La minorité roumaine d’Ukraine veut garder ses écoles en roumain

En septembre, l’Ukraine a décidé de réviser ses lois sur les minorités selon les recommandations de la Commission européenne. Toutefois, Bucarest et Budapest considèrent que les changements prévus restent minimes tant que la loi sur l’éducation de 2017, qui instaure l’ukrainien comme principale langue d’instruction au secondaire, n’aura pas été retirée ou modifiée.

Hlyboka & Mahala, en Ukraine – Il est 16h30 à Hlyboka, bourgade au sud de Tchernivtsi, en Ukraine. Les parents ont récupéré leur progéniture à l’école et montent dans un minibus aux couleurs défraîchies. Un enfant interpelle le chauffeur et s’assoit sur le siège passager, lui montrant fièrement un dessin réalisé en classe. Celui-ci le félicite en roumain, puis discute avec la mère en ukrainien. Les deux langues se mélangent, certains passagers passant de l’une à l’autre sans difficulté.

Plus de la moitié des 10 000 habitants d’Hlyboka sont des Roumains d’Ukraine, population autochtone de ce territoire depuis au moins 500 ans, qui était alors sous la principauté roumaine de Moldavie. Cette région, aussi appelée la Bucovine du Nord, a ensuite fait partie de l’Empire austro-hongrois, puis du Royaume de Roumanie, de l’URSS et enfin de l’Ukraine, indépendante depuis 1991. À Hlyboka, la statue du poète roumain Mihai Eminescu trône dans le centre-ville, à quelques centaines de mètres de celle de Taras Chevtchenko, son alter-ego ukrainien.

Victimes collatérales de la « dé-russification »

« En 2013, le buste d’Eminescu a été vandalisé, la tête coupée, en signe de protestation de la part de nationalistes ukrainiens » se souvient Nicolae Șapca, rédacteur en chef du Monitorul Bucovinean, journal en roumain distribué dans la région de Tchernivtsi. Son bureau est installé dans une ancienne bâtisse de Hlyboka, au bout d’un long couloir sombre. « Avant, nous avions une rédaction avec plusieurs journalistes. Aujourd’hui, il n’y a que moi, un autre rédacteur et quelques correspondants locaux » regrette l’homme de 55 ans. Le journal est aujourd’hui distribué chez 3 000 abonnés dans tout l’oblast de Tchernivtsi. « Nous maintenons ce journal grâce aux aides du gouvernement roumain via le Département des Roumains de Partout. Aujourd’hui, les jeunes ne lisent plus les journaux. En dehors de l’école, comment vont-ils apprendre leur langue maternelle ? » s’interroge Nicolae Șapca.

Nicolae Șapca, rédacteur en chef du Monitorul Bucovinean dans son bureau à Hlyboka.

Depuis 2017, l’inquiétude gagne la minorité roumaine d’Ukraine. Cette année-là, une loi sur l’éducation est votée, obligeant les écoles publiques des minorités à un quota d’heures d’enseignement en langue ukrainienne, qui augmenterait au fur et à mesure de la scolarité pour arriver à plus de 60 % de matières en ukrainien lors de la dernière année de secondaire. Adoptée trois ans après l’annexion de la Crimée par la Russie, la loi a pour but de réduire l’instruction du russe, et de s’assurer que tous les citoyens ukrainiens maîtrisent la langue officielle.

« Les autres minorités comme les Roumains, Polonais et Hongrois, n’ont pas été prises en compte. Le gouvernement a mis en place cette loi, considérant que l’ukrainien n’était pas assez bien parlé par certains. Je vous assure que, en ce qui concernent la minorité roumaine, les jeunes parlent les deux langues sans problème » affirme Nicolae Șapca, qui publie aussi un journal en ukrainien et a deux enfants trentenaires « parfaitement bilingues. »

« Perdre la langue, c’est perdre sa culture »

À une heure de Hlyboka, près de Tchernivtsi, les 400 élèves de l’école primaire et secondaire « Grigore Nandriș » de Mahala entonnent à pleine voix l’hymne ukrainien, puis s’empressent de vendre biscuits et friandises dont les bénéfices seront reversés aux forces armées de l’Ukraine. Si l’oblast de Tchernivtsi est épargné par les attaques russes, la guerre s’immisce dans les minutes de silence, le couvre-feu la nuit et sur les murs de l’école. Là, dans les couloirs, des dessins d’enfants sur l’invasion russe, et plus loin, des portraits de soldats de la commune tués sur le front. Au-dessus, des phrases en roumain et en ukrainien : « La guerre vue par les yeux des enfants », ou « Nous n’oublierons jamais ».

« La guerre dans les yeux des enfants », écrit en roumain sur les murs de l’école ‘Grigore Nandris’ de la commune de Mahala, Ukraine, le 13 octobre 2023.

La quasi-totalité des 7 200 habitants de Mahala se considèrent comme Roumains. « Dans les écoles roumaines comme la nôtre, tout l’apprentissage se fait en roumain avec plusieurs heures de langue et littérature ukrainiennes, précise la directrice de l’école, Inna Nika. À la fin de la scolarité, ils peuvent passer les examens en ukrainien et faire des études en Ukraine. » La directrice, également professeure de mathématiques, a elle-même réalisé ses études à l’université nationale de Tchernivtsi, située à quelques kilomètres, avant d’enseigner en roumain dans l’établissement.

« Depuis que les écoles roumaines ont été créées il y a deux cents ans, nous n’avions jamais été forcés d’abandonner l’enseignement dans notre langue. Pas même sous l’Union soviétique, qui nous a pourtant déportés par milliers. »

Elena Nandriș, ancienne maire de Mahala.

Elle aussi craint que la loi de 2017 ne fasse disparaître les écoles roumaines en Ukraine. « Dit comme ça, on peut avoir l’impression que nos élèves pourront toujours bien maîtriser le roumain. Mais en réalité, cela diminue drastiquement l’enseignement dans notre langue maternelle, soutient-elle. Si aujourd’hui, nous pouvons expliquer toutes les terminologies dans les deux langues pendant un cours, il sera ensuite impossible de le faire aussi en roumain dans certaines matières. Nous serions hors-la-loi. »

Pour Elena Nandriș, maire de Mahala de 2005 à 2020, et encore active à la mairie, « nos enfants perdront la capacité à parler leur langue correctement, et notre culture se perdra avec elle. » La septuagénaire souhaite que l’apprentissage reste tel qu’il est : « Depuis que les écoles roumaines ont été créées il y a deux cents ans, nous n’avions jamais été forcés d’abandonner l’enseignement dans notre langue. Pas même sous l’Union soviétique, qui nous a pourtant déportés par milliers. »

Les écoles des minorités, patrimoines culturels

L’entrée en vigueur de loi, qui devait avoir lieu en septembre 2023, a finalement été repoussée en septembre 2024 pour les écoles des minorités qui parlent une langue de l’UE, notamment suite aux protestations des minorités mais aussi de la Hongrie et de la Roumanie. Avant la guerre, environ 100 000 à 150 000 Hongrois vivaient en Ukraine ainsi qu’un demi-million de roumanophones – Roumains et Moldaves inclus. Ces derniers forment donc le troisième groupe ethnolinguistique du pays après les Ukrainiens et les Russes – mais seulement 1 % de la population. Près de la moitié des Roumains d’Ukraine – environ 200 000 – vivent dans l’oblast de Tchernivtsi, qui compte à lui seule une cinquantaine d’écoles roumaines. Le reste se répartit entre les oblasts de Transcarpathie et d’Odessa.

Cours de langue et littérature roumaine à l’école ‘Grigore Nandris’ de Mahala, Ukraine, le 13 octobre 2023.

Si, en septembre, le pays a revu ses lois sur les minorités sur demande de la Commission européenne, qui permettent par exemple l’organisation d’événements culturels dans les langues maternelles, le gouvernement ukrainien ne se résigne pas à toucher à la loi sur l’Éducation. Pourtant, les conclusions de la Commission de Venise en 2017 démontrent que, même si l’objectif de Kyiv de « dynamiser la langue officielle » est légitime, « enseigner davantage de matières en ukrainien, ne justifie pas complètement qu’il faille éliminer la possibilité d’enseigner d’autres matières dans des langues minoritaires à partir du niveau du secondaire. Une approche plus équilibrée est requise. » Elle rappelle que « les écoles de minorités séculaires sont réputées depuis longtemps pour la qualité de leur enseignement, font partie du patrimoine culturel des minorités et ont contribué notablement tout au long de l’histoire à la préservation et au développement de leur identité spécifique. »

« Beaucoup veulent nous dire comment lutter pour la Roumanie. Non merci. Nous luttons déjà contre les Russes. […] Qu’ils viennent se battre à nos côtés s’ils tiennent à nous. »

Nicolae Sapca , journaliste.

En guise de solution, la Commission de Venise suggère également d’améliorer la qualité de l’instruction déjà existante en ukrainien, qui fait défaut dans certains établissements : « Cela pourrait être une solution viable, qui serait davantage conforme à l’exigence de proportionnalité et aux principes de dialogue interethnique, de respect et de compréhension mutuelle. »

Instrumentalisations politiques

Kyiv craint que la Hongrie, qui n’a pas coupé ses relations avec Vladimir Poutine, n’utilise la minorité hongroise comme instrument politique lors des négociations d’adhésion de l’Ukraine dans l’UE, qui devraient débuter prochainement. La Roumanie se montre certes moins intransigeante, mais fait savoir son mécontentement lors des discussions avec le gouvernement ukrainien. Le 10 octobre dernier, le président ukrainien Volodymyr Zelensky s’est rendu pour la première fois à Bucarest depuis le début de la guerre. Il a souhaité établir un partenariat stratégique avec la Roumanie, qui a de nouveau montré son soutien indéfectible au pays, notamment militaire et commercial.

La question des droits des minorités a toutefois été remise sur la table, parfois jusqu’à l’excès : des personnalités d’extrême-droite se sont opposées à sa venue, prétextant que l’Ukraine devrait rendre des « territoires roumains ». Des propos qui choquent le journaliste Nicolae Șapca : « Beaucoup veulent nous dire comment lutter pour la Roumanie. Non merci. Nous luttons déjà contre les Russes. Il y a un millier de Roumains d’Ukraine sur le front. Une centaine y aurait perdu la vie. Qu’ils viennent se battre à nos côtés s’ils tiennent à nous. » Pour le journaliste, partager des traditions et une langue communes avec la Roumanie suffit, et que « seule la géographie nous sépare, ce qui n’est pas forcément le plus important. Le problème géographique sera réglé quand l’Ukraine entrera dans l’UE. Nous voulons juste que nos droits en tant que minorité, qui sont inscrits dans la Constitution ukrainienne, soient respectés. »

Mémorial des victimes des déportations soviétiques à Mahala. Environ 840 habitants de la commune ont été déportés.

Une semaine après la visite du président ukrainien, le premier ministre roumain, Marcel Ciolacu, s’est rendu à Kyiv afin de signer officiellement des accords de coopération. Le chef du gouvernement roumain a toutefois rappelé que « la Roumanie souhaite l’adhésion de l’Ukraine à l’UE, mais que cette adhésion nécessite de respecter des règles concernant les droits des minorités, règles que la Roumanie a elle-même respecté. » La Roumanie reconnaît en effet 19 minorités nationales – dont les Ukrainiens autochtones – représentées au Parlement, et soutenues financièrement par le gouvernement.

Les écoles « moldaves » laissées de côté ?

Cette réunion à Kyiv a toutefois permis une avancée pour la minorité roumaine. Le gouvernement ukrainien a reconnu que tous les Roumains et Moldaves d’Ukraine parlent le roumain et non le « moldave ». « En Ukraine, il y a une distinction entre « Moldaves » et « Roumains » et entre les écoles de langue roumaine et celles de langue « moldave », précise Eugen Patraș, fondateur en 2015 du Centre culturel roumain Eudoxiu Hurmuzachi à Tchernivtsi. Le « moldave » est une construction de l’époque soviétique, pour la distinguer du roumain, alors qu’il s’agit de la même langue. Seule la Russie et l’Ukraine, jusque-là, faisaient la distinction. » La Moldavie a quant à elle reconnu le roumain comme langue officielle dans tous les textes de lois en mars 2023.

« Cette loi de l’Éducation réduiraient les seuls droits que nous avons. »

Eugen Patraș, fondateur du Centre culturel roumain Eudoxiu Hurmuzachi à Tchernivtsi.

Cette décision de Kyiv semble anecdotique, mais pourrait provoquer des changements pour les écoles définies comme « moldaves ». Eugen Patraș s’est longtemps battu pour abandonner cette distinction. Dans le café du centre culturel, qui n’est plus utilisé depuis la pandémie de Covid-19, « et parce que des employés sont partis à cause de la guerre », il présente des articles qu’il a publié sur le sujet. « Certes, il y en a beaucoup qui veulent être considérés comme Moldaves, mais il faudrait changer les dénominations des écoles dites de langue moldave, car cela leur a apporté beaucoup de préjudices, soutient-il. Par exemple, il n’est pas possible pour les élèves et professeurs de participer à des concours, échanges, olympiades et formations de professeurs destinés aux écoles roumaines. »

L’entrée en vigueur de la loi devait aussi arriver plus tôt pour ces établissements, car la loi sur l’Éducation fait une distinction entre les langues officielles de l’UE et les autres, comme le « moldave » et le russe. Une dérogation avait toutefois été mise en place pour les écoles « moldaves » et l’entrée en vigueur également repoussée à 2024. De même, les écoles moldaves ne bénéficient pas d’aides du gouvernement roumain à travers son Département des Roumains de Partout [1]Departamentul pentru Românii de Pretutindeni, qui peuvent fournir les écoles en matériel informatique, livres et manuels. « Contrairement aux communautés ukrainiennes de Roumanie, qui reçoivent des fonds du gouvernement roumain, nous n’avons aucune aide financière de la part du gouvernement ukrainien, ajoute Eugen Patraș. Les associations, publications et événements culturels sont souvent financés par la Roumanie, ou par les autorités locales si elles ont le budget. Or, cette loi de l’Éducation réduiraient les seuls droits que nous avons. »

Parler roumain, une opportunité

Assise à ses côtés, Cristina Paladian acquiesce. La présidente de la chaire de langue roumaine de l’université nationale de Tchernivtsi voit même dans le bilinguisme une manière d’ouvrir des portes : « Le gouvernement ukrainien pense que les élèves issus des minorités ont plus de difficultés à s’intégrer dans la société. À mon sens, je pense au contraire qu’être bilingue est un avantage. Ces élèves auront plus d’opportunités de travail, et peuvent aussi aller étudier en Roumanie, puis revenir travailler en Ukraine. » À l’université, elle observe que de plus en plus d’étudiants non-roumanophones prennent le roumain en option, notamment ceux qui étudient le commerce et les relations internationales. « Avec la guerre, la vision des Ukrainiens sur la Roumanie a changé, constate-t-elle. Ils ont compris qu’à l’avenir, leur pays devra se tourner de plus en plus vers ses voisins de l’Union européenne et consolider ses relations avec eux. »

Cristina Paladian et Eugen Patraș à l’entrée du café Bucarest et du centre culturel Eudoxiu Hurmuzachi situé dans une rue piétonne fréquentée à Tchernivtsi. Fondé en 2015, le centre, sa libraire et son café ont cessé leur activité pour le moment à cause de la pandémie puis de la guerre.

En Roumanie, à Suceava, ville située à deux heures de Tchernivtsi, Kateryna Mahas en témoigne. Du haut de ses 19 ans, l’étudiante sait déjà qu’elle veut travailler entre la Roumanie et l’Ukraine. Elle réalise un master de relations internationales et coopérations transfrontalières, notamment grâce à une bourse fournie par le Département des Roumains de Partout aux étudiants roumanophones d’autres pays. Selon le ministère de l’Éducation roumain, 14 510 étudiants bénéficiaient de cette bourse pour l’année scolaire 2022-2023, dont 1 144 Ukrainiens. Un chiffre qui a doublé après l’invasion russe en Ukraine. « Je pense que les partenariats entre les deux pays vont s’intensifier dans le futur, et ils auront besoin de personnes bilingues comme moi ! » s’exclame Kateryna, les yeux pétillants.

Elle est issue d’une famille roumaine, qui « combine très bien les deux identités, Roumains dans l’âme, et citoyens ukrainiens ». Son père est parti sur le front, d’abord en 2015, puis en 2022. Il est revenu « à cause de problèmes médicaux » souffle Kateryna. Elle continue à se rendre régulièrement à Buda Mare (Velyka Buda en ukrainien), son village, et à participer à des événements culturels roumains. Selon elle, et « contrairement à ce qu’on pourrait penser », tous les jeunes de son âge parlent bien ukrainien, et elle a un camarade « très patriote » prêt à partir sur le front ; mais ils sont aussi de plus en plus fiers de leur identité roumaine : « Ce serait dommage de perdre cette richesse. »

Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.

Notes

Notes
1 Departamentul pentru Românii de Pretutindeni
Marine Leduc

Journaliste indépendante, notamment en Roumanie et Moldavie. Elle publie dans La Croix, Le Soir, Télérama, Equal Times, entre autres.