Oksana Leuta, dans l’ombre de l’information, « avec mon casque et mon gilet pare-balles »

Professeur au lycée français Anne de Kyiv, Oksana Leuta s’est muée en « fixeuse » pour les médias français au lendemain de l’invasion russe en Ukraine. Une mission qu’elle s’est donnée afin de transmettre la vérité « au monde entier ». Ukrainiennes dans la guerre (2/4).

Elle rentre tout juste de Lviv, la ville de l’ouest de l’Ukraine située à 70 kilomètres de la frontière polonaise. Elle y a donné trois représentations de la pièce de théâtre dans laquelle elle joue avec sa compagnie pendant son temps libre. Le théâtre, c’est son exutoire, le moyen pour elle de prendre de la distance avec le terrain de guerre sur lequel elle est quotidiennement le reste du temps. Oksana Leuta y passe deux à trois semaines par mois depuis le début de l’agression russe en Ukraine. Elle n’y était pas destinée. Cette femme de 36 ans, parfaitement francophone, a troqué du jour au lendemain ses habits de prof de russe au lycée français Anne de Kyiv pour ceux de fixeuse pour les médias français, qu’elle accompagne dans la préparation des reportages puis sur le terrain.

« Je ne pouvais plus enseigner cette langue à l’école », expose-t-elle dans son appartement récemment remis au goût du jour, dans le centre-ville de Kyiv. Elle n’a pas tergiversé une minute pour remettre sa lettre de démission à l’institution pour laquelle elle travaillait depuis 15 ans. Une décision qui ne l’empêche pas de continuer à parler la langue russe, « tout comme des milliers ukrainiens, surtout des militaires venant de l’est ou du sud du pays, qui ont parlé russe toute leur vie. Ils ne vont pas commencer à apprendre la langue ukrainienne dans cette période, explique-t-elle. Il y a une blague d’ailleurs sur la ligne de front en ce moment à ce sujet, rebondit-elle. Un haut gradé donne instruction à un soldat d’aller se placer sur une position, et le soldat lui répond : ok, mais vous devez d’abord me le dire en ukrainien », sourit-elle.  

Illustration : Anir Amsky

Une blague qui pour elle, témoigne des priorités à ne pas perdre de vue : celle de gagner d’abord la guerre sur le terrain militaire. Un fait possible grâce aux soldats qui combattent sur la ligne de front. Rien de plus. Oksana Leuta est terre à terre face à la situation. Elle a beau avoir besoin de s’échapper sur les planches de théâtre, elle est pragmatique lorsqu’elle évoque la guerre dans son pays, ses conditions de travail, les raisons qui l’ont poussé à devenir fixeuse. Ni par vocation, ni par amour de l’information. Simplement par « souci de transmettre la vérité au monde entier », et pour « se sentir utile pour mon pays en utilisant les compétences que j’avais : parler anglais et français ».

Leurs yeux, leurs oreilles et leur bouche

Sans elle et tous les autres fixeurs, les reporters de guerre des quatre coins du monde actuellement en Ukraine, ne pourraient pas couvrir la situation sur place. Elle est à la fois leurs yeux, leurs oreilles et leur bouche. Depuis début mars, Oksana est interprète, guide, presque nounou des journalistes étrangers à qui elle permet de traverser les check-points, d’accéder à des zones dangereuses, et aussi de rencontrer des personnes importantes pour obtenir des renseignements sur le champ de bataille : soldats, médecins, officiels. Elle l’avait déjà fait pour des médias suisses lors de la révolution de Maidan au cours de l’hiver 2013-2014, et ne se souvient même plus « comment j’ai été contactée par France 2 au début de l’invasion totale », explique-t-elle.

Retrouvez les 3 autres portraits de notre dossier spécial « Ukrainiennes dans la guerre ».

Alors que tout le monde fuit le pays, dont certains fixeurs qui officiaient depuis le début de la guerre dans le Donbass en 2014, Oksana Leuta fait des pieds et des mains pour retourner en Ukraine. Elle venait d’arriver au Sri Lanka pour les vacances lorsque l’armée russe a envahi son pays. Au terme d’un périple de 10 jours dont elle ne se rappelle plus tout à fait les contours « tellement j’étais fatiguée et sous le choc », précise-t-elle, elle parvient à rejoindre la capitale alors encerclée par les troupes de Vladimir Poutine. « J’étais tellement heureuse de retrouver mon appartement, mon chez moi. J’ai dormi quelques heures, j’ai pris une douche, et j’ai directement rejoint la journaliste de France 2 auprès de qui je m’étais engagée à travailler », rapporte-t-elle.

« Je n’ai pas peur des morts. Ce sont les vivants qui me touchent et dont j’ai du mal à supporter la souffrance. »

A partir de ce moment, la jeune femme navigue entre deux mondes : elle passe du confort des hôtels chics de la capitale, aux faubourgs ukrainiens les plus touchés par les bombardements, – Kramatorsk, Mykolaïv, Kharkiv. Elle jongle entre les demandes professionnelles des journalistes de BFM TV pour qui elle travaille ensuite principalement, et le fait de s’assurer que sa famille est à l’abri dans la région de Chernihiv où à l’époque, les combats font rage. Elle tâche de ne pas couper le lien avec ses amis, tous partis à l’étranger et « à qui j’en veux d’avoir quitté le pays, confie-t-elle. Je sais que ce n’est pas bien, que je n’ai pas le droit de leur en vouloir, mais je n’arrive pas à faire autrement et à m’intéresser pleinement à leur vie », sourit-elle, laissant apparaître un peu plus les cernes qu’elles portent sur son visage.

Elle couvre la libération des villes de Boutcha et d’Irpin, à la périphérie de Kyiv, et les horreurs qui les accompagne. « Mais je vais bien, je ne me sens pas traumatisée, poursuit-elle calmement. Je n’ai pas peur des morts. Ce sont les vivants qui me touchent et dont j’ai du mal à supporter la souffrance. Je ne fais pas de cauchemars la nuit. Peut-être que cela viendra après, mais pour le moment, je ne ressens rien. C’est comme si j’avais mis mes émotions sur pause, je suis comme un robot, plaisante-t-elle. Même quand je suis sur scène au théâtre, je ne ressens rien. J’ai l’impression d’être rigide, d’avoir développé de la rigidité émotionnelle avec la guerre ». Les seules fois où elle a pleuré, dit-elle, « c’est en regardant un dessin animé alors que j’étais dans un salon de manucure. Je ne me souviens plus de l’histoire, mais je me rappelle d’une scène de trahison dans le dessin animé. Un yéti se faisait trahir par des amis, et là, je n’ai pas pu empêcher mes larmes de couler ».

La mort de Frédéric Leclerc-Imhoff

Avant d’ajouter, « et aussi à la mort de Frédéric ». Fin mai 2022, Frédéric Leclerc-Imhoff, journaliste de BFM TV, est victime d’un éclat d’obus alors qu’il suit un convoi humanitaire dans un véhicule blindé de la police ukrainienne. Oksana est à l’arrière du véhicule qui les transportent elle, Frédéric et son confrère Maxime Brandstaetter. « Il y a eu une forte détonation alors qu’on roulait sur la route de Lyssytchansk, dans la région de Severodonetsk (NDLR, à l’est du pays), se remémore la fixeuse. J’étais sous le choc, je n’entendais plus rien. J’avais l’impression d’avoir une couche d’eau dans les oreilles qui me séparait de la Terre et de la réalité. J’ai juste entendu le code, celui qui n’augure rien de bon. Un soldat a dit « on a un 200 et un 300 », soit un blessé et un mort. »

Pour rencontrer la famille de Frédéric Leclerc-Imhoff en France, « dire au revoir à son corps », et répondre aux enquêteurs français, Oksana sort pour la première fois du territoire ukrainien en juin dernier. « Ça a été un changement radical de passer du Donbass à Paris. Je n’étais pas préparée à cela. Je l’ai mal vécu. Voir les gens aussi déconnectés de la guerre, continuant de vivre, de boire des coups comme si elle n’avait pas lieu, ça a été douloureux », raconte-t-elle posément, sans colère ni amertume.

Raison pour laquelle elle ne veut pas quitter le territoire ukrainien. Elle s’autorise seulement des pauses à l’Ouest avec sa compagnie de théâtre, et a pris quelques jours de repos cet été dans la région montagneuse des Carpates, dans l’ouest du pays « Mais pas plus, explique-t-elle. Autrement, ça ne me fait pas du bien. Je ne pourrais pas aller ailleurs. J’ai peur d’être en vacances à l’étranger. Et puis, mon compagnon ne peut pas quitter le territoire, et je ne veux pas m’autoriser à le faire sans lui. Je me sentirais trop coupable », explique-t-elle pudiquement.

Depuis près de huit mois, elle a mis sa vie privée en stand-by. Elle ne fait que croiser son compagnon, fixeur comme elle depuis le 24 février, « avec qui on parlait pourtant de faire un enfant, explique-t-elle, mais aujourd’hui, dans ces conditions, comment tu veux songer à donner la vie ? » Pour l’instant, sa mission est ailleurs. « Être sur le terrain avec mon casque et mon gilet pare-balles », sourit-elle. Quelques jours plus tard, elle repartait avec une nouvelle équipe de BFM TV du côté de Lyman récemment libérée, au nord-est du pays.

Audrey Lebel

Journaliste indépendante en Ukraine.