La Hongrie est le pays de l’Union européenne où le plus d’irrégularités concernant les fonds européens ont été décelées. Une enquête publiée par le Balkan Investigative Reporting Network révèle le fonctionnement de cette corruption au niveau local.
Cet article du journaliste indépendant Dariusz Kalan a été publié le 8 décembre 2020 sous le titre « How EU Fraud Schemes Work in Orban’s Hungary » par Reporting Democracy, une section du Balkan Investigative Reporting Network (BIRN). La traduction de l’anglais a été réalisée par Pauline Boudier.
Fin septembre, Szilárd Nagy a perdu l’élection anticipée pour la mairie de Kengyel, un village de quelque 3 500 habitants situé dans le centre-est de la Hongrie. Et il n’a jamais été autant soulagé.
« Si je regrette une chose, c’est d’être entré en politique », a-t-il déclaré au BIRN. « Avant cela, j’étais un animateur radio à Szolnok [la grande ville de la région] et j’aurais dû continuer comme ça ».
Agé de 41 ans, M. Nagy a été maire de Kengyel pendant neuf ans, entre 2010 et 2019, et durant la majeure partie de cette période, il a été soutenu par le Fidesz, le parti nationaliste hongrois au pouvoir, dirigé par le Premier ministre Viktor Orbán. Lors des élections locales de 2014, il a remporté près de 94 % des voix.
Mais même sa popularité n’a pas suffi à le sauver. L’année dernière, avant qu’il ne perde les élections municipales, il a été démis de ses fonctions par le Conseil de Kengyel après qu’un tribunal de Szolnok l’a condamné à un an de prison avec sursis pour avoir signé, alors qu’il était maire, un contrat avec un avocat accusé d’avoir détourné des fonds publics de Kengyel à hauteur d’environ 10 millions de forints (environ 28 000 euros).
Nagy a obtenu une suspension conditionnelle de cette peine en échange de sa coopération avec les bureaux des procureurs de Kecskemét et de Budapest travaillant sur une question bien plus importante : comment fonctionne le système de fraudes aux fonds de l’Union européenne dans la Hongrie d’aujourd’hui.
Vivant désormais sous protection policière, Nagy a accepté de témoigner au BIRN.
Si vous couchez avec Boldog, vous attrapez des puces
Le Comitat [département] de Jász-Nagykun-Szolnok, où se trouve le village de Nagy, a été pendant de nombreuses années contrôlé par István Boldog, mais de manière informelle, affirme Nagy.
Mécanicien de formation, ancien maire d’un des villages voisins et membre du Fidesz depuis 2010, Boldog a vu son immunité parlementaire levée en avril à la demande du bureau du procureur général, qui l’a accusé dans une déclaration « d’abuser de sa position officielle et de son influence, et d’influencer illégalement les résultats de l’évaluation des demandes [de fonds européens], pour lesquelles il a reçu un avantage injustifié des entrepreneurs ». Il a été interrogé par le bureau du procureur général sur les allégations de corruption, mais nie toutes les accusations.
Nagy affirme que Boldog et lui se sont rencontrés à deux reprises en novembre 2016. « J’ai été invité au bureau de Boldog à Kétpó, avec les autres maires du département », a déclaré Nagy. « Nous rentrions à l’intérieur un par un, toutes les 30 minutes. Avant d’entrer, on nous demandait d’éteindre et de laisser nos téléphones à l’extérieur. Boldog avait dressé une liste de projets spécifiques financés par l’UE que nous devions demander. Lorsque l’un de mes collègues a répondu qu’il n’avait pas besoin d’un nouvel arrêt de bus, on lui a dit que, dans ce cas, il n’obtiendrait pas un centime ».
« Assis dans la piscine avec deux secrétaires en maillot de bain, Boldog m’a expliqué que je devais respecter ses règles ».
Pourquoi M. Nagy a-t-il accepté ce système ? « Chaque maire veut que sa commune se développe », a-t-il soupiré.
En Hongrie, un village comme Kengyel demande des fonds européens par l’intermédiaire du Conseil départemental dans le cadre du Programme opérationnel de développement des installations (Settlement Development Operational Program), connu sous l’abréviation TOP, qui envoie ensuite la demande au Trésor Public hongrois. Les experts du Trésor Public évaluent chaque demande. Cette évaluation est cruciale pour le Conseil départemental et le Ministère des Finances, qui prennent conjointement la décision de subventionner le projet.
Quelques jours plus tard, M. Nagy a déclaré avoir reçu un appel téléphonique du bureau de M. Boldog l’invitant à une autre réunion. On lui a dit de prendre un maillot de bain et de se rendre à la piscine thermale de Cserkeszőlő. « Assis dans la piscine avec deux secrétaires en maillot de bain, Boldog m’a expliqué que je devais respecter ses règles. Les règles étaient les suivantes : la personne X rédigera la demande, la personne Y sera le chef de projet et la personne Z sera en communication. La quatrième personne doit remporter l’appel d’offres », a indiqué M. Nagy.
Après cela, Nagy a été informé qu’il ne devait communiquer qu’avec les intermédiaires de Boldog, les táskás emberek [porteurs de valises – Ndlr.]. Le premier táskás ember était chauve et s’est présenté un jour après la réunion dans la piscine dans une voiture avec des plaques d’immatriculation slovaques. « Il a dit que mon village bénéficierait de six projets de l’UE et que le premier serait une piste cyclable. On m’a donné un plan détaillé de la route et des informations sur l’entreprise qui la construirait, et sur le fait qu’elle coûterait 500 millions de forints », a raconté M. Nagy au BIRN.
Dans la soirée, le futur constructeur de la piste l’a appelé pour lui préciser que si la route coûtait un demi-milliard de forints (1,4 million d’euros), la moitié de cette somme allait dans la poche de Boldog. C’est le moment où Nagy s’est rebellé pour la première fois. « Lors de la réunion suivante avec le táskás ember, j’ai dit que je me retirais. En réponse, j’ai entendu un tas d’insultes ».
Quelle est le langage utilisé pour discuter de ces transactions ? Les táskás ember désignaient Boldog comme « le patron » et avaient tendance à utiliser des expressions ambiguës, telles que « le patron vous fait savoir que si vous vous comportez correctement, tout le monde en profitera ». Ils n’ont jamais utilisé le mot « corruption », a souligné M. Nagy.
Quelques semaines plus tard, sur les six demandes soumises par M. Nagy, les quatre plus coûteuses ont été jugées non-recevables par le Trésor Public hongrois en raison d’erreurs de procédure. Les deux autres demandes n’ont reçu qu’un financement partiel. Nagy a estimé que c’était Boldog qui avait en quelque sorte influencé les experts indépendants ; avec l’influence du Fidesz, affirme-t-il, « l’État et le parti sont devenus une [structure] unique ».
Fin 2018, un an avant les prochaines élections locales, Nagy a lui-même contacté Boldog pour « assurer sa réélection grâce à de nouveaux investissements ». Nagy a été invité à rencontrer un autre táskás ember de Boldog, qui a exigé le contrôle total sur les deux projets gagnants : la rénovation de la place principale et la construction d’une maison de retraite à Kengyel. Nagy a accepté l’accord. « Le même jour, j’ai reçu un message disant que les deux autres candidatures, précédemment rejetées pour faute de procédure, avaient reçu une réponse positive du Trésor », a-t-il déclaré.
BIRN a demandé au Trésor Public hongrois de commenter les détails du processus par lequel les demandes de Nagy sont passées, mais n’a pas reçu de réponse.
Ayant obtenu des fonds pour quatre projets au total, Nagy a reçu d’un deuxième táskás ember, par le biais d’une adresse électronique privée, une liste d’entreprises qui devraient participer aux appels d’offres. En Hongrie, pour les projets d’une valeur inférieure à 300 millions de forints (environ 840 000 euros), une entité publique est légalement tenue d’inviter au moins cinq entreprises à soumettre des offres, dont deux au moins doivent présenter une offre formellement correcte pour que l’appel d’offres soit considéré comme gagnant.
« Boldog a indiqué toutes les entreprises. L’une était censée gagner, l’autre a présenté une offre gonflée », a déclaré M. Nagy. Il pense que Boldog lui-même pourrait bénéficier de l’argent de toutes les entreprises via son táskás ember.
Selon István János Toth, directeur du Centre de recherche sur la corruption de Budapest (CRCB), les liens étroits entre tous les bénéficiaires sont une caractéristique du système d’appel d’offres hongrois. « Tous les acteurs, y compris celui qui commande l’appel d’offres, les intermédiaires, le gagnant de l’appel d’offres et même les perdants, sont liés entre eux », a déclaré Toth au BIRN. « Tout le monde en profite ».
Dans un rapport publié en mai, après avoir analysé près de 250 000 contrats publics de la période 2005 à 2020, le CRCB a déclaré que le risque de corruption dans les marchés publics au cours des quatre premiers mois de 2020 avait atteint son plus haut niveau depuis 2005. Selon le rapport, 41 % des contrats de cette période ont été signés malgré l’absence de concurrence loyale lors de l’appel d’offres. M. Toth explique que la plupart des irrégularités se produisent dans les secteurs publics les plus rentables : la construction et les technologies de l’information.
« Tous les maires de mon département savaient comment ça fonctionne »
« Tous les maires de mon département savaient comment ça fonctionne », a commenté M. Nagy. « Entre nous, nous disions « Boldog a encore faim et a besoin d’être nourri » ».
BIRN a essayé de contacter six autres maires actuels et anciens du comté de Jász-Nagykun-Szolnok, mais aucun n’a souhaité commenter.
Dans le cas de Nagy, le fonctionnement corrompu du système a été révélé par un notaire de sa mairie incapable de supporter le stress et qui a donc rapporté les transactions au bureau du procureur de Szolnok. Nagy a discuté des détails lors d’un interrogatoire de quatre jours en 2019. La police a ensuite accordé à Nagy une protection.
Plusieurs autres personnes ont également été détenues dans le cadre de cette affaire, notamment la secrétaire de Boldog de la piscine thermale de Cserkeszőlő et les dirigeants de quelques entreprises impliquées dans les appels d’offres. Boldog lui-même n’a encore fait l’objet d’aucune accusation, malgré la levée de son immunité parlementaire en avril à la demande du bureau du procureur général.
Le procureur général a confirmé dans un courriel que 11 suspects sont accusés d’« accepter des pots-de-vin et d’autres crimes », mais « aucun n’est actuellement soumis à des mesures coercitives affectant sa liberté personnelle », ce qui signifie que personne n’est en détention. Quant à Boldog, il « a été interrogé par le bureau du procureur chargé de l’enquête en tant que suspect », a écrit Katalin Kovacs, porte-parole du bureau du procureur général, en réponse aux demandes de renseignements de BIRN.
Nagy soupçonne que, Boldog n’étant qu’un député ordinaire et n’appartenant pas au cercle restreint d’Orbán, il pourrait faire office de bouc-émissaire au gouvernement désireux de montrer à l’UE qu’il lutte contre la corruption.
M. Boldog n’a pas répondu à nos deux courriels.
Toujours plus loin
Les opposants au gouvernement soutiennent que les petits projets, comme ceux du département de Jász-Nagykun-Szolnok, ne sont pas des cas isolés ; ils sont en fait un microcosme des transactions qui se déroulent dans toute la Hongrie du Fidesz, qui est un des principaux bénéficiaires des fonds de l’UE et où, à un niveau plus élevé, des personnalités plus importantes et des fonds beaucoup plus importants sont impliqués.
« Avant Orbán, nous avions une corruption comme on trouve ailleurs en Europe de l’Est : les riches achetaient l’influence des politiciens », a déclaré à BIRN Szabolcs Panyi, journaliste au site Internet d’investigation Direkt36. « Maintenant, l’État lui-même est à la pointe de la corruption. L’argent de l’État et de l’UE est traitée comme de l’argent privé. Si quelqu’un a des ennuis, les lois du Parlement sont rapidement modifiées. Les enquêtes sont souvent gelées parce que des personnes de confiance sont en charge de la police et du bureau du procureur ».
David Jancsics, un expert de la corruption en Hongrie à l’Université d’État de San Diego, a expliqué que « ce ne sont pas les meilleures entreprises hongroises qui obtiennent des contrats, mais les plus loyales ».
« Dans ce système, le choix revient aux gouvernements locaux ; si vous ne soutenez pas les intérêts liés au Fidesz, vous n’obtiendrez aucune ressource », a-t-il ajouté.
La Commission européenne et le Parlement européen se préoccupent de plus en plus de la manière dont les gouvernements des États membres utilisent les fonds de l’UE, et cherchent maintenant activement des moyens de changer la manière dont l’argent de l’UE est alloué, par exemple en le distribuant directement aux municipalités, aux petites et moyennes entreprises et aux ONG, évitant ainsi les problèmes des gouvernements centraux.
En ce qui concerne la Hongrie, l’Office européen de lutte antifraude (OLAF) a conclu 43 enquêtes sur l’utilisation abusive des fonds où il a constaté des irrégularités entre 2015 et 2019, soit le nombre le plus élevé de l’UE, et a recommandé à la Commission européenne de récupérer 3,93 % des paiements effectués en Hongrie au titre des fonds structurels et indépendants et des fonds agricoles. C’est dix fois plus que la moyenne de l’UE (0,36 %).
En réponse, le Fidesz affirme que le travail de l’OLAF est motivé par des raisons politiques. « [L’OLAF] a été très actif durant la dernière campagne électorale [en essayant d’influencer les résultats] », a déclaré à BIRN Ágoston Sámuel Mráz, directeur de l’Institut Nézőpont, un groupe de réflexion proche du Fidesz.
Au lieu de publier de nouveaux rapports, l’OLAF devrait plutôt rester impartial dans « le conflit entre les gouvernements du V4 et l’élite bruxelloise » et « devrait aider à lutter contre la mauvaise utilisation des fonds de l’UE », a écrit Mráz dans un courriel.
Les nouveaux groupes d’entreprises qui se sont développés sous Orbán, dont ceux de ses amis d’enfance et des membres de sa famille, entre autres, représentent pour Mráz « une élite nationale dans l’économie ». Les critiques pourraient appeler cela une « oligarchie », dit Mráz, mais il soutient que ce mot est fallacieux, « parce que les gens dans l’économie n’ont aucune influence sur les décisions politiques comme c’était le cas en Russie dans les années 1990 ».
À bien des égards, il semble que les Hongrois se sont simplement habitués à la corruption. Selon le dernier Eurobaromètre, 87 % des personnes interrogées estiment que la corruption est très répandue dans le pays, mais seulement 38 % la jugent inacceptable, soit le chiffre le plus bas de l’UE.
« Les gens ne savent rien de la corruption, car la mafia du Fidesz a utilisé l’argent volé pour s’emparer des médias publics et acheter une grande partie des médias privés », a déclaré Akos Hadházy, ancien chef du parti vert hongrois, aujourd’hui député indépendant. Pourtant, lors des élections locales de 2019, le Fidesz a perdu plusieurs villes, dont Budapest, en raison notamment de scandales de corruption.
« A leurs partisans, ils envoient un message : nous volons, mais d’autres volent aussi – et nous vous protégeons au moins des migrants et de Soros », a ajouté Hadházy.
Nagy ne s’en soucie plus guère. Lui veut quitter la politique pour de bon. « Le procureur de Kecskemét qui a engagé des poursuites contre moi a été démis de ses fonctions par le procureur général, tandis que son supérieur s’est suicidé », a expliqué M. Nagy. « Je ne veux pas finir comme ça ».