En 1975, après six mois de visites, démarches, papiers et entretiens au consulat de Hongrie à Paris j’eus enfin l’autorisation de rejoindre mon mari, étudiant en médecine. Le 11 septembre je débarquai de l’Orient-Express à Budapest. Je devais y passer une année scolaire de préparation pour apprendre le hongrois avant de me présenter au concours d’entrée d’une Université.
Dès le lendemain de mon arrivée on me prit mon passeport que l’on remplaça par une feuille A4 chargée d’un texte hongrois totalement incompréhensible pour moi. À l’époque je ne connaissais qu’un mot, et encore, à l’envers : szökönöm au lieu de köszönöm (merci). Cette feuille, je devais la présenter en cas de contrôle d’identité. Au bout de deux mois on me rendit mon passeport accompagné d’un petit livret à mon nom avec photo, adresse, profession, nom de jeune fille de ma mère, lieu d’étude ou de travail. Ce livret changea de couleur plusieurs fois au cours de ma vie. Jaune, gris, bleu, bleu plus foncé, il me suivait, d’une couleur de plus en plus profonde au rythme de mon intégration dans la société qui m’accueillait. Le bleu foncé, le dernier, était le livret donné aux résidents étrangers permanents. Le rouge foncé, presque bordeaux, était réservé aux Hongrois. Quelle symbolique dans les détails ! Puis, victime de la modernité il fut remplacé par une simple carte plastifiée, la carte de résident.
La restitution de mon passeport ne signifia pas pour autant que je pouvais de nouveau voyager selon mon bon plaisir. Jusqu’en 1990 chaque fois que je voulais me déplacer hors de Hongrie et malgré le fait que je sois étrangère, je devais me plier à un parcours bien balisé. La première étape était le service scolaire de l’Université ou plus tard, la direction de mon employeur qui devait émettre un avis favorable à mon voyage. Munie de cet avis, seconde étape, le service de contrôle des étrangers au commissariat de police où je déposais ma demande de visa de sortie qui m’était généralement délivré en huit jours.
Là je rencontrais József, le fonctionnaire chargé de suivre mon dossier. De quelques années plus âgé que moi, il était toujours d’un respect et d’une distance impeccables. Après m’avoir demandé de prendre place il sortait de son placard un imposant classeur d’une hauteur de dix à douze centimètres et composé de feuilles volantes à mon nom. Même en additionnant les nombreuses demandes de sorties du territoire, ce dossier me paraissait bien fourni. József en tournait lentement les pages et toujours très professionnellement entamait avec moi une conversation qui me semblait alors anodine.
Avais-je des amis, des problèmes financiers, mes frères et sœurs allaient-ils bien, quelles études faisaient-ils, mes parents étaient-ils toujours engagés politiquement, mes problèmes de garde d’enfant s’étaient-ils arrangés ? Naïve et surtout n’ayant rien à cacher, je répondais volontiers à toutes ces questions malgré ou peut-être, justement, à cause de la sourde anxiété qui m’accompagnait lors de ces rencontres. En 1983, en sixième année de médecine après une série éprouvante de partiels, nous fêtions, trois camarades de promotion et moi-même la fin du semestre. Emportés par le soulagement du succès nous faisions des projets immédiats : « Soyons fous, partons ! Une semaine ! Faire du ski en Tchécoslovaquie ».
Je fus celle qui refroidit l’enthousiasme : « contrairement à vous, Hongrois qui pouvez voyager sans contrainte dans les pays du camp communiste, moi, j’ai besoin d’un visa, de deux même, puisqu’il me faut sortir de Hongrie et entrer en Tchécoslovaquie ». Mais je tentai le coup et après être passée en vitesse au service étudiant de l’université, j’arrivai au commissariat. József me vit dans le couloir et m’accueillit d’un « vous venez pour un visa de sortie en Tchécoslovaquie ? » C’est là que j’eus la certitude qu’il y avait une taupe parmi mes amis. Je les avais quittés quelques heures auparavant. Une drôle de sensation ! Même si je me doutais bien que la surveillance faisait partie du « package all inclusive ».
Bien plus tard, après les changements de régime, József continua une carrière brillante dans la police hongroise. J’ai également changé de statut, ai rempli d’autres fonctions. Nous sommes devenus amis.
Les autres protagonistes de l’histoire ont quitté la Hongrie définitivement, avant les changements de régime !
Photo d’illustration prise à Ferenciek tere en 1976 (Felszabadulás tér). Crédit : UVATERV / Fortepan.