Grâce à de nouvelles images inédites retrouvées à Prague en 2018, la documentariste Ruth Zylberman retrace le « procès Slánský » de 1952. Une mise en scène aux relents antisémites voulue par Staline contre les hauts cadres du parti communiste tchécoslovaque.
Il y a soixante-dix ans, le 20 novembre 1952, s’ouvrait devant le Tribunal d’Etat de Prague le « procès Slánský », du nom du principal accusé Rudolf Slánský, alors vice-président du Conseil tchécoslovaque. Stalinien revendiqué et fidèle parmi les fidèles de l’Union soviétique, il avait été arrêté en novembre 1951 et jeté en prison pour « haute trahison, espionnage et conspiration avec les puissances occidentales ». Une arrestation ordonnée par Staline lui-même qui, en paranoïaque patenté, voulait couper court aux éventuelles volontés d’indépendance des pays sous la coupe de l’Union soviétique après la défection du maréchal Tito en Yougoslavie.
Avec Slánský, treize hauts cadres communistes membres du Comité central ou du Politburo – juifs pour onze d’entre eux – avaient aussi été arrêtés sous l’accusation de « sionisme », « titisme » et « trotskysme ». Emprisonnés dans des cellules insalubres allumées en permanence, ils furent interrogés et torturés physiquement et psychiquement pendant des mois sous le contrôle de conseillers soviétiques, pour avouer des crimes qu’ils n’avaient pas commis.
A bout de forces et anéantis psychologiquement, ils finirent tous par s’accuser d’avoir voulu « renverser l’établissement démocratique du peuple en Tchécoslovaquie au service de l’impérialisme américain » ou d’avoir voulu attenter à la vie de Klement Gottwald, le président de la République qui avait sacrifié ses propres camarades pour sauver sa peau. Gottwald ne survit que très peu de temps à ses victimes. De retour des funérailles du « Petit père des peuples » le 9 mars 1953, il mourut d’une rupture d’anévrisme le 14 mars.
Le procès entièrement mis en scène et retransmis chaque jour à la radio dura une semaine. Les accusés avaient été forcés d’apprendre leurs dépositions par cœur et un enregistrement était même prévu en cas de défaillance… Après une semaine « d’aveux », Rudolf Slánský qui, en 1948, avait lui-même organisé de grandes purges au sein du parti communiste tchécoslovaque et liquidé ses ennemis et rivaux, requis la peine de mort contre lui-même.
Onze accusés – dont Slánský – furent condamnés à mort et pendus dans la nuit du 3 décembre. Leurs cendres furent dispersées en bordure d’une route en raison de la neige qui bloquait le camion les transportant… Trois autres accusés, dont Artur London, ex-vice-ministre des Affaires Étrangères, ancien des Brigades Internationales et membre de la Résistance française, furent condamnés à la prison à vie. Libéré dès 1955, il publia en 1968 avec sa femme « L’aveu », livre qui raconte dans le détail le calvaire qu’il a vécu durant ses années de prison. Le livre adapté en 1970 au cinéma par Costa Gavras avec Yves Montand devint un succès mondial et permit de mettre au grand jour comment la révolution dévore ses propres enfants.
Tous les accusés furent réhabilités discrètement en 1963, cinq ans avant « le printemps de Prague » réprimé par l’intervention des chars soviétiques le 21 août 1968. A cette époque, « le socialisme à visage humain » n’était pas un concept acceptable pour la nomenklatura du Kremlin.
Soixante heures de films retrouvées
De cette tragique histoire largement documentée en récits, il ne restait que quelques minutes de film tournées par les autorités tchécoslovaques à des fins de propagande. Mais miracle, en 2018, des ouvriers qui travaillaient sur l’ancienne résidence du dignitaire nazi Reinhard Heydrich (surnommé « le boucher de Prague) ont retrouvé, par hasard, dans un hangar quatorze caisses en fer et six caisses en bois renfermant plus de soixante heures de films et de sons dissimulées depuis la chute du mur de Berlin. Expertisées par les Archives Nationales tchèques, les bobines étaient celles de l’intégralité du procès. Un véritable trésor historique qui a été restauré et mis à la disposition du public.
C’est autour de ses archives inédites que la réalisatrice Ruth Zylberman a construit son documentaire « Prague 1952 – Le procès » accompagné des témoignages des enfants de trois condamnés : la fille de Rudolf Slánský, le fils de Rudolf Margolius (vice-ministre du commerce extérieur de la Tchécoslovaquie, exécuté) et les trois enfants d’Artur London.
« J’ai appris l’existence de ces archives en lisant un journal français et après une longue réflexion, j’ai décidé de faire un film à partir de cette découverte », explique Ruth Zilberman, autrice déjà en 2009 d’un documentaire « Dissidents, les artisans de la liberté », qui donne la parole aux anciens dissidents de l’Europe centrale. Il lui a fallu trois ans pour mener à bien ce travail, le plus difficile étant le long visionnage et le tri de ces nouvelles images. « Elles sont stupéfiantes en termes de qualité et cela accentue l’effet qu’elles peuvent produire », dit-elle.
N’étant pas tchécophone, Ruth Zylberman a visionné ces archives avec une traductrice ou une traduction écrite ce qui, selon elle, lui a permis de s’intéresser de plus près au langage des corps, à l’expression des visages, aux hésitations. « J’ai été très attentive à tout ce qui était en marge de cette pièce de théâtre, aux micro-déraillements et aux restes d’humanité que j’ai tenté de faire passer dans le film », précise-t-elle. Puis, il y eut un autre long travail sur les écrits historiques et les dossiers numérisés de la police secrète StB que les enfants des accusés découvrent avec émotion pour la première fois sous l’œil de la caméra.
« Ces archives qui pourraient paraître anodines révèlent toute leur violence et leur caractère quasiment irregardable », expliquait Ruth Zylberman il y a quelques semaines à Radio Prague International. « Le film est conçu pour qu’on comprenne à quel point ces archives produisent de la violence et de quelle violence elles sont faites ».
« Le Procès, Prague 1952 », film de Ruth Zylberman, mardi 6 décembre à 22h55 sur Arte et en replay sur arte.tv dès le 29 novembre.