La scène musicale ukrainienne, espace de résistance et de lutte contre la Russie

L’histoire musicale ukrainienne est aussi celle d’une quête d’indépendance. Impérialisme, répression et parts de marché : Maxime Serdiouk, rédacteur en chef du média musical ukrainien Sloukh, répond aux questions du Courrier d’Europe centrale sur cette industrie qui participe aujourd’hui pleinement à l’effort de guerre. 

Pour comprendre les défis actuels de la scène musicale ukrainienne, il faut faire un retour en arrière vers les années soviétiques. Dans quel état est le secteur à l’époque ? 

Sous l’URSS, comme toute activité culturelle, la musique ukrainienne subit la répression. Déjà dans les années 1930, le régime stalinien orchestre la Grande terreur, avec à son apogée des milliers d’intellectuels envoyés dans les camps ou fusillés pour des activités qualifiées « d’anti-soviétiques » par le parti. On entendait pas cela, par exemple louer l’Ukraine, mais aussi simplement publier des réflexions sur l’identité nationale, raconter sa propre histoire, créer sa propre musique ou encore se rapprocher du monde occidental. 

La musique devait être soviétique, elle ne devait pas être triste mais pas trop gaie non plus, plutôt motivante et faire l’éloge de l’Union. De la même manière en littérature et en peinture. Après la Seconde Guerre mondiale, il y a un certain dégel par rapport au monde occidental sous Nikita Khrouchtchev (à la tête de l’URSS de 1958 à 1964), puis dans les années soixante les mains et les mots se sont un peu déliés. Les artistes ukrainiens commencent dans leurs œuvres à tenter de réanimer la conscience nationale. Ils se battent pour la préservation de la langue et de la culture ukrainienne. 

Est-ce qu’il y a des musiciens dissidents à l’époque ?

Oui, ils s’inspirent de ce qui se fait à l’Ouest, sans même forcément avoir des textes politiques. En musique classique académique par exemple, certains ukrainiens composent en mineure, et ne font donc pas une musique de propagande faite pour remonter le moral. Ils sont réprimés de toutes les manières possibles, certains vont même jusqu’à émigrer. 

Par ailleurs, les Ukrainiens, comme les Russes, ont accès à des cassettes de groupes occidentaux comme les Beatles par exemple, ils les écoutent en cachette en groupe. À partir de là, c’est une nouvelle influence qui se répand. Ajoutons à cela que les musiciens ukrainiens veulent faire leur propre musique rock populaire. C’est là qu’apparaît le « vusaty funk », le « funk moustache », appelé ainsi car souvent les musiciens avaient des moustaches. Le parti ne peut pas les appeler « groupes de rock », évitant l’expression anglo-saxonne, alors on parle « d’ensembles vocaux-instrumentaux », pour que cela sonne plus folklorique, plus terre à terre et non-bourgeois. À l’époque, toute cette industrie tourne autour de Moscou. Il faut monter à la capitale pour faire carrière, être célèbre et riche, et tout ce qu’il y a autour n’est qu’une vague périphérie.

 

MUSTACHE FUNK trailer EN subs – YouTube

Le pouvoir ne prête pas attention au début à ces ensembles qui chantent en ukrainien. Il les voit comme de la musique folklorique superficielle et inoffensive et non comme de la musique politique. Et pourtant, ces groupes, comme par exemple « VIA Kobza », « VIA Smerichka » (VIA est l’acronyme pour « ensemble vocal-instrumental », ndlr), « Vizerunky Shlyakhy », s’avèrent plus occidentaux, et combinent le folk ethnique à un style plus occidental de façon intelligente. Et ça plaît ! C’est là que Moscou commence à serrer la vis, notamment financière, puis à réprimer. En 1979, Volodymyr Ivasiouk, l’auteur-compositeur le plus connu de ce mouvement est retrouvé pendu dans la forêt près de Lviv. Près de 10.000 personnes se rendent à ses funérailles, ses chansons sont retirées de la vente et de la radio. De nombreux éléments laissent penser qu’il ne s’agissait pas d’un suicide mais d’un assassinat délibéré du KGB. La conscience nationale prend de l’ampleur et la musique ukrainienne se défait de ce genre cliché. Le festival Tchervona Routa, nommé en l’hommage de la chanson la plus connue d’Ivasiouk, a eu lieu en 1989 à Tchernivtsi, un grand lieu de rassemblement pour la nouvelle génération de la musique ukrainienne. Les groupes chantent l’hymne national, même si la police réprime toute manifestation de nationalisme. 

 

Chervona Ruta – Zinkevych, Yaremchuk, Ivasyuk – YouTube

Après l’indépendance en 1991, on observe une sorte de renaissance de la scène musicale ukrainienne qui peut s’exprimer sans contraintes…

Les années 1990 marquent une montée de la conscience nationale ukrainienne et une rupture progressive avec le passé soviétique. Mais tout doit être construit de zéro, avec en toile de fond un contexte économique défavorable. Entre les années 2000 et 2010, notamment avant la Révolution Orange (contre Viktor Ianoukovitch, accusé d’avoir truqué l’élection présidentielle, ndlr), on observe une situation où le champ culturel russe et ukrainien sont en quelque sorte le même milieu. On voit les mêmes artistes ici et là-bas, les frontières ont été effacées. Mais tous les dix ans, la scène musicale ukrainienne évolue et dans les années 2010, le milieu musical se restructure à cause de la crise économique de 2008. Ce n’était plus rentable pour les médias, pour les concerts d’inviter des artistes russes, de les faire venir en Ukraine, de les nourrir, de les loger… Et donc les boîtes de production se tournent davantage vers les talents locaux. À cet égard, cela a eu un effet positif, en diversifiant les voix. 

« Le milieu musical se restructure à cause de la crise économique de 2008. Ce n’était plus rentable d’inviter des artistes russes, de les faire venir en Ukraine, de les nourrir, de les loger… »

 

MONATIK – Кружит (Official Video) – YouTube

Monatik, un artiste ukrainien originaire de Loutsk qui se produit en russe, très célèbre dans tout l’espace soviétique qui a arrêté de se rendre en Russie après 2014.

Mais pourquoi les artistes russes et russophones étaient-ils autant au centre de la scène musicale en Ukraine jusqu’à très récemment ?

C’est une question économique. Les groupes ukrainiens qui chantent en ukrainien ne peuvent pas vraiment se développer et ce même après 2014. L’Ukraine manque d’infrastructures par exemple. Les maisons de disques se disent : « pourquoi lancer nos propres artistes quand on peut acheter du contenu prêt à l’emploi en Russie et le diffuser ici ? », comme la plupart des Ukrainiens comprennent le russe. Forcément, elles investissent plus en Russie. Si tu es un artiste, tu peux faire cinq dates ici, alors qu’en Russie tu peux faire le tour de toutes les petites villes et développer ton audience. Tu postes tes morceaux, ils sont beaucoup écoutés en Russie et moins en Ukraine. Et c’est là que le choix moral commence – est-ce que tu veux suivre ton rêve, vivre de ta musique ou bien suivre des considérations éthiques et ne pas se produire dans un pays qui tue ton peuple ? Ils viennent nous tuer et nous allons chanter chez eux. Pour beaucoup d’artistes, la révolution de Maïdan et l’annexion de la Crimée en 2014 sont un tournant. La conscience de soi des Ukrainiens se développe. Un processus de rejet a commencé. Si pendant un moment, les artistes pouvaient encore entretenir une sorte de neutralité, quelques années après le début de la guerre, ils ont dû faire un choix.

Mais la musique russe n’a pas disparu du jour au lendemain d’Ukraine ?

Non, bien sûr. La jeunesse notamment a continué à écouter de la musique russe même après 2014. En Russie, beaucoup d’argent a été investi dans la musique et la culture à destination de cette classe d’âge pour contrer et contrôler le développement d’Internet. Il n’y avait plus de barrières financières, tout le monde peut désormais poster un morceau en ligne et devenir célèbre. Internet a cassé les frontières, mais la question de la langue reste. Les Russes ne consomment pas le contenu ukrainien, car ils ne comprennent pas la langue, et les Ukrainiens consomment le contenu russe parce qu’ils connaissent la langue russe. Un autre problème est que les entreprises, les pays occidentaux, les plateformes ne voient pas l’Ukraine comme un acteur indépendant prometteur, comme un marché en soi. Même en 2014, alors qu’il était déjà clair que la Russie menait une guerre contre l’Ukraine, des entreprises comme Spotify, Apple Music, les grands labels musicaux avaient leur bureau pour l’Ukraine à Moscou. Les éditeurs russes font des playlists pour les consommateurs ukrainiens. Imaginez qu’en France, des éditeurs allemands décident de ce qu’écoutent les Français, c’est étrange non ?  Par ailleurs, une partie de la jeunesse ukrainienne, notamment russophone, écoute plutôt des productions russes qu’occidentales dans les années 2010 car elle ne parle pas anglais.

« Même en 2014, alors qu’il était déjà clair que la Russie menait une guerre contre l’Ukraine, des entreprises comme Spotify, Apple Music, les grands labels musicaux avaient leur bureau pour l’Ukraine à Moscou. »

Dix ans se sont écoulés et à l’image de la société, une nouvelle génération, plus anglophone, plus intégrée aux autres pays européens a émergé. Est-ce que cela a influencé l’évolution de la scène musicale ukrainienne. 

Oui, en 2014 en Ukraine, il y a une sorte de croissance de la conscience nationale face à la guerre, comme toujours lors des crises. Le public devient plus ouvert à lui-même, et l’ukrainien, plus populaire. Les Ukrainiens ont commencé à écouter plus de productions locales, en langue locale. D’abord cela se développe en termes de quantité, puis de qualité.

 

DakhaBrakha – Vesna – YouTube

Le groupe Dakha Brakha, inspiré de la musique traditionnelle ukrainienne, existe depuis des années mais s’est fait connaître du grand public ukrainien seulement après 2014. 

Il y a eu des quotas aussi…

En effet, en 2016, les autorités ukrainiennes ont introduit une loi pour imposer un quota de contenus ukrainiens aux radios et télévisions (au minimum 35% de chansons en ukrainien à la radio, ndlr). Cette loi a stimulé les artistes ukrainiens à plus produire dans la langue ukrainienne. Il y avait une peur, notamment de ne pas pouvoir s’en sortir financièrement, ou bien un manque de confiance car la langue ukrainienne n’était pas vue comme suffisamment cool. Et en plus la musique ukrainienne n’était pas assez accessible pour toutes les raisons que l’on a mentionnées précédemment. C’était un cercle vicieux. 

Nous ne faisons que commencer à construire notre scène musicale, nous avons déjà survécu à l’Union soviétique, qui a détruit beaucoup d’entre nous, et nous avons dû tout recréer depuis le début de l’indépendance. Et en même temps, il y a la Russie, qui essaie par tous les moyens de tout faire pour qu’on abandonne notre identité et qu’on consomme leur contenu. Mais cela vous stimule intérieurement parce que cela inspire les artistes, cela les pousse à créer de la musique de qualité en langue nationale. Beaucoup d’artistes, y compris des producteurs, des personnes célèbres étaient sceptiques à l’égard des quotas jusqu’au moment de leur introduction. Le début a été difficile car il n’y avait pas assez de contenus ukrainophones, puis le secteur s’est adapté, de nouveaux jeunes artistes ont émergé, et ont été soutenus financièrement.

Est-ce que les artistes ukrainiens pouvaient encore se produire en Russie et vice-versa après 2014 ?

Après Maïdan, il y avait encore quelques rares artistes qui naviguaient entre la Russie et l’Ukraine, même si chaque concert en Russie provoque une levée de boucliers de la part du public ukrainien et des activistes. Après février 2022, il devient clair que tout est noir ou blanc et que les artistes doivent choisir leur camp. C’est l’acte final d’un divorce déjà consommé entre les deux espaces culturels. Il n’y a pas de demi-tons maintenant, et c’est très important pour nous de préserver cela. Jusqu’à ce que la guerre se termine au moins, il faut isoler les Russes, les éloigner de nous, de notre espace, et s’isoler nous-mêmes du leur.

Pour vous, c’est un moyen de faire renaître la culture ukrainienne, sapée depuis des décennies par Moscou de façon plus ou moins directe ?

Vous voyez à quel point le récit impérial est ancré, depuis l’époque soviétique avec les ensembles vocaux-instrumentaux pour qui jouer à Moscou était l’accomplissement le plus prestigieux. Même après la chute, jouer en Russie, sur la scène russe avait quelque chose de plus attrayant que de jouer sur la nôtre. C’est cette idée qu’être russe signifie que vous êtes supérieur, car vous êtes au centre et les autres sont à la périphérie. C’est une idée ancrée dans la tête des artistes, des consommateurs, des entreprises étrangères, des boîtes de production, des ressources allouées en Russie. Mais depuis quelques années, je dirais cinq, six ans, cela a changé. La scène ukrainienne a pu pleinement se développer indépendamment de la Russie. L’Ukraine n’est pas la Russie, c’est important de le rappeler. 

« Même après la chute, jouer en Russie, sur la scène russe avait quelque chose de plus attrayant que de jouer sur la nôtre. C’est cette idée qu’être russe signifie que vous êtes supérieur, car vous êtes au centre et les autres sont à la périphérie. »

Et depuis l’invasion russe de février, les chansons patriotiques ont envahi l’espace public ukrainien. C’est une manière de soutenir l’effort de guerre ? 

Ce n’est pas seulement cela, c’est plus une réflexion sur ce qu’il se passe autour d’eux, car beaucoup d’autres sujets ont été mis en veilleuse. Beaucoup d’artistes sont partis se battre, d’autres sont réfugiés ou sont volontaires. Mais des albums et des morceaux consacrés à d’autres sujets, comme l’amour par exemple, apparaissent tout de même lentement. 

 

Океан Ельзи – Місто Марії (audio Okean Elzy – Misto Marii) – YouTube

Les deux premières semaines, tout le monde était choqué, occupé à fuir, se battre, mettre en pause les projets. Mais grâce à internet, aux réseaux sociaux, la scène musicale est en ébullition. On l’a vu par exemple avec la chanson d’Andriy Khlyvniouk, le chanteur principal de Boombox qui a rejoint la défense territoriale à Kiev au début de la guerre. Il a repris la chanson de résistance ukrainienne de 1914 Oï ou louzi tchervona kalyna (« Oh, les baies rouges de viorne dans la prairie », une plante symbole de l’identité ukrainienne, ndlr) qui a été reprise partout, même Pink Floyd en a fait un remix ! Les artistes ukrainiens font aussi des tournées caritatives en Europe et aux États-Unis, partout ils collectent de l’argent, ils cherchent du soutien pour que cette guerre se finisse le plus vite possible, par la victoire de l’Ukraine bien sûr.

 

Ukrainian Folk Song 🇺🇦 ARMY REMIX | Andriy Khlyvnyuk x The Kiffness – YouTube

Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.

Clara Marchaud

Journaliste indépendante multimédia basée à Kiev.