La Tchéquie face au Covid-19 et à une oligarchie prédatrice. « Nous vivons dans un État failli »

Dans cette tribune d’opinion publiée sur le site A2larm, Stanislav Biler fustige l’affairisme de la classe dirigeante en République tchèque, qui a fermé les écoles mais pas les usines, et prive selon lui les citoyens de sécurité et de dignité et les enfants d’un avenir décent.

Tribune publiée par Stanislav Biler le 15 mars 2021 sur le site A2larm.cz (titre original : Poučení z krizového vývoje. Místo Německa jsme dohnali „třetí svět“). Traduction : André Kapsas.

Photo d’illustration : Tadeáš Bednarz / Wikicommons

Après un an d’épidémie, alors que le gouvernement prétend encore la combattre, la plupart du temps en vain, nous constatons que nos dirigeants sont coincés dans le matérialisme le plus grossier : la production industrielle est subordonnée à tout, y compris la santé et la vie de la population. Comme si nous ne vivions pas au milieu de l’Europe au XXIe siècle, mais quelque part dans le goulag sibérien des années 1950. Depuis les Lumières et l’émergence ultérieure des États-nations démocratiques, on pense que les intérêts de l’État correspondent aux intérêts de sa population, que l’État est là pour prendre soin de la santé et de la vie de ses citoyens. Les États-providence européens se sont ainsi engagés depuis la Seconde Guerre mondiale – avec plus ou moins de succès – à faire en sorte que les gens ne meurent plus de faim dans les rues.

Cependant, alors que certains secteurs en République tchèque ont été fermés et que de nouvelles mesures, encore et encore, ont été prises pour arrêter la progression de l’épidémie, il s’est avéré qu’il y avait encore quelque chose au-dessus de la santé et de la vie de la population, qu’il y avait quelque chose de plus grand que nous. Que nous ne fermons pas les écoles et les garderies, les restaurants et les théâtres pour sauver des vies, mais pour protéger la cadence de l’industrie tchèque. Plus de vingt mille morts sont une nuisance [le cap des 25 000 décès a été franchi le 22 mars, NDLR], mais arrêter la production de plaquettes de frein pour des Jeeps pendant quelques semaines serait probablement bien pire.

Lors de la montée au pouvoir d’Andrej Babiš, il était compliqué d’expliquer pourquoi quelqu’un du grand business, l’une des personnes les plus riches du pays, ne devrait jamais être Premier ministre. Après tout, nous trempions dans le culte du succès et de la richesse depuis près de trois décennies, pensant que le succès dans le monde des affaires équivalait au succès dans la vie. C’était quand les affaires et la vie se confondaient, et que tout le reste n’était que décoration inutile. Malheureusement, il s’avère maintenant que ce n’était pas une métaphore, mais que nous sommes tous une sorte de décoration inutile au bon fonctionnement de l’économie. […]

Ferme l’école, sauve l’industrie

Par exemple, dans une interview de février pour le portail en ligne Seznam, le propriétaire de Madeta, le milliardaire Milan Teplý, se vantait d’avoir réussi l’année dernière et admettait sans hésitation qu’il ne testerait aucun travailleur à la Covid-19 tout seul : laissons l’État se débrouiller s’il veut « imposer des quarantaines et des trucs pareils ». L’État devrait certainement résoudre ce problème, mais dans une réalité qui pourrait correspondre au siècle actuel, quelqu’un dans sa position devrait assumer un minimum de responsabilité envers la vie et la santé des employés qui l’ont fait milliardaire.

Début février, le président de la Chambre de commerce, Vladimír Dlouhý, a déclaré que rien ne pouvait être fait [contre la propagation du Covid-19, NDLR], et qu’à partir de mars, il faudrait déconfiner : « Je sais que cela ouvre des questions éthiques terriblement complexes. Si nous déconfinons, il peut y avoir des pressions sur le système de santé », avait dit Dlouhý. C’est « une question éthique complexe » que des milliers de personnes supplémentaires meurent à la suite de sa requête. Cependant, rien ne peut être fait, car selon Dlouhý, « les salariés auront sinon du mal à revenir à la discipline de travail ». Le télétravail, c’est quelque chose comme « un congé payé interrompu par un travail occasionnel », dit Dlouhý, qui rappelle le gardien de prison des mines d’uranium [travail forcé pour les ennemis du régime communiste après 1948, NDLR].

Depuis mars, presque tout, sauf les usines, a fermé, même si les experts avertissent depuis l’été que de nombreuses personnes évitent les tests, la quarantaine et l’isolement, car elles ne peuvent pas se permettre de se retrouver en congé maladie, où elles ne touchent soixante pour cent de leur salaire. […]

Néanmoins, les appels exigeant des mesures incitant les gens malades à rester à la maison avec la maladie pour ne pas la propager ont été ignorés tout au long de l’épidémie. Quand, fin février, une proposition de congé maladie à 100 % est finalement venue de la ministre des Affaires sociales, Jana Maláčová, le président de l’Association de l’Industrie et du Transport, Jaroslav Hanák, s’y est opposé, bien sûr : « C’est une très mauvaise mesure, car si quelqu’un a un salaire complet et peut rester à la maison sans avoir à aller travailler, c’est le paradis idéal, c’est le communisme, ce n’est pas une société démocratique, c’est irresponsable », a maladroitement décrit Hanák à la radio tchèque. Comment l’Allemagne parvient-elle à être un géant industriel tout en ayant un congé maladie à 100 % depuis des années ? Cela reste un mystère.

Nous sommes dans une situation où les représentants des empires industriels parlent au représentant de l’empire agro-alimentaire et chimique, à l’un des leurs, qui les écoute et les comprend.

Business non-stop

Si nous avions un autre Premier ministre, il serait possible d’imaginer que des opinions tout aussi insensées soient également exprimées, mais que le Premier ministre ne s’y plierait pas. Il comprendrait que ses responsabilités sont d’abord et avant tout envers les citoyens, et pas seulement envers la classe la plus riche du pays. Cependant, nous sommes dans une situation où les représentants des empires industriels parlent au représentant de l’empire agro-alimentaire et chimique, à l’un des leurs, qui les écoute et les comprend. Alors qu’ils sont dans le même bateau, le reste de la population n’est pas dans la position de citoyens, mais bien d’employés, de ceux qu’ils appellent les ressources humaines, qui coexistent avec les ressources énergétiques et les ressources naturelles dont on extrait le bien le plus précieux : l’argent.

Ce qui a pu sembler être une peur exagérée à beaucoup pendant longtemps a été révélé par l’épidémie. Il est possible de fermer des écoles, de pousser les hôpitaux à la catastrophe, de causer des dizaines de milliers de décès, mais il n’est pas possible d’arrêter ou de restreindre les grandes entreprises. Au-delà de la situation actuelle, ce constat a également des conséquences fâcheuses pour l’avenir. Tout d’abord, pour l’éducation des enfants, ensuite pour la survie même de l’écosystème de la planète menacé de destruction par le réchauffement climatique.

La reproduction de l’usine

Pendant une bonne vingtaine d’années, il y a eu un débat sur la nécessité de réformer l’éducation sans jamais la réformer. Étonnamment, la majeure partie des voix dans ce débat ont visé à restreindre l’accès des enfants à l’enseignement général et à l’enseignement supérieur. En 2015, Jaroslav Hanák a appelé à la fermeture des lycées et à l’ouverture d’autres écoles professionnelles, afin que les enfants n’aient pas d’autre choix que de se retrouver à l’école professionnelle, car c’est ce que veut l’industrie.

Pendant ce temps-là, en Finlande, modèle de longue date en matière de politique d’éducation, toute l’éthique de la politique éducative finlandaise a été résumée par les paroles de la Première ministre finlandaise Sanna Marin, qui, immédiatement après son élection, a déclaré qu’elle « veut construire une société dans laquelle chaque enfant peut être ce qu’il veut et dans laquelle tout le monde peut vivre avec dignité ». La thèse qui prévaut en République tchèque est que les enfants devraient devenir ce dont l’industrie a besoin.

Tout l’argument de ne pas pouvoir arrêter l’industrie s’est finalement limité au fait qu’en cas de défaillance, sa position dans les chaînes d’approvisionnement serait remplacée par d’autres entreprises d’autres pays. Trente ans après la révolution, nos plus grands concurrents sont toujours des travailleurs moins chers provenant d’usines d’assemblage moins chères d’autres pays de l’Est. Avec cette position, personne ne dira à haute voix comment l’industrie compte assurer un avenir aux enfants dans dix ou vingt ans, mais la réponse est évidente : aucunement. La prochaine épidémie ou les progrès plus rapides de la robotique risquent de mettre l’économie de notre pays à genoux, laissant tous ces enfants dans la pauvreté et le désespoir.

Ce qu’on essaie de briser en Finlande et ailleurs en Europe, nous le coulons dans le béton en Tchéquie. L’épidémie ne fera que souligner et accentuer cette crise du système éducatif. Nous ne sortirons jamais de ce cercle vicieux.

Même sans cela, cela leur arrivera peut-être de toute façon, car les enfants tchèques sont à l’heure actuelle enfermés à la maison le plus longtemps en Europe en raison de l’épidémie. Alors que d’autres pays ont mis en place des programmes pour prendre en charge les enfants dont la scolarité est négligée et combler les lacunes, la Tchéquie n’a rien de prêt, comme d’habitude. Les enfants retourneront bien sur les bancs d’une manière ou d’une autre, mais ceux des familles les plus riches et les plus ambitieuses le feront mieux que ceux des plus pauvres. Depuis un quart de siècle, nous savons, grâce à de nombreuses études, que la stagnation du statut social entre générations est beaucoup plus importante en Tchéquie qu’ailleurs en Europe. Les enfants de parents moins scolarisés terminent leur carrière scolaire avec un résultat similaire à celui de leurs parents. Les pauvres resteront pauvres. Ce qu’on essaie de briser en Finlande et ailleurs en Europe, nous le coulons dans le béton en Tchéquie. L’épidémie ne fera que souligner et accentuer cette crise du système éducatif. Nous ne sortirons jamais de ce cercle vicieux.

Les enfants vont en prendre plein la gueule

Malheureusement, le fait que la Tchéquie ait stagné au siècle dernier et que la vie économique du pays ait été dominée par les usines d’assemblage, les agro-kolkhozes ou les propriétaires de mines de charbon et de centrales électriques signifie également que toute vision de l’avenir rester tournée vers les besoins du passé. Déjà en mars de l’année dernière, Andrej Babiš a déclaré que « l’Europe devrait maintenant oublier le Green Deal et devrait vraiment se concentrer sur le coronavirus ». Au bout d’un an, on peut dire que le Premier ministre ne s’est pas concentré sur quoi que ce soit. Son ministre de l’Industrie, Karel Havlíček, est allé plus loin il y a un an – nous demandant d’oublier la réduction des émissions de gaz à effet de serre et de simplement verser de l’argent dans l’économie telle qu’elle est : « Nous le ferons de manière absolument brutale et nous ne céderons pas à la Commission européenne », a-t-il déclaré au journal Deník l’année dernière.

Et pourtant, la croissance économique à tout prix est l’une des raisons pour lesquelles la République tchèque a perdu son combat contre l’épidémie et est devenue un exemple dissuasif pour l’Europe. Cela pourrait nous amener à nous demander à qui est destinée cette croissance. Il est évident qu’une économie qui croît ne sert à rien pour les morts. De ce point de vue, il devient clair qu’il n’y a pas de croissance sur une planète morte, ce qui nous ramène aux propos de Karel Havlíček – et de bien d’autres avec lui – à savoir qui ne peut pas se permettre la transition vers l’énergie verte. L’épidémie a clarifié à qui les représentants de l’industrie et de l’énergie pensent quand ils disent « nous ne pouvons pas nous le permettre ». Ils n’entendent vraiment qu’eux-mêmes et personne d’autre. Mais le reste d’entre nous peut-il se permettre d’avoir une telle industrie ? L’année dernière, Jaroslav Hanák a déclaré : « Je pense que les jeunes de quatorze ans en Allemagne ou en Suède devraient recevoir une baffe dans la gueule plutôt que de descendre dans la rue tous les vendredi» [parlant des grèves des jeunes contre le réchauffement climatique ‘Fridays for Future’, NDLR]. « En prendre une dans la gueule », voilà qui décrit bien l’avenir que la République tchèque prépare à ses enfants.

L’État démocratique s’est transformé en un camp de travail pour ressources humaines qui, après avoir extrait le matériel, sera fermé, brûlé et rasé, comme s’il n’avait jamais existé.

Pas d’avenir

La politique n’est possible que dans un monde qui compte sur l’avenir, lorsque nous prenons certaines mesures pour réaliser quelque chose dans le futur, pour construire quelque chose, pour créer quelque chose, pour assurer de meilleures conditions aux générations futures. Ce que nous observons en République tchèque, c’est un pur pillage des ressources, où tous les acteurs clés se comportent comme si aucun avenir ne devait suivre. Ce n’est que dans cette perspective qu’il apparait censé de ne pas s’intéresser au sort des écoliers enfermés chez eux pendant un an alors qu’on donne toute la place aux intérêts actuels de plusieurs corporations étroitement liées à la classe dirigeante. Ce n’est que dans cette perspective que l’on comprend le manque d’intérêt ostentatoire de l’État à traiter de quelque manière que ce soit la catastrophe climatique. L’industrie tchèque, le secteur énergétique, l’industrie minière et le Premier ministre lui-même avec son agro-kolkhoz ne comptent pas sur demain – et nous devrions enfin comprendre cela et ne pas considérer tout cela comme une erreur ou un malentendu. Nous vivons dans un État failli dont on pensait jadis qu’il avait l’ambition de rattraper l’Allemagne alors qu’en fait il rattrapait le tiers-monde. Andrej Babiš et son gouvernement sont responsables d’avoir fait de nous l’un des pays les plus touchés au monde par l’épidémie, ils sont responsables des milliers de morts, mais il semble néanmoins en Tchéquie que tout le monde s’y soit résigné, comme si tout le monde s’en fichait. L’État démocratique s’est transformé en un camp de travail pour ressources humaines qui, après avoir extrait le matériel, sera fermé, brûlé et rasé, comme s’il n’avait jamais existé.

Photo d’illustration : Tadeáš Bednarz / Wikicommons