Depuis le début de l’été, les autorités lituaniennes sont mobilisées pour soutenir les contestataires qui s’insurgent contre la fraude électorale aux termes de laquelle Alexandre Loukachenko prétend avoir été réélu pour un sixième mandat présidentiel en Biélorussie.
Par Céline Bayou, de l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco).
Multipliant les gestes symboliques et politiques, Vilnius a adopté une posture radicale, qui laisse peu de place à une diplomatie de négociation. Au risque de s’isoler sur la scène européenne en raison d’un jusqu’au-boutisme que certains jugent dangereux et d’en payer le prix – notamment économique – lié à la dégradation de sa relation avec Minsk. Pour les responsables lituaniens, le jeu en vaut la chandelle : il leur permettra, espèrent-ils, d’entraîner dans leur sillage ceux des États européens qui auraient tendance à privilégier une stratégie plus prudente.
Une solidarité sans faille à l’égard des opposants biélorusses
La Lituanie a fait connaître sa position dès le lendemain du scrutin du 9 août et l’annonce par les autorités biélorusses de résultats visiblement falsifiés. Le 18 août, le Seimas (le Parlement lituanien) a voté à l’unanimité la non-reconnaissance de la réélection (avec 81 % des voix) du président en poste depuis 1994. Les députés ont demandé l’organisation de nouvelles élections présidentielles et législatives, cette fois transparentes et conformes aux processus démocratiques.
Simultanément, le gouvernement lituanien a fait savoir que le pays était prêt à accueillir tous les Biélorusses qui, pour des raisons politiques et humanitaires, souhaiteraient se réfugier en Lituanie – décision dictée par l’observation de la violente répression mise en œuvre par les organes de forces biélorusses dès le lancement de cette campagne électorale si particulière, mais aussi poursuite d’une tradition plus ancienne d’accueil des dissidents biélorusses. Pandémie de Covid-19 oblige, les autorités lituaniennes précisaient que les arrivants seraient évidemment soumis à une quatorzaine…
Si ce ne sont pas des centaines de Biélorusses qui sont arrivés en Lituanie (certains auraient choisi la Russie et l’Ukraine, où aucune quarantaine n’était d’abord imposée), on en compterait bien quelques dizaines dont, très symboliquement, la plus célèbre d’entre eux désormais, Svetlana Tikhanovskaïa.
Candidate d’appoint (c’est son mari qui devait se présenter mais en a été empêché puisqu’emprisonné depuis mai 2020), elle aurait reçu la majorité des votes le 9 août et a été forcée à quitter le territoire biélorusse par les autorités dès le 11 août, pour trouver refuge à Vilnius. Le 10 septembre, Vilnius a fait un pas supplémentaire lorsque le Parlement a unanimement adopté une résolution la reconnaissant comme présidente légitime de la Biélorussie.
Premier pays au monde à s’engager aussi loin, la Lituanie a appelé la communauté internationale à demander à la Russie de ne pas s’ingérer dans les affaires intérieures et extérieures de la Biélorussie et, en particulier, de ne pas soutenir les actions d’A. Loukachenko en faveur d’accords bilatéraux qui viendraient restreindre la souveraineté du peuple biélorusse : il est vrai qu’après avoir résisté aux tentatives de Moscou en vue de créer un véritable État d’union entre les deux pays, c’est aujourd’hui Loukachenko qui n’a de cesse d’appeler la Russie à ses côtés. Le 23 septembre, lors de la prestation de serment du président autoproclamé, organisée en catimini, le ministre lituanien des Affaires étrangères Linas Linkevičius a signé un tweet ironique qualifiant de farce l’intronisation de l’impétrant. Le lendemain, le chef de la diplomatie européenne Josep Borrell soulignait également le manque de légitimité démocratique du prétendu chef de l’État.
Le 23 août, jour de la célébration de la chaîne humaine qui, en 1989, avait permis à plus de 2 millions de Lituaniens, de Lettons et d’Estoniens de signaler au monde entier leur refus des conséquences du pacte germano-soviétique du 23 août 1939 (il devait sceller leur sort pour plus d’un demi-siècle, une nouvelle chaîne a été organisée, de Vilnius à la frontière biélorusse, réunissant environ 50 000 citoyens lituaniens solidaires de la révolution biélorusse : parmi eux, on trouvait notamment le président lituanien Gitanas Nauseda et sa prédécesseure Dalia Grybauskaitė.
La sphère universitaire lituanienne s’est, elle aussi, mobilisée afin d’accueillir des étudiants biélorusses. Notamment au sein de l’Université européenne des sciences humaines, créée en Biélorussie en 1992 puis installée à Vilnius en 2004, après la révocation de sa licence par les autorités de Minsk : le nombre de bourses accordées en 2020 devrait y doubler.
La surenchère des sanctions
Le 25 août, les ministres des Affaires étrangères de l’Union européenne (UE) se sont mis d’accord sur l’idée d’imposer des sanctions à 20 personnalités biélorusses liées aux fraudes électorales et/ou à la répression. Dès le 31 août, la Lituanie, avec à ses côtés la Lettonie et l’Estonie, annonçait que 30 personnalités étaient interdites de territoire, attestant qu’il était plus facile de trouver un accord entre trois pays qu’à vingt-sept. Cette liste incluait Loukachenko lui-même.
Or, le 24 septembre, les États de l’UE ont échoué à s’accorder sur une liste – cette fois d’une quarantaine de personnes à placer sous sanctions – en raison de l’obstruction de Chypre, qui a conditionné son accord à un tout autre sujet (l’adoption de mesures contraignant la Turquie à cesser ses forages gaziers dans les eaux de sa zone économique). Le sommet européen des 1er et 2 octobre à Bruxelles tentera d’aboutir à un accord des 27. Pendant ce temps – dès le 25 septembre –, les trois pays baltes décidaient, de leur côté, d’élargir la liste des personnes placées par eux sous sanctions, pointant une fois de plus l’inaccessible unanimité au sein de l’UE.
L’épine nucléaire dans le pied lituanien
Fin août, les trois pays baltes ont affirmé qu’ils s’engageaient à ne pas acheter l’électricité provenant de la centrale nucléaire d’Astravets, construite en Biélorussie par la Russie, à la toute proximité de la frontière lituanienne et de Vilnius, et qui devrait être mise en service très prochainement.
Alors que la Lituanie a depuis longtemps renoncé à cette électricité en raison de l’estimation des risques liés à la sûreté nucléaire et de l’obstacle que cette installation constitue au processus de déconnexion électrique des pays baltes du réseau post-soviétique, Vilnius avait jusque-là échoué à convaincre Riga et Tallinn de prendre le même engagement : il aura donc fallu cette crise politique majeure pour que Lettonie et Estonie renoncent à recourir à cette source d’énergie pourtant très économique.
Le 23 septembre, le Seimas a adopté une résolution au sujet de la menace que constitue la centrale d’Astravets : dans un contexte de fortes tensions politiques en Biélorussie, la mise en service de la centrale paraît en effet encore plus dangereuse à la Lituanie, qui en appelle au Groupement européen des autorités de sûreté nucléaire (ENSREG) pour influer sur un report de mise en activité.
L’Union européenne fustigée pour sa lenteur
Pour le ministre lituanien des Affaires étrangères, l’UE est beaucoup trop lente : qu’il s’agisse du déblocage d’une aide financière à l’intention des victimes des répressions ou du vote en faveur de sanctions, L. Linkevičius n’a eu qu’un message, dès fin août : « Move faster ! »
Les atermoiements de l’UE sont pour lui un facteur qui aggrave le risque de blocage de la situation. Et de fustiger les condamnations en paroles et autres déclarations politiques : pour le ministre, il faut agir, et vite. Jugement clairement partagé par la Pologne voisine qui, elle aussi, a rapidement appelé à plus de fermeté en faveur de la tenue de nouvelles élections en Biélorussie et de la libération des prisonniers politiques.
Le rythme européen, fait de débats dont le temps long garantit le caractère démocratique, a semble-t-il agacé à Vilnius, où l’on a déploré des tergiversations entre une Allemagne prônant la prudence et un Commissaire européen français doutant de l’européanité de la Biélorussie. Le Conseil européen a bien publié une déclaration, le 19 août, rejetant le résultat de l’élection ; mais sans demander l’organisation d’un nouveau scrutin.
La Lituanie s’est montrée peu réceptive aux arguments défendus par d’autres Européens au sujet des risques induits par une réponse communautaire qui se révélerait trop radicale. Selon ces derniers, une telle posture pourrait pousser la Russie à une intervention plus directe alors que la plupart des observateurs, mais aussi des protestataires biélorusses, souhaitent précisément ne pas « géopolitiser » la crise : celle-ci relève de la politique interne et ne pourrait être résolue que si elle était débarrassée de tout risque d’ingérence étrangère.
Il est en effet possible que l’activisme lituanien ait alimenté le discours d’Alexandre Loukachenko lorsque celui-ci a argué d’un « danger aux portes de la Biélorussie » (il est vrai que, début septembre, l’OTAN organisait en Lituanie des exercices militaires certes programmés de longue date, mais situés à la frontière de la Biélorussie) et justifié ainsi sa décision, le 17 septembre, de fermer les frontières avec la Lituanie et la Pologne ; l’inflexibilité de Vilnius a peut-être même contribué au brusque revirement de Loukachenko vers Moscou.
Une réponse européenne trop intrusive serait d’autre part peu susceptible d’inciter le président sortant à accepter la médiation de l’OSCE en vue d’organiser un nouveau scrutin, libre et démocratique. L’UE a conscience d’être sur une ligne de crête.
La Lituanie entraîne-t-elle la France dans son sillage ?
Loin de cette prudence, la Lituanie prône la fermeté à l’égard d’un pouvoir biélorusse qui a depuis longtemps démontré son peu d’empressement à adopter les valeurs européennes. Pour, vraisemblablement, amener le reste des Européens à accélérer le pas. L. Linkevičius l’a exprimé assez clairement, lorsqu’il a déclaré que la Lituanie essayait d’aider ceux qui étaient en danger mais aussi de jouer un rôle actif dans la consolidation des pays de l’UE et le renforcement de la position européenne. Pour lui, l’inaction de l’UE mine la crédibilité de sa politique étrangère.
Il a ainsi pu se réjouir, fin septembre, de voir la France se positionner plus fermement à l’égard du pouvoir biélorusse : le 27 septembre, Emmanuel Macron a en effet affirmé que Loukachenko devait quitter le pouvoir. Déclaration qui préparait son entretien, deux jours après, avec Svetlana Tikhanovskaïa organisé… à Vilnius, dans le cadre de sa visite d’État.
Premier chef d’État de ce rang à rencontrer l’opposante, il lui a promis l’aide de la France pour une intermédiation avec Loukachenko. Certes, le même jour, le président russe Vladimir Poutine évoquait, de son côté, des « pressions extérieures sans précédent » sur la Biélorussie. Mais, le 7 octobre, l’opposante devrait se rendre à Paris et s’exprimer devant les députés français.
S’il n’est évidemment pas possible de mesurer avec exactitude dans quelle mesure la stratégie frontale de Vilnius a pu inciter Paris à s’engager plus avant sur la question du devenir de la Biélorussie, il est à tout le moins fort probable que la Lituanie va capitaliser sur cette écoute nouvelle dont elle bénéficie sur la scène européenne.
Céline Bayou, Chercheuse associée au Centre de recherche Europes-Eurasie (CREE), Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) – USPC
This article is republished from The Conversation under a Creative Commons license. Read the original article.