Mais qui est vraiment Viktor Orbán ? Un tyran populiste, issu d’un vote majoritaire, qui enchaîne son troisième mandat depuis 2010 ? Un démocrate franc-tireur qui défie le continent entier en multipliant les entorses aux valeurs européennes ? Un modèle de l’euroscepticisme prêt à faire triompher une Europe pro-Poutine et anti-migrants ? Le champion de la « démocratie illibérale » ?
Par Thomas Szende, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) – USPC.
Nous n’avons pas ici l’ambition de retracer l’itinéraire intellectuel de Viktor Orbán, personnage protéiforme et secret. Appuyons-nous sur la masse considérable de documents publiés notamment sur le site web du gouvernement hongrois, et intéressons-nous au « verbe charismatique » souvent évoqué de l’homme fort de Budapest.
Un tyran populiste ? Un démocrate franc-tireur ?
Solidement implanté à son poste (il est premier ministre depuis 2010, après avoir déjà exercé la même fonction de 1998 à 2002), Orbán apparaît comme un bulldozer politique. D’aucuns le comparent au défunt président vénézuélien Hugo Chávez pour son antilibéralisme, à Vladimir Poutine pour son autoritarisme, ou encore à feu le dirigeant communiste roumain Nicolae Ceaușescu pour le culte de la personnalité. Examinons les photos prises lors des congrès successifs du Fidesz, son parti : Orbán y reste toujours le point de référence absolu, les autres « ténors », s’ils ne disparaissent pas, font figure d’accessoires, à commencer par les emblématiques László Kövér, président de l’Assemblée nationale, et János Áder, le chef de l’État.
Bien des observateurs estiment qu’au travers de son « Système de Coopération Nationale » (Nemzeti Együttműködés Rendszere – peu ou prou le terme adopté par la droite pour parler d’elle-même), cet ancien libéral, ayant reconfiguré le Fidesz en parti national-conservateur, a fait renaître le consensus de l’époque de János Kádár, premier secrétaire du Parti socialiste ouvrier hongrois entre 1956 à 1988 : le Parti omniprésent, avec en filigrane un Parlement factice, y garantissait un relatif bien-être à la société. En échange, l’« Homo kadaricus » des années fastes du « socialisme du goulasch », acceptait d’être écarté de la sphère politique, « au prix de l’hypocrisie, de la censure, de l’absence de choix offerts au consommateur, et du conformisme ».
National, civique, chrétien
La parole d’autorité du Fidesz, martelée de manière puissante et incantatoire, s’inscrit dans l’air du temps : appropriation et sacralisation des termes nemzeti (« national »), polgári (« civique »), keresztény (« chrétien »), et, dans le contexte d’une rhétorique gouvernementale anti-immigration, recours excessif à a magyar emberek (« les gens hongrois ») à la place de l’expression stylistiquement neutre a magyarok (« les Hongrois »).
Dans la foulée, de nombreuses tournures sont créées : luxusbaloldal (« gauche de luxe »), pénzsóvár multicég (« multinationale cupide »), romkocsmák félhomályában merengő állástalan diplomás (« diplômé sans emploi méditant dans la pénombre des bars-ruines », c’est-à-dire dans les repaires de la jeunesse underground et « occidentalisée »). Dans un affrontement qui oppose « nationaux » et « anti-nationaux », le mot « libéral », juron quasi synonyme de « communiste », a pour seule fonction aujourd’hui de diaboliser l’adversaire.
Posé et jovial, Orbán contrôle parfaitement son débit ; sa diction détache les mots, parfois de manière inattendue, comme dans une dictée scolaire. Dans ses interventions truffées de références hétéroclites (s’y mêlent données littéraires, historiques et folkloriques), il s’attache à exalter le pays profond plutôt que les valeurs de l’élite urbaine. Afin d’emporter l’adhésion de ses audiences, le premier ministre cherche à sublimer la langue, ses principaux alliés étant l’humour populaire et le storytelling croustillant, mis au service de sa figure de « dirigeant à qui tout a réussi ».
Un ego sensible et instruit
Orbán est un perpétuel donneur de leçons de sagesse, se plaçant volontiers au-dessus des affaires courantes, mettant en avant un ego sensible et instruit. Cet exercice oscille entre la démonstration de son érudition et le partage d’un stock d’expériences ordinaires que lui, à la fois être simple et Hongrois de souche, détient sur toutes choses ; en inaugurant l’usine Lego à Nyíregyháza, la première chose qui lui vient à l’esprit est de rappeler que la nuit, lorsqu’il va voir ses enfants et marche par accident sur les briques plastiques oubliées par terre, ça fait mal, ça pique… « Les gens et les communautés qui pensent qu’ils vivent au bord de quelque chose échouent. On ne réussit que quand on est convaincu que là où l’on vit est le centre du monde », assène-t-il, ou encore « Le monde connaît deux maux ; le premier : nous ne croyons pas ce qui est possible ; et le deuxième : nous croyons ce qui est impossible. »
Faisant l’éloge de la culture japonaise lors d’une conférence de presse aux côtés du premier ministre Shinzō Abe, il affirme :
« Aux yeux d’un Hongrois, tout ce qui est unique est particulièrement précieux. »
De telles déclarations, triviales dans la communication médiatique, résonnent étrangement à l’heure d’une « dé-libéralisation » visant à redessiner le paysage éducatif et artistique.
Paraboles ludiques
Dans les discours d’Orbán, regorgeant d’affirmations qui ne souffrent aucune contestation, nombreuses sont les paraboles ludiques ; certaines se passent au Far-West (l’histoire d’un indien Dakota stupide qui tente de monter un cheval mort), d’autres en Transylvanie (un vieux Sicule rusé à qui on demande où mène la route et qui répond : nulle part, c’est nous qui avançons dessus).
Il fait appel à un amalgame de formules faciles à mémoriser : a haza nem lehet ellenzékben (« la patrie n’est jamais dans l’opposition ») ; a magyar ügy nyert ügy (« l’affaire hongroise est une affaire gagnée ») ; három szoba, három gyerek, négy kerék (« trois chambres, trois enfants, quatre roues ») ; Magyarország egy olyan ország, ahol…_aki többet dolgozik, többet is visz haza (« La Hongrie est un pays où… celui qui travaille plus, ramène davantage chez lui »), etc.
Stéréotypes assourdissants
L’image laborieusement bâtie du rassembleur sage (qui intervient sur tous les fronts et qui sait tout sur les Hongrois et sur le monde) et de l’homme politique spirituel (qui fait preuve de tant finesse dans sa façon de manier les idées tout en divertissant son public) semble constituer une arme politique efficace.
Toutefois, d’après l’écrivain Lajos Parti Nagy, la culture du Fidesz, parti au pouvoir depuis 2010, est celle de la discipline et de la soumission, et la propagande gouvernementale n’est qu’un flot continu de paroles souvent mensongères, stéréotypées et assourdissantes. Pour l’historien Stefano Bottoni, le Fidesz ressemble à un camp de rééducation, et Orbán apparaît comme un « influenceur » à échelle régionale.
Aujourd’hui, le seul homme politique à être en mesure d’affronter Orbán s’appelle Gergely Karácsony, le nouveau maire de Budapest depuis octobre 2019. Pour l’heure, ce tombeur isolé du Fidesz à la tête d’une étrange et fragile coalition de circonstance (écologistes, socialistes, libéraux, souverainistes) animée d’un anti-orbánisme partagé, se contente d’afficher sa ville comme un bastion progressiste, resserrant les rangs avec ses homologues de Varsovie, Prague et Bratislava, tous trois hostiles à leurs pouvoirs nationaux respectifs.
Tout type de message peut générer des anti-messages. Or, l’opposition a du mal à se faire entendre. Le débat tend à se déporter sur les réseaux sociaux ; les rubriques « courrier des lecteurs » libèrent la parole et deviennent des chambres de résonance pour des jeux de mots irrespectueux à l’égard du pouvoir : Ocsmány Vigyor (« rictus dégoûtant », détournement de Orbán Viktor) ; FideSS (allusion à la Waffen-SS) ou la réécriture d’un célèbre vers de Kölcsey, poète du XIXe siècle : Lopni, csalni, hazudni és a Fidesz fényre derül ! (« Volons, trichons, mentons et le Fidesz s’illuminera ») à la place de l’original Hass, alkoss, gyarapíts : s a haza fényre derűl ! (« Influence, crée, enrichis : et la patrie s’illuminera ! »).
Il est rare qu’un magicien révèle à son public comment le lapin sort du chapeau. En 2014, lorsqu’il annonce qu’il a décidé de construire un État « illibéral », Viktor Orbán omet de détailler son plan en se limitant à souligner :
« L’essentiel de l’avenir est que tout peut arriver. Et ce « tout » est difficile à définir. »
La citadelle assiégée
Orbán est arrivé au pouvoir avec la promesse de défendre les intérêts de « tous les Hongrois », à savoir les 10 millions qui vivent dans les frontières actuelles, mais aussi ceux de la diaspora en Roumanie, en Slovaquie, en Serbie et en Ukraine. Il sait comment s’adresser à ses compatriotes toujours complexés et traumatisés par le Traité de Trianon qui a consacré le démembrement de la Hongrie en 1920.
Le 15 mars 2018, à l’occasion du 170e anniversaire de la guerre d’indépendance hongroise de 1848-1849, il trace un parallèle entre le Traité et la crise migratoire en Europe, en filant comme si souvent la métaphore de la citadelle assiégée :
« Le combat le plus acharné est encore devant nous. La situation telle qu’elle se présente… est que l’on veut nous prendre notre pays. Pas d’un trait de plume, comme il y a cent ans à Trianon… »
Le thème de l’Europe est investi de manière anxiogène. Le 20 août dernier, à l’occasion de la fête nationale célébrant Saint Étienne, premier roi de Hongrie, Orbán inaugure en face du Parlement de Budapest le « Monument de la cohésion nationale », ayant vocation à commémorer le centenaire du traité du Trianon et des territoires perdus. Dans un discours aux allures messianiques, il assure :
« Alors que nous, Hongrois, célébrons notre unité nationale, le navire de l’Europe vient d’échouer. […] Nous sommes tourmentés par les doutes les plus profonds. Pas à cause de notre pays, mais à cause de l’avenir de la civilisation européenne. […] L’Europe occidentale a renoncé aux profondeurs spirituelles de la vie […] et à l’énergie spirituelle des cultures nationales. »
La défense de l’identité hongroise est un cheval de bataille du gouvernement. « Si plus de mille ans après notre arrivée sur les bords du Danube et de la Tisza, nous sommes toujours là, c’est que notre existence a un sens », martèle-t-il.
L’opinion publique se montre réceptive au rappel répété du sentiment d’isolement linguistique des Hongrois et de leur peur de disparaître en tant que nation. « Un cauchemar nous hante : le bon Dieu apparaît en Hongrie et nous demande : que faites-vous sur Terre ? Et cette question nous surprend tellement qu’on est incapable d’y répondre, du coup il nous raye du livre des nations », dit-il lors de l’ouverture de l’exposition « Trésors de Budapest ».
En janvier 2019, au XIIe Congrès de l’Union des intellectuels chrétiens (KÉSZ), Orbán s’inscrit dans une perception de l’histoire récente selon laquelle la Hongrie a connu un premier changement de régime « libéral » en 1990, pour mettre fin à l’univers soviétique et à l’occupation, et un deuxième changement de régime « national et chrétien » en 2010, qui a permis de répondre à la question de savoir comment se servir de cette liberté :
« La mission des Hongrois est de montrer au monde à quoi ressemble la vie construite sur les idéaux de la liberté chrétienne. »
Politique, business et sport font bon ménage en Hongrie. S’inspirant de l’exemple du « Major galopant », icône du football hongrois des années 1950, Orbán déclare lors de l’inauguration du Centre de sport et de congrès qui porte le nom de Ferenc Puskás :
« C’est celui qui a une vision qui gagne le combat pour l’avenir… il n’est pas permis de tituber, glisser, trébucher, comme le font certains dirigeants de l’Europe. »
La théâtralisation et la magie du mot
La tentation est grande de conclure que le secret d’Orbán réside en grande partie dans son style immédiatement reconnaissable. Une rhétorique qui éblouit tantôt par ses tonalités guerrières et enthousiasmantes (cf. ses formules Egy a tábor, egy a zászló (« Un seul camp, un seul drapeau ») ; Hajrá, Magyarország, hajrá, magyarok ! (« Vive la Hongrie, vivent les Hongrois »), tantôt par ses raccourcis expressifs, autant de preuves que l’orateur parle « vrai », puisant dans des sources résolument « authentiques » de l’imaginaire populaire.
La question demeure : l’insistance virtuose de Viktor Orbán à procéder constamment par la théâtralisation et la magie du mot n’est-elle pas court-circuitée par un acharnement à vouloir épater ses adeptes ?
Thomas Szende, professeur des universités, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) – USPC
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