915, puis à nouveau en 1916-1917) et cela de manière très brutale, que surviennent des violences qui ciblent particulièrement les Juifs. La population de la région est particulièrement exposée à la violence contre les Juifs. Non pas qu’elle y participe forcément, mais elle l’observe. Et cela montre qu’il y a une permission tacite à commettre des actes violents, une libération de la violence contre ce groupe particulier. Cela devient un élément que les gens intériorisent. Et ce sont les personnes qui ont été exposées à ce genre de violence pendant six ans qui seront les activistes des années 1920, 1930 et 1940. Cette violence fait partie de ce qui les a édifiés, et c’est pour cela que la Première Guerre mondiale est vraiment incontournable pour comprendre à la fois la nature des sentiments nationaux, mais aussi la psychologie des habitants de la région.
Après la Première Guerre mondiale, Buczacz est devenue une ville polonaise et sur ces territoires frontaliers les projets politiques polonais n’ont pas fait une grande place aux minorités. Pourquoi cet endroit était-il si problématique pour le projet national polonais ?
Ce qui fait la spécificité de la Galicie, et pas seulement de Buczacz, c’est que toute cette région est considérée par la Pologne comme faisant partie des kresy, des confins. Pour les nationalistes polonais, ces territoires frontaliers, ces confins avaient une valeur singulière dans leur projet d’État-nation et dans la mémoire collective polonaise. Ces territoires ont fait partie du grand empire polonais, du temps de l’Union de Pologne-Lituanie qui a été dépecé au XVIIIe siècle. Cet empire s’étendait à l’Est du Bélarus, à l’Est de la Galicie, jusqu’à Kiev, dans ce que nous connaissons maintenant comme l’Ukraine. Lorsque l’État-nation polonais est créé après la Première Guerre mondiale, il y a des Polonais qui estiment qu’il devrait en fait inclure beaucoup plus de territoires. Pas seulement la Galicie orientale, mais aussi ceux à l’Est de la rivière Zbroutch, qui sépare la Galicie orientale et qui est sous contrôle de la Russie soviétique, et avant cela de l’empire russe. Pour des Polonais nostalgiques, ces territoires font partie d’un héritage culturel et politique.
L’autre élément important, c’est que la majorité de la population de Galicie est ukrainienne. La Pologne de l’entre-deux-guerres est un État-nation polonais qui ne compte que 60% de Polonais ethniques. La deuxième plus grande minorité est constituée d’Ukrainiens. Ils représentent 20% de la population et dans cette région. On compte également des Bélarussiens au nord-est du pays. Hormis quelques exceptions, ce découpage ethnique recoupe un découpage religieux : dans des régions comme la Volhynie, les Ukrainiens sont des grecs-catholiques et être grec-catholique, c’est être ukrainien. Et être catholique romain, c’est être Polonais. Dans le cas de l’Ukraine orientale, vous avez une population juive très importante, là encore la plus grande concentration de juifs est en Galicie orientale.
Pour la Pologne, la suppression du nationalisme ukrainien fait partie intégrante de la création d’un État-nation polonais. Après la Première Guerre mondiale, Varsovie est en grande partie obligée de signer un traité sur les minorités, qui stipule que la Pologne devrait faire preuve de tolérance envers les Juifs, les Ukrainiens, etc. Mais cette tolérance n’est pas du tout au programme des nationalistes et de l’élite polonaise, qui entend bien poloniser les confins. Ces traités accroissent même la tension autour de cet enjeu, puisque l’élite polonaise perçoit qu’elle a été forcée de le signer, à cause de la pression de ses propres minorités sur la communauté internationale. Et dans ce contexte, les Juifs sont particulièrement pointés du doigt, comme ceux qui auraient eu une influence décisive et reçu l’appui de « la juiverie internationale » qui aurait mis son long nez dans la politique intérieure polonaise. Et ce sentiment anti-juif très intense croit avec le temps et devient dominant dans les années 1930.
« La politique polonaise en Galicie est une politique de colonisation. Elle se manifeste par de nombreuses aides et financements offerts, par le gouvernement de Varsovie, aux Polonais qui veulent s’installer dans les confins. »
Il y a également un sentiment anti-ukrainien très fort. La différence entre les deux, et je dirais que la Galicie est tout particulièrement concernée, c’est que les nationalistes polonais aimeraient considérer les Ukrainiens comme une nation sœur, un peuple frère. Ils voient dans les Ukrainiens de Galicie une nation qui n’inclut pas tous les Ukrainiens, mais qu’ils peuvent considérer comme « nos Ukrainiens ». Ils préfèrent d’ailleurs les appeler Ruthéniens, afin de faire la distinction entre les deux. Mais quoi qu’il en soit, il y a l’idée – très répandue dans les élites – d’une définition plus large de la polonité qui permet d’inclure les populations des confins. Ils les considèrent comme plus primitifs, mais pensent que s’ils pouvaient être progressivement influencés par les Polonais, ils se joindraient au grand État polonais. La rhétorique, même dans les années 1930, reste basée sur cette idée de les amener dans le giron de la nation polonaise. A contrario, ce n’est pas ainsi que les juifs sont considérés. Au plus on avance dans les années 1930, plus les Juifs sont considérés comme une nation qui doit vraiment partir, d’où vient d’ailleurs le slogan polonais « Juifs, partez en Palestine ». Il y a donc une sorte de sionisme antisémite dans le nationalisme polonais qui dit « vous avez votre propre nation, pourquoi ne partez-vous pas ? Nous pourrions même vous aider… »
Il faut ajouter également que la politique polonaise en Galicie est une politique de colonisation. Cette colonisation, en particulier en Galicie orientale, se manifeste par de nombreuses aides et financements offerts, par le gouvernement de Varsovie, aux Polonais qui veulent s’installer dans les confins. Et lorsqu’on étudie les écrits personnels des habitants de la région, comme j’ai eu l’occasion de le faire pour l’écriture de ce livre, les habitants soulignaient, à l’époque, la différence entre les relations polono-ukrainiennes avant et après la Première Guerre mondiale. Dans ces écrits, les Ukrainiens insistaient sur le fait que les Polonais qui vivaient dans la région avant 1918 leur ressemblaient. Ils parlaient une langue proche de la leur, et vivaient à leurs côtés. Ces colonisateurs étaient différents et recevaient bien sûr des aides de l’État. Il y avait donc beaucoup de jalousie et de ressentiment à leur égard, car certains villages de la région étaient complètement délaissés, avec une population très pauvre et aucune aide pour mettre en place des infrastructures ou des conditions de vie plus décentes. Les Ukrainiens de Galicie déploraient le fait que les Polonais originaires de la région se rapprochent de ces nouveaux arrivants. Ce processus de colonisation exacerbe vraiment les tensions nationales entre les Ukrainiens et les Polonais tout au long des années 1920 et 1930.
Lors de votre étude de l’entre-deux-guerres, vous nous donnez de nombreux éléments sur les lieux dans la ville Buczacz comme l’école, l’orphelinat, la synagogue, ainsi que les bibliothèques nationales ? Pourquoi avez-vous trouvé important de vous concentrer sur ce type de lieux ?
Les écoles, les organisations nationalistes, les associations éducatives, comme Prosvita (Les Lumières), cette association ukrainienne d’éducation populaire…, toutes ces structures ont laissé de nombreux documents. La première raison est donc celle des sources qui étaient à ma disposition. Mais l’autre raison est que lorsque vous parlez d’un discours national ou nationaliste, c’est toujours une question d’éducation. Il est avant tout question de la jeunesse et de la jeune nation qu’on veut forger. Tout nationalisme parle d’éducation. C’est un constat assez généralisable, que vous parliez de sionisme, que vous parliez de la Pologne, de la France, par exemple si vous regardez la Troisième République : il est toujours question de l’école, de l’enseignement, de la République qui doit entrer dans les écoles des villages. Cette prépondérance de l’éducation est ancienne et remonte au nationalisme allemand du début du 19e siècle.
Si on veut comprendre comment les gens ont été modelés dans un moule national, c’est par l’éducation, par le sport, par les associations de lecture qu’on doit passer. Cela nous donne un très bon prisme pour saisir le développement d’un sentiment collectif. J’ai aussi tenu à examiner comment les habitants de la région se souviennent de cette période, de leur jeunesse, de leur éducation. Je voulais interroger ce que des personnes qui sont devenues par la suite des activistes, des militants, des acteurs de la région, retenaient de leur propre jeunesse et de cette période d’édification.
L’intérêt résidait aussi dans le fait que le gymnasium de Buczacz, ce lycée créé au début du XXe siècle est passé, comme la ville, d’une domination autrichienne, à une domination polonaise, puis soviétique. Pendant la période polonaise, il devient un véritable laboratoire pour la création d’une nouvelle jeunesse. Le gymnasium exclut de plus en plus les Ukrainiens et les Juifs. Ainsi, on peut voir à travers le discours dispensé dans des lieux tels que le gymnasium, comme l’association Prosvita, mais aussi dans à la synagogue et dans les associations de jeunes sionistes. Via ces points d’observation, on peut observer très précisément comment ces groupes commencent à se séparer les uns des autres. Cela fait bien sûr partie de ce que j’ai essayé de comprendre dans le livre en étudiant ces groupes qui vivaient côte à côte depuis 400 ans. Ce n’est pas si facile de simplement séparer les groupes parce que c’est la seule réalité qu’ils connaissent. C’est un processus et le nationalisme n’est pas seulement une sorte idée générale, mais un principe qui agit à travers ces organes particuliers, qui produit de la distanciation entre les uns des autres.
L’occupation soviétique semble être un tournant important dans l’histoire des tensions interethniques : les Juifs accueillant avec une sorte de soulagement les Soviétiques, des Ukrainiens participant au nouvel ordre établi et sont heureux de voir l’intelligentsia polonaise déportée, mais d’un autre côté les nationalistes ukrainiens commencent à souhaiter une invasion allemande ou du moins la fin du pouvoir soviétique. Pourquoi ce moment précis est-il si déterminant dans l’histoire des violences en Europe de l’est?
Cette période d’occupation soviétique, entre 1939 et 1941, est rendue possible par le pacte germano-soviétique entre l’Union soviétique et l’Allemagne nazie. Certaines personnes veulent aujourd’hui l’oublier, mais c’est – plus généralement – l’accord entre Hitler et Staline qui a permis l’invasion allemande en Pologne et en Europe, puis l’invasion soviétique en Galicie et par extension la Seconde Guerre mondiale. En étudiant cette occupation soviétique, je voulais voir comment tout cela fonctionne à cette échelle locale. Et c’est très intéressant et bien sûr extrêmement déprimant…
Il faut d’abord revenir un peu en arrière. En 1939, les Juifs de cette région se sentent totalement pris au piège. Ils sont considérés comme indésirables à la fois par les nationalistes ukrainiens et par l’État polonais et ils ne peuvent aller nulle part. En effet, ils ne peuvent plus émigrer en Palestine à cause des restrictions britanniques à l’immigration, à la suite du soulèvement arabe de 1936. Ils ne peuvent plus non plus aller dans d’autres pays en grande partie à cause de la Grande Dépression et parce que personne ne veut de réfugiés ou d’immigrants chômeurs. Ils se sentent totalement coincés et sont traités en indésirables. Cette situation affecte tout particulièrement les plus jeunes. Comme nous l’avons mentionné plus tôt, il est très difficile pour les jeunes Juifs d’aller dans de bons établissements d’enseignement dans la Pologne de l’entre-deux-guerres, en raison des nombreuses restrictions à leur accès à l’éducation.
L’arrivée des Soviétiques est donc vue avec un certain soulagement par cette communauté, qui se sent enfin débarrassée de cette oppression polonaise. Les Soviétiques changent totalement les modalités d’accès à l’enseignement. Bien sûr, vous devez étudier en ukrainien, pas en polonais, et il y a toutes sortes de changements dans les programmes, mais pour des jeunes juifs, c’est l’occasion d’accéder à une meilleure formation. De plus, dans ces communautés très pauvres, les jeunes juifs de la classe ouvrière qui ont des sympathies socialistes pensent que c’est le socialisme qui va apporter la solution à la question juive. C’est une question sur laquelle beaucoup ont écrit : la communauté juive avait principalement trois options, le sionisme et l’immigration en Palestine, ou l’immigration en Amérique, ou le socialisme. Et comme ils ne peuvent pas aller en Palestine ou en Amérique du Nord, ils deviennent socialistes.
Du côté ukrainien, j’ai récemment traduit et publié trois récits d’habitants de la région et l’un d’eux a été rédigé par un professeur ukrainien. Il parle longuement du fait qu’ils sont heureux de voir disparaître l’État polonais. Ils détestaient vraiment cet État, et ils croient non seulement qu’ils seront libérés des Polonais, mais qu’ils seront unis avec les autres Ukrainiens, de l’autre côté du fleuve, ceux qui vivaient déjà sous la domination soviétique. Maintenant, combien d’entre eux savaient pour l’Holodomor ? Combien d’entre eux savaient pour les millions d’Ukrainiens morts sous Staline dix ans plus tôt ? C’est une autre question, mais le fait est qu’à l’arrivée des Soviétiques, ils sont très heureux. Les Polonais, quant à eux, sont bien sûr dévastés, car ils ne perdent pas seulement le contrôle de la région. L’État-nation polonais est détruit. L’ensemble du projet polonais semble avoir disparu et ils nourrissent un grand ressentiment à l’égard des deux autres minorités (qui ne sont d’ailleurs plus des minorités…) et de leur accueil des Soviétiques.
Les Ukrainiens sont heureux de voir disparaître l’État polonais. Ils détestaient vraiment cet État, et croient non seulement qu’ils seront libérés des Polonais, mais qu’ils seront unis avec les autres Ukrainiens, ceux qui vivaient déjà sous la domination soviétique.
Mais malheureusement, les Soviétiques font alors ce qu’ils font de mieux : ils ruinent très vite l’économie. Ils nationalisent tout et le résultat est que très peu de temps après leur arrivée, il y a une grave pénurie alimentaire. Les gens manquent de nourriture et la disette se généralise. Et deuxièmement, ils commencent à déporter un grand nombre d’ennemis – réels et imaginaires – du régime. Ils commencent par les Polonais. Les Soviétiques déportent l’élite et l’aristocratie polonaise, les officiers, les familles des officiers, la bureaucratie, etc. Et puis ils se retournent contre les juifs et ils déportent également un grand nombre de juifs à la fois pour des raisons sociales (propriétaires d’usine, commerçants, etc.) et pour des raisons politiques (sionistes). Enfin, l’occupant se retourne contre les Ukrainiens, et c’est ce moment-là, que ces derniers ont tourné leur regard vers les Allemands. Face à la réalité du « paradis soviétique », les nationalistes ukrainiens pensent que l’Allemagne les sauvera. Ainsi les organisations nationalistes ukrainiennes, mais aussi polonaises, se mettent en place et sont soutenues par les nazis. Les Soviétiques arrêtent un grand nombre de ces nationalistes qui ont tourné leur regard vers l’Allemagne.
Dans les derniers jours de l’occupation soviétique, et immédiatement après le début de l’invasion allemande, le NKVD exécute des milliers de prisonniers politiques dans les prisons locales, dont la majorité sont des Ukrainiens. Les politiques changeantes des Soviétiques vis-à-vis des trois groupes ethniques en Galicie cristallisent les tensions des années 30, qui remontent elles-mêmes aux rapports de force avant la Première Guerre mondiale. Le pouvoir polonais avait déjà exacerbé certaines de ces lignes de fracture, jusqu’à un sommet inédit. Les Soviétiques ont instrumentalisé cette tension et l’ont canalisée avant même l’arrivée des Allemands. On assiste alors à une explosion de violence, qui survient au moment où il n’y a plus d’ordre, où le pouvoir soviétique est en déroute. Tous ces sentiments explosent, et une violence populaire, du règlement de compte au lynchage, éclate dans la région. Donc, en ce sens, la domination soviétique est cruciale pour comprendre précisément la nature de la violence collective qui s’y produit immédiatement lorsque les soviétiques quittent cette région.
Avec l’étude de l’invasion allemande et de la perpétration du génocide, vous montrez très bien comment la violence a éclaté entre des personnes qui se connaissaient très bien, étaient des voisins. C’est un phénomène que Jan Gross avait d’ailleurs déjà exploré. De plus, vous insistez sur l’implication des différentes communautés dans les violences et dans le génocide. Que pouvons-nous apprendre sur le génocide en étudiant cette ville ?
Quand j’ai commencé à faire des recherches sur ce livre, c’était justement la question par laquelle j’ai commencé : que se passe-t-il dans une ville pendant le génocide ? A quoi ça ressemble ? Mais pas vu du haut, mais vu par le bas. Au départ, je m’intéressais vraiment à la relation entre les bourreaux et les victimes, car c’était la vision pour ainsi dire conventionnelle sur la manière dont s’était passée l’Holocauste. Parmi ces hypothèses classiques sur le génocide, je voulais questionner l’idée que le génocide avait été industriel : les personnes déportées de Drancy, de Theresienstadt ou de Malines étaient mises dans des trains et ils étaient envoyés vers l’Est. Puis, une fois arrivés, ils sont tués par des personnes qui ne les connaissent pas et il y a très peu de contacts entre les tueurs et les tués.
Je voulais savoir si cela était aussi vrai également dans le cas de villes comme Buczacz, des villes où vivaient la plupart des Juifs d’Europe de l’Est et où ils ont été assassinés. Mais alors que je commençais à y regarder de plus en plus, je me suis rendu compte qu’il ne fallait pas seulement examiner la relation entre les Allemands et les victimes juives, mais aussi entre les Juifs, la population locale et les Allemands. C’était une relation triangulaire et qu’on retrouve dans d’autres villes que Buczacz où vivaient des Polonais, des Ukrainiens et des Juifs et des Allemands. Et c’est là une des grandes différences entre les découvertes de Jan Gross et les miennes. Gross écrit sur Jedwabne, sur un massacre particulier qui a été perpétré en en grande partie par la population polonaise.
Dans le cas de Buczacz, vous avez plus de groupes, vous avez des tensions entre ces communautés non juives qui ont un impact sur la relation avec les Juifs. Par ailleurs, vous n’avez pas un seul grand massacre de Juifs par la population locale – bien que cela se produise dans d’autres villes de Galicie – mais vous avez plutôt une situation où les Allemands ne peuvent pas mener une campagne d’extermination aussi longue avec si peu d’Allemands sur le terrain et sans une large coopération des locaux. Ce que j’ai découvert, ce à quoi je ne m’attendais pas, c’est que non seulement les policiers ukrainiens locaux, la police auxiliaire, toutes ces forces de l’ordre créées par les Allemands pour les aider et tuer les Juifs, non seulement ils connaissent leurs victimes, mais les Allemands connaissent aussi les Juifs. Et la raison en est que les Allemands sont arrivés en juillet 1941 et que les tueries ne commencent qu’en octobre 1942. Il y a eu un massacre majeur avant cela, déjà en août 1941 lorsque l’intelligentsia est assassinée (environ 450 personnes tuées). Mais il y a ensuite une accalmie, qui dure plus d’un an avant le début du massacre le plus important, entre octobre 1942 et juin 1943.
Et pendant cette accalmie, Juifs et Allemands apprennent à se connaître : les Juifs vont et viennent en permanence chez les Allemands. Les Juives travaillent comme nourrices, d’autres Juifs sont des médecins, des femmes de ménage, travaillent comme tailleurs pour les officiers allemands ou le personnel administratif. Ils en viennent à se connaître par leur nom et donc au moment où les grands massacres commencent, ils sont pour ainsi dire intimes. Les gens tuent des gens qu’ils connaissent. Et les voisins des Juifs, les Ukrainiens, ont été impliqués dans ce processus, bien que ce soient vraisemblablement les Allemands qui ont directement commis le plus de meurtres. Cela me paraissait très important, car cela montre à quel point il y avait de la familiarité et que cette distanciation entre les victimes et les auteurs n’existe pas à Buczacz et dans des centaines de localités d’Europe de l’Est.
« Quand vous regardez une ville comme Buczacz, et d’autres villes à l’est, vous vous rendez compte qu’il n’y avait pas de simples témoins, au sens où ils seraient trouvés là. Il n’y avait pas d’extériorité à ce qu’il se passait, que des degrés d’engagement. »
L’autre fait remarquable, c’est qu’on a supposé pendant très longtemps que les camps d’extermination étaient secrets et cachés dans les forêts et qu’au fond personne ne savait exactement ce qui s’y passait. Il y a eu pendant longtemps des débats pour savoir si les Allemands savaient qu’on y exterminait les Juifs. Dans le cas de Buczacz, le meurtre est public. Tout se passe juste là. Même lorsque des gens sont envoyés en transports à Belzen, comme cela se produit dans les deux premiers mois, ces rafles sont publiques et extrêmement violentes, avec des centaines de personnes tuées dans les rues, comme des milliers d’autres poussées violemment dans des trains. Et après, au début de 1943, tous les massacres ont lieu in situ, juste là, dans la rue. Et ce sont de petites villes… À Buczacz, si vous vous trouvez au milieu de la ville, les lieux où les massacres sont commis, deux collines – la colline de Fédor d’un côté et le cimetière juif de l’autre – vous voyez les deux. Vous pouvez entendre chaque coup de feu, il n’y a donc rien de secret. Ces tueries sont publiques et intimes.
Par ailleurs, on a longtemps interprété l’holocauste selon les catégories de « bourreaux », des « victimes », à côté desquels il y aurait eu des témoins ou des spectateurs neutres. Quand vous regardez une ville comme Buczacz, et d’autres villes à l’Est, vous vous rendez compte qu’il n’y avait pas de simples témoins, au sens où ils seraient trouvés là. Il n’y avait pas d’extériorité à ce qu’il se passait, que des degrés d’engagement. Vous pouviez aider, participer, vous abriter ou abriter quelqu’un, vous pourriez simplement vous cacher dans la maison d’un voisin, chasser une personne de sa maison, mais vous ne pouviez pas être nulle part. Tout le monde était engagé d’une manière ou d’une autre. Et bien souvent, ces engagements n’étaient pas exclusifs. Quelqu’un pouvait sauver une personne, pour ensuite le chasser de la maison où on l’avait caché. Un Ukrainien pouvait être impliqué dans le meurtre d’un juif, pour en sauver d’autres quelques jours plus tard. Le génocide devient un événement social dans lequel tout le monde est impliqué, et c’est là une dimension fondamentale de l’Holocauste en Europe de l’est.
La nouvelle occupation soviétique du territoire ne met pas fin aux violences. N’est-ce pas, en quelque sorte, le début du dernier acte des violences sur ces territoires ?
Après la Première Guerre mondiale, la guerre entre les Polonais et les Ukrainiens, qui entraîne la conquête de la Galicie par les Polonais, a nourri le ressentiment national ukrainien. En 1929, les nationalistes ukrainiens créent l’OUN, l’Organisation des nationalistes ukrainiens, qui est structure radicale et très influencée par d’autres organisations fascistes. L’OUN a une rhétorique claire : elle souhaite créer une Ukraine sans Polonais. Initialement, lorsque les Allemands créent des unités de police auxiliaires qui sont pour la plupart ukrainiennes, ce qu’ils font le plus souvent, c’est qu’ils prennent des milices nationalistes parmi lesquelles on trouve de nombreux membres de l’OUN. Ils transforment ces milices en unités de policiers auxiliaires. Ils leur donnent des uniformes, des armes, des munitions, et ils les forment.
Mais en 1943, une fois la question juive plus ou moins résolue, car la plupart des juifs de Galicie ont été assassinés, ces policiers commencent à déserter, et ils forment l’OUPA, une armée insurrectionnelle ukrainienne, qui est la branche armée des nationalistes ukrainiens. Ils vont alors procéder à l’éradication de la présence polonaise en Galicie et en Volhynie. Dans la seconde moitié de 1943 en Volhynie, puis à partir du début 1944 en Galicie, il y a une tentative concertée des unités armées ukrainiennes pour faire chasser ou éliminer les Polonais, et ils le font par des massacres à grande échelle dans les villages de ces régions. Les Polonais y répondent bien sûr, les organisations clandestines polonaises, comme l’Armia Krajova font face aux unités ukrainiennes. Il y a une escalade, qui aboutit à des massacres mutuels, et les Polonais ne sont pas tout à fait innocents dans cette histoire, comme ils voudraient que nous le pensions aujourd’hui. Mais ils ont un nombre de victimes beaucoup plus élevé, parce qu’ils sont une minorité dans ces régions. Les Allemands ne sont pas du tout intéressés par cet enjeu. Cela ne fait pas partie du projet nazi, qui était de tuer les Juifs, pas d’éradiquer la présence polonaise dans la région. En fait, les Allemands viennent même à la rescousse des Polonais, contrairement à ce qu’ils font par exemple au cœur de la Pologne, en aidant les Polonais à fuir les insurgés ukrainiens.
En 1949, le rêve nationaliste ukrainien s’est réalisé bien que, se faisant, une grande partie de l’intelligentsia et des nationalistes ukrainiens eux-mêmes aient été tués ou déportés goulags, durant cette création d’une Ukraine purement ukrainienne.
Les affrontements armés et les massacres continuent, en dépit de l’arrivée de l’Armée rouge. Mais désormais, les nationalistes ukrainiens, contrairement aux Juifs, ne voient pas le retour des Soviétiques comme une libération. Ils y voient une réoccupation et entament une résistance contre le régime soviétique. C’est véritablement une insurrection, et une lutte ouverte contre le nouvel occupant qui se déclenche. Une telle révolte n’a pas eu lieu contre les Allemands, bien qu’il y ait eu des tensions croissantes entre Ukrainiens et troupes allemandes. Les Soviétiques recrutent alors tout ce qu’il reste de Polonais dans la région, et les quelques Juifs qui y ont survécu. Ils créent leurs propres bataillons de destruction et font venir des milliers d’hommes du NKVD et écrasent brutalement l’insurrection. Cette répression prend néanmoins du temps et dure jusqu’en 1947, voire même 1949. Dans ce contexte, les Soviétiques concluent un accord avec le gouvernement communiste créé en Pologne sur l’échange de population. Tout ce qu’il restait de Polonais est obligé de quitter ce qui devient l’Ukraine occidentale. De leurs côtés, les Ukrainiens présents en Pologne sont expulsés et envoyés dans la nouvelle Ukraine soviétique. Ainsi, en 1949, le rêve nationaliste ukrainien s’est réalisé, bien que, se faisant, une grande partie de l’intelligentsia ukrainienne et des nationalistes ukrainiens eux-mêmes aient été tués ou déportés goulags, durant cette création d’une Ukraine purement ukrainienne.
Vous décrivez une région qui a été vidée de ses Juifs, vidée de ses Polonais à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Quand vous vous êtes rendus en Ukraine pour mener vos recherches sur ce passé assez complexe et embarrassant, avez-vous fait face à des réactions hostiles des habitants de Buczacz ?
Les réactions les plus répandues que j’ai pu rencontrer sont l’indifférence, les gens s’en moquaient vraiment, et l’ignorance, les gens ne savaient pas. Mais dans des petites villes comme Buczacz, je pense que ce qui prévaut, c’est l’ignorance. Les gens ne connaissent tout simplement pas l’histoire de leurs propres villes. Et ils y sont indifférents, mais en partie en raison du fait que la situation économique et l’isolation font qu’ils ont d’autres chats à fouetter. Ils ont traversé des décennies de régime soviétique, ce qui ne leur a pas non plus fait beaucoup de bien. À présent ils essaient juste de joindre les deux bouts et ils ne veulent pas vraiment être dérangés.
Et puis, bien sûr, il y a une certaine méfiance, qui est tout d’abord une méfiance universelle : vous trouverez partout des gens méfiants, dans des petites villes isolées, quand des étrangers viennent et se mettent à fouiller dans leur passé. Pourquoi ces gens sont-ils là ? Que veulent-ils ? Mais dans le cas de Buczacz et de sa région, il y a autre chose, quelque chose que vous pouvez trouver dans toute l’Europe de l’Est. Cette autre chose c’est que dans l’esprit des gens, même s’ils ne savent « pas grand-chose » sur leur ville, ils savent « quelque chose. » Ce « quelque chose » qu’ils savent c’est que les événements de la Seconde Guerre mondiale et le nettoyage ethnique de l’Holocauste, ont entraîné une redistribution massive des biens. Et une grande partie des habitations, des maisons appartenaient autrefois à des personnes qui ont été assassinées ou en ont été chassées.
Et souvent, si vous parlez avec les habitants, s’ils sont prêts à parler, ils vous diront « bien que je l’ai acheté à un autre Ukrainien, je pense qu’il l’a repris aux Juifs. » Et donc, quand quelqu’un vient de l’extérieur, il y a toujours cette sorte de peur que votre propre propriété, qui est souvent très peu, soit remise en question. Et cela a entraîné le genre d’antagonisme qu’on rencontre au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il n’est que de songer à certains pogroms post-1945 en Pologne. Dans plusieurs cas, l’élément déclencheur de violences est le retour d’un juif ou d’une famille juive disant « Je veux retrouver ma maison » et on leur répond : « On vous tranchera la gorge si vous revenez à nouveau. Sortez d’ici. »
Si vous parlez avec les habitants, s’ils sont prêts à parler, ils vous diront « bien que je l’ai acheté à un autre Ukrainien, je pense qu’il l’a repris aux Juifs. »
Mais au-delà de cela, je tiens à dire qu’il y a des efforts, faits par les locaux. Il y a des groupes de personnes, surtout des jeunes, des universitaires ou des sortes d’instituts de recherche, qui essaient de collecter la mémoire de ce qu’étaient ces villes et ces régions avant la Deuxième Guerre mondiale. Ils sont en partie influencés par des initiatives polonaises, car la Pologne pour cette région est une sorte d’Occident proche. La Pologne a fait beaucoup pour raviver la mémoire des communautés juives, malgré sa politique récente. Je pense que c’est dû au fait que les jeunes prennent conscience que ce qui est définitivement perdu ne sauvera pas ce passé.
Par exemple, j’ai eu une conversation intéressante avec une jeune femme de Buczacz qui travaille maintenant à Lviv. Elle m’a dit, tout indignée, que dans ce gymnasium de Buczacz, ils n’étudient pas ce qui s’y est passé avant la Seconde Guerre mondiale. Et ils n’étudient pas du tout l’histoire juive et polonaise de leur ville. Cette personne s’y est de plus en plus intéressée et elle a été à l’initiative de l’installation d’un buste de l’écrivain juif et prix Nobel de littérature Shmuel Yosef Agnon. Elle a d’abord fait face à un peu de résistance du maire qui a déclaré : « nous devons nous concentrer sur ce qui se passe sur Maidan. Pourquoi devrions-nous parler de cette personne ? » Mais, après tout, il était lauréat du prix Nobel, il est considéré comme ukrainien (bien qu’il n’ait jamais été ukrainien). Il apporte donc un peu d’honneur au pays et maintenant il y a un buste d’Agnon à côté de son domicile présumé. Je pense que de jeunes historiens, de jeunes activistes tentent d’agir. Plus récemment, ils y ont inauguré un mur délimitant l’ancien cimetière juif de Buczacz, alors que jusqu’à présent c’était un lieu où les gens déposaient des ordures. Il y a donc des efforts, mais le chemin est long.
Pour aller plus loin :
- Omer Bartov, Anatomie d’un génocide. Vie et mort dans une ville nommée Buczacz, Éditions Plein Jour, 2020
- Omer Bartov, Voices on War and Genocide: Three Accounts of the World Wars in a Galician Town, Berghahn Books, 2020
- Omer Bartov, L’armée d’Hitler, Hachette, 1999
- Podcast Paroles d’histoire, par André Loez, « Buczacz, anatomie d’un génocide, avec Omer Bartov et Tal Bruttmann »