Dans cette tribune libre, Lenka Horňáková-Civade, écrivaine et peintre franco-tchèque, écrit comment Milan Kundera avait réussi, avant sa mort le 11 juillet 2023, à « disparaître pour préserver son œuvre ».
Si Milan Kundera n’est plus, il avait disparu depuis longtemps. Sa mort est une affaire des vivants pour les vivants, et comme beaucoup de deuils, elle devrait nous permettre de survivre, bien que nous ayons déjà survécu à son absence, sans nous en rendre compte, grâce à la générosité et au génie du romancier.
Partir avec élégance et léguer au monde la distraction de la mort du corps, voici un coup de maître. Kundera a pris et exercé la liberté suprême d’un départ silencieux, sous les radars de cette curiosité insatiable du monde, toujours à vouloir posséder, disséquer.
Mort du romancier, énigmatique, insaisissable. Mort de l’homme dont on ne saura rien, sauf la date. Kundera a disparu plusieurs fois ; de la poésie pour découvrir le roman, de la langue tchèque pour apparaître dans la langue française, de la scène publique pour garder sa liberté.
Milan Kundera : l’homme à qui l’Europe manquait
On peut présenter sa vie en plusieurs grandes étapes.
La première, très ordinaire, couvre plusieurs décennies. C’est une vie habituelle d’écrivain. Il apparaît en public pour accompagner ses textes, donne des interviews, etc. Vie d’abord« tchèque » puis« française » qui dure jusqu’aux milieu des années 1980.
La deuxième période marque la première disparition de l’auteur alors que ses textes paraissent encore. La légende commence à prendre forme. Au bout d’un certain temps, l’incertitude s’installe confortée par l’absence de nouveaux textes.Que devient le romancier ? Après long silence, c’est le choc de l’annonce de sa mort comme s’il devait déjà être immortel.
Le temps de la postérité arrive. Celle-ci éprouvera la qualité des textes.
Toutes les questions que l’on peut se poser sur Milan Kundera ont leur réponse dans son œuvre. Toutes les questions sur lui auxquelles nous ne trouvons pas de réponse dans son œuvre sont inutiles, superflues, en tout cas à ses yeux. Rien ne nous empêche de les poser mais, en ce qui concerne la réponse, elle ne vaudra que celle de l’interprétation personnelle. Nous ne pouvons vraiment discuter que de l’œuvre de Milan Kundera, le romancier. C’était exactement son intention, dite et redite, écrite maintes fois.
C‘est ce choix qui a poussé Kundera à disparaître. Dans l’espace public et médiatique, il passait son temps à l’expliquer : Comment se soumettre à la simplification et l’injonction du monde médiatique ? Il ne voulait pas rentrer dans les cases que les médias voulaient lui imposer, c’est-à-dire celles de l’exilé, du dissident, de l’écrivain politique etc. Il entendait se défendre de cette assignation à ce qu’il n’était pas et ne voulait pas être.
Disparaître pour préserver son œuvre, pour la réserver à son public. Pour préserver sa liberté et celle de ses proches. Il voulait s’appartenir. Échapper à soi-même pour être lui-même. Alors, le romancier a disparu, impossible de dire à quel moment, quand et dans quelles circonstances.
Une quantité de brèves et fulgurantes apparitions nourrissent et polluent notre quotidien (aussi fracassantes que nombreuses et futiles),réseaux sociaux aidant. Peu réussissent à maîtriser le temps, encore moins nombreux sont ceux qui ont à dire ou à montrer une œuvre qui traverse le temps et reste ferme.
Même Milan Kundera ne pouvait s’effacer sans aide. Il a fallu le soutien de ses proches, ses amis, ses fidèles, leur complicité. Sa disparition est une œuvre collective. Pour un chantre du roman en tant que quintessence de la civilisation européenne qui pose l’existence de l’individu comme une valeur suprême, c’est un beau paradoxe. L’un parmi tant d’autres.
Qu’y a-t-il d’important pour un romancier ? Écrire et être lu.
Ces deux affaires sont une histoire de solitude, de deux sortes de solitude.
Pour écrire, il ne s’agit pas de négliger le monde, mais de décider quand on en est et à quel moment on s’en extrait pour le reformuler.
Écrire, cela signifie être immensément seul.
Lire, c’est la solitude de l’abandon de soi pour entrer dans l’univers créé et offert par l’écrivain.
Le lecteur, a priori, est un invité innocent – ce qui n’est peut-être plus le cas au temps des réseaux sociaux qui nous prémâchent tout, des critiques qui n’en sont pas, et des blogs qui nous racontent souvent non seulement ce qui se trouve dans le livre mais aussi ce que l’on doit en penser sans nous permettre d’accéder seuls à cette réflexion ou tirer nos propres conclusions. La solitude du lecteur ne recouvre pas celle de l’auteur. J’énonce là une banalité formidable, mais rappelons tout de même que l’auteur est aussi le maître du temps. Habiter la solitude du lecteur est un véritable défi : l’écrivain propose quelque chose qui va travailler dans l’esprit du lecteur au-delà du temps imparti à la lecture. C’est là que cette solitude habitée se prolonge, persiste dans le divertissement de la vie quotidienne, comme Kundera le développe dans L’Immortalité et Le livre du rire et de l’oubli. Ainsi la solitude de l’auteur et celle du lecteur peuvent-elles persister et se rencontrer dans le monde distrayant et immédiat, hors lecture et hors de l’auteur. Mort, mais absent à la mort.
Milan Kundera nous laisse en héritage une belle orpheline, aussi timide que lui, l’Europe, à qui il a voué un amour pur, profond, inconditionnel mais nullement aveugle. Rarement il était aussi tendre qu’en écrivant sur elle.
Une disparition aussi paradoxale que celle de Milan Kundera est difficile par les temps qui courent, justement à cause de cette vitesse effrénée de notre époque, réjouissons-nous donc de la lenteur et la discrétion de la sienne.