Frontières de l’Europe : l’humanité en danger, l’écologie en question

Les flux de migrants à la frontière polono-biélorusse se tarissent. Sans doute la rumeur du cauchemar qui attend les exilés sur le no man’s land des portes de l’Europe s’est-elle propagée. Cette accalmie ne doit pas faire oublier la tragédie qui s’y poursuit, et les vies qu’elle a coûtées. Le nombre exact de victimes n’a pas été établi. 

Frontière polono-biélorusse (capture d’écran).

Par Nell Saignes, pour l’Association Défense de la démocratie en Pologne (ADDP).

Cette crise a été déclenchée artificiellement l’été dernier par le président Alexandre Loukachenko, qui voulait utiliser ce moyen de pression contre l’Union européenne. Le gouvernement biélorusse a accordé des visas à des milliers de personnes originaires majoritairement du Moyen-Orient, et orchestré la logistique pour les conduire près de la frontière polonaise, en leur faisant miroiter une entrée dans l’espace Schengen. Ainsi les adultes et les enfants se retrouvent à tenter de traverser une frontière qui leur est fermée.

En ce mois de janvier, des migrants sont toujours pris en étau entre deux frontières dans les forêts gelées de Podlachie. Ceux qui parviennent à atteindre la Pologne sont pour la plupart interceptés par l’armée et rejetés dans la neige avant d’avoir pu entamer des demandes d’asile. La méthode, illégale mais largement pratiquée depuis septembre, est appelée Pushback. L’anglicisme pourrait sortir du jargon des bureaux, mais il masque à peine la cruauté de la pratique.

« Elle était enceinte de 6 mois. On l’a enterrée le 4 janvier ».

Obadah, un jeune Syrien de 16 ans, en a été victime. Devenu épileptique après un accident de la route, l’adolescent tentait de rejoindre l’Allemagne aux côtés de son frère dans l’espoir d’y traiter sa maladie, impossible à prendre en charge dans une Syrie ravagée par la guerre civile. Il a perdu son frère lors d’une course poursuite avec des gardes-frontières. Le soir de son arrestation, Le Défenseur des droits polonais avait déposé une demande de protection internationale. Mais Obadah a été repoussé vers la frontière biélorusse. Ces pushback illégaux dissuadent les migrants de s’adresser aux autorités pour demander la protection internationale, y compris en cas d’extrême urgence. C’est ce mécanisme de violence systémique et illégale qui a conduit au décès d’Aveen, près de la frontière qu’elle tentait de traverser avec son époux et ses cinq enfants. Elle était enceinte de 6 mois. On l’a enterrée le 4 janvier.

Grupa Granica est un de nombreux collectifs formés en réaction à la crise, qui regroupe une vingtaine d’associations d’activistes, juristes, sauveteurs, thérapeutes, défenseurs des droits de l’homme et riverains. Sur sa page Facebook, il relaie des opérations de sauvetage d’exilés à l’article de la mort, retrouvés gelés et affamés après des jours, voire des semaines d’errance. Les activistes reçoivent des alertes, qui circulent par SMS et autres messageries via les réseaux militants. Il leur est défendu d’intervenir au-delà d’une zone interdite d’accès qui longe la frontière, sur les voïvodies de Podlachie et de Lubelskie. C’est d’ailleurs ce qui a poussé l’ONG Médecins sans frontières à quitter les lieux au début du mois de janvier. L’ONU, également interdite d’accès à la zone frontalière, a protesté par la voix de sa porte-parole : « Nous demandons instamment aux autorités des deux pays d’autoriser l’accès aux zones frontalières aux représentants humanitaires et des droits de l’homme, aux journalistes, aux avocats, ainsi qu’aux représentants de la société civile », a déclaré Liz Throssell le 21 décembre 2021 au nom du Haut-Commissariat de l’ONU aux droits de l’homme.

Dans la nuit du 10 au 11 janvier, les membres de l’ONG Ocalenie (Sauvetage) sont intervenus auprès d’Izmail, un jeune Syrien de 18 ans qui avait réussi à sortir de la zone d’interdiction aux abords de Mielnik. En grave hypothermie, il convulsait et a été évacué en ambulance. Aux aurores, après quelques heures passées à l’hôpital, il a aussitôt été rejeté à la frontière. Cette même nuit, 11 migrants ont été arrêtés près de Michalow. Ils pleuraient et suppliaient à l’aide. Tous ont été arrêtés par les gardes-frontières. Cette nuit encore, toujours près de Michalow, des activistes et riverains ont réussi à réunir une famille dont les enfants avaient été dispersés dans la forêt – le plus jeune avait 3 ans. La famille a pu déposer des demandes de protection internationale. En vertu de la procédure en vigueur, elle attendra le verdict de l’Office des étrangers en centre de rétention.

« J’ai quitté le Yémen parce que je fuyais la guerre civile et la persécution. J’ai été de nouveau emprisonné alors que tout ce que je voulais, c’était la liberté ».

Un demandeur d’asile dans le centre de Wedrzyn.

Dans ces centres-là, les traumatismes des exilés sont ravivés. Dans l’un d’entre eux, à Wedrzyn, quatorze personnes ont entamé une grève de la faim pour protester contre des conditions de vie que le chef du Mécanisme national de prévention de la torture (KMPT), Przemysław Kazimierski, a qualifiées d’inhumaines. La densité de population y atteint 1 personne pour 2m2. « On voit des chars et des fusils partout. Nous fuyons pourtant la guerre, et la simple vue des armes nous électrise », raconte un détenu. Et un autre : « J’ai quitté le Yémen parce que je fuyais la guerre civile et la persécution. J’ai été de nouveau emprisonné alors que tout ce que je voulais, c’était la liberté ».

La police aux frontières polonaise (Straż Graniczna) s’est dotée d’un Community manager zélé, qui exhibe glorieusement son tableau de chasse dans ses messages sur les réseaux sociaux promus à renfort de hashtags (« #défensedelafrontière, #notregardenotreprotection…) . Ici, un groupe de 32 personnes. Et cette nuit-là, 17 migrants. Coup de filet, encore, sur 15 Irakiens. Et de 549 rien qu’au mois de janvier ! Ses prises y sont parfois photographiées, les mains menottées et visages floutés. Sur d’autres, des images de caméras thermiques exposent des silhouettes fantomatiques errant aux abords de la frontière, pour suggérer le spectre d’une menace extérieure. La page Facebook narre aussi le quotidien héroïque et viril de la Straż Graniczna dans des clips style série B sur fond de hard rock, dont le goût douteux prêterait à rire en d’autres circonstances.

Toujours sur cette page, la Straż Graniczna se réjouissait il y a quelques jours de l’acquisition de véhicules électriques. Qu’on se rassure, les atteintes aux droits humains peuvent être écoresponsables !… jusqu’à un certain point. La construction d’un mur de plus de 180 km le long de la frontière polono-biélorusse a commencé ce 25 janvier. Elle annonce la dégradation irréversible de forêts primaires inscrites au patrimoine de l’UNESCO. Le Défenseur des droits a transmis un rapport au Sénat polonais pour l’alerter sur l’incohérence d’une telle mesure, tandis qu’une pétition en ligne a été lancée.

La crise a été orchestrée par un régime criminel, qui utilise des innocents comme pions d’une tentative de déstabilisation de l’Europe. La Pologne s’y est engouffrée de son côté, en se saisissant de cette aubaine pour le PiS, qui lui permet d’étayer sa rhétorique xénophobe et nationaliste. Le gouvernement pose en vainqueur d’une guerre héroïque, où la Pologne sert de rempart à l’Occident contre des invasions barbares. Mais cette propagande ne saurait éclipser ni les nombreux problèmes auxquels se heurte le pays, ni la responsabilité d’une Union Européenne qui échoue, une nouvelle fois, à se montrer à la hauteur des idéaux humanistes qu’elle prône puisqu’elle ne parvient pas à faire appliquer aux pays membres ses propres lois.

Nell Saignes, pour l’Association Défense de la démocratie en Pologne (ADDP).

ADDP

Association Défense de la démocratie en Pologne (ADDP). www.democratie.pl