Rencontre avec Oleksandra Matviïtchouk, de l’ONG récompensée par le Nobel de la paix

L’ONG qu’elle a créée, le Centre pour les libertés civiles en Ukraine, vient d’obtenir le Prix Nobel de la paix, au même titre que l’ONG russe Mémorial, – dissoute et interdite en Russie depuis 2021-, et qu’un opposant bélarussien. Un prix qui récompense des années de travail acharné pour cette juriste qui depuis 2014, ne cesse de consacrer son temps pour que justice soit faite dans son pays. Ukrainiennes dans la guerre (1/4).

Au premier abord, Oleksandra Matviïtchouk paraît impassible et peu encline à parler longuement du chemin qu’il l’a conduite à devenir l’une des juristes ukrainiennes les plus engagées dans le domaine des droits de l’Homme. Dans son bureau, situé en plein cœur du centre-ville de Kyïv, Oleksandra est débordée. Elle n’a qu’une heure, pas une minute de plus, à consacrer à cet entretien. Son temps est précieux. L’équipe de tournage qui la suit toute la journée pour réaliser un reportage pour le compte de l’Organisation des Nations unies (ONU), ajuste rapidement une dernière fois la lumière avant que l’interview ne débute. Oleksandra semble épuisée avant même que l’échange ne commence. Son fond de teint peine à masquer les cernes qui lui creusent le visage.

En cette mi-septembre, avec la récente libération des territoires ukrainiens dans la région de Kharkiv (NDLR : au nord du pays, situé à la frontière avec la Russie), la juriste de 39 ans sait que de nouveaux cas de crimes de guerre vont affluer. Rien qu’à Izioum, bourgade de 50 000 habitants avant la guerre, située au nord-est du pays, les autorités ukrainiennes viennent de découvrir 445 tombes dans une forêt bordant la ville. « Et je crains que ce ne soit que le haut de l’iceberg », soupire Oleksandra Matviïtchouk. « On découvre chaque jour les horreurs et les massacres commis par les troupes russes depuis le 24 février. A ce jour, plus de 35 000 cas de crimes de guerre ont été recensés ». Autant de cas de viols, de tortures et de meurtres de masse qu’elle et son équipe collectent, depuis sept mois, au sein de différentes structures. A la tête du Centre pour les libertés civiles en Ukraine depuis sa création en 2007, elle a rapidement coordonné le staff de plusieurs ONG locales qui, sur le terrain, dans les territoires occupés ou récemment libérés, sont de précieux acteurs pour recueillir les témoignages de ceux qui ont subi les violences de la part des troupes russes.

Illustration : Anir Amsky

Mais en réalité, ce chantier a débuté dès 2014, lors de la révolution de Maidan, en créant l’ONG SOS Maïdan. « A l’origine, SOS Maïdan avait été créé pour fournir une assistance juridique aux victimes de l’Euromaïdan, explique Oleksandra Matviïtchouk. A ce moment-là, nous n’avions pas de système judiciaire qui tienne la route, pas de mécanismes légaux, rappelle-t-elle. Ce sont des volontaires, principalement des avocats, qui se sont battus pour que justice soit faite ». Durant les manifestations de l’hiver 2013-2014, la police ukrainienne a carte blanche pour mettre un terme, par tous les moyens, à la révolte du peuple. De nombreux civils ukrainiens ont été grièvement blessés ou ont perdu la vie pour avoir réclamé le départ du président pro-russe d’alors, Viktor Ianoukovytch. Oleksandra rassemble alors des volontaires qui récoltent les plaintes des manifestants « afin que le peuple sache que les violences subies ne resteront pas impunies. Je voulais que chaque Ukrainien croie au fait que des gens se battent pour protéger leurs droits, et qu’ils vont obtenir réparation », précise-t-elle. 

Retrouvez les 3 autres portraits de notre dossier spécial « Ukrainiennes dans la guerre ».

Au lendemain de l’invasion de l’Ukraine, le même réseau de bénévoles a commencé à recenser les violences commises par l’armée russe. « Puis, au fur et à mesure, ce sont des personnes que nous avons formées qui ont pris le relais », détaille cette juriste, avant qu’un appel coupe l’entretien. « Désolée, j’en étais où ? Ah oui, je parlais des formations que nous avons dispensés à nos équipes locales, reprend-t-elle à peine après avoir raccroché. Ensuite, poursuit-elle, nous classons précieusement ces cas pour les porter devant les instances juridiques internationales ». Pas seulement devant la Cour Pénale Internationale. A travers son ONG, le Centre pour les libertés civiles en Ukraine, Oleksandra coopère avec des structures internationales ainsi qu’avec les autorités ukrainiennes pour les convaincre d’ouvrir un Tribunal spécial pour l’Ukraine, chargé des crimes commis par la Russie. « La Cour pénale internationale ne peut pas prendre en charge tous les cas de crimes de guerre, elle ne prend que certains dossiers en guise d’exemple, mais elle ne peut pas gérer toutes les plaintes », explique Oleksandra Matviïtchouk. Elle, s’est donnée pour mission de parvenir à ce que « chaque citoyen ukrainien obtienne réparation, et que la Russie réponde de chacune de ses responsabilités », soutient-elle.

Oleksandra Matviïtchouk dans son bureau à Kiev, septembre 2022. Photo : Audrey Lebel.

Cette bataille, la juriste, formée à l’Université Taras Chevtchenko de Kyïv, la mène depuis l’annexion de la Crimée au printemps 2014, suivie de la guerre dans le Donbass. Avec une Coalition d’associations nommées « Tribunal pour Poutine », elle collecte également les preuves de crimes de guerre « commises par la Fédération de Russie et ses dirigeants en Tchétchénie, en Moldavie, en Géorgie et en Syrie, explique-t-elle gravement, alors que Vladimir Poutine et ses comparses n’ont jamais été inquiétés pour ces crimes de guerre, ces vingt dernières années. Et alors même, tient-elle à souligner, que Poutine est un danger pour toutes les démocraties, pas seulement pour l’Ukraine ».

« Il faut surmonter notre propre peine et travailler avec les ONG russes qui se battent aussi pour les droits de l’Homme. »

Près de 45 minutes se sont écoulées, Oleksandra n’a pas montré un instant la moindre émotion. D’apparence force tranquille, elle semble néanmoins fissurée lorsque la question « Comment allez-vous ? » lui est posée. A cet instant, elle sort du mode automatique dans lequel elle était. Son visage s’adoucit soudain. « Eh bien, je suis épuisée, lâche-t-elle spontanément. Je suis avant tout un être humain… Pour être honnête, je n’aurais jamais imaginé documenter des crimes de guerre, confie-t-elle. Si j’avais eu le choix, je n’aurais pas choisi cette spécialité en tant que juriste. J’aurais continué de travailler à la construction des bases pour une société démocratique comme je le faisais jusque-là en mettant en place les réformes au sein des institutions telles que la police ou la justice. Mais il y a une réalité : nous ne sommes pas très nombreux à pouvoir effectuer ce travail nécessaire en Ukraine. Il faut bien que quelqu’un le fasse pour que cesse l’impunité ».

Pour autant, rappelle-t-elle, « on a besoin de justice, pas de revanche ». Un discours parfois difficilement audible pour la population ukrainienne meurtrie par l’agression russe, et dont la rupture avec le voisin semble définitive. Elle aussi dit devoir parfois se faire violence, mais en est convaincue : « Il faut surmonter notre propre peine et travailler avec les ONG russes qui se battent aussi pour les droits de l’Homme. » Peut-être la raison pour laquelle début octobre, elle obtenu, à travers le Centre pour les libertés civiles, le Prix Nobel de la Paix, en même temps que l’ONG russe Memorial et l’opposant bélarussien Ales Bialiatski.

Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.

Audrey Lebel

Journaliste indépendante en Ukraine.