Face aux conservateurs polonais, les libéraux brandissent une Europe désincarnée

Le journaliste et militant écologiste polonais Bartłomiej Kozek livre une analyse très critique des réponses apportées par les partis d’opposition et par l’Union européenne au gouvernement réactionnaire en Pologne, et plaide pour sortir du discours binaire libéral versus conservateur.

Tribune de Bartłomiej Kozek publiée le 19 septembre 2017 en anglais sous le titre « Poles Apart » et en polonais sous le titre « Dwa światy » par European Green Journal, et republiée le 1er octobre par Political Critique, un réseau de médias centre-européens auquel appartient Hulala. Traduction de l’anglais par Ludovic Lepeltier-Kutasi et Camille Burgess.

La domination du parti de droite au pouvoir en Pologne Droit et Justice (PiS) – tout comme ce fut cas pour le Fidesz d’Orbán en Hongrie – nourrit au moins deux tendance parmi les pays membres de l’Union européenne. Les gouvernements de ces deux pays sont perçus d’un côté comme les moteurs d’une Europe unie qui peut se réinventer après le référendum du Brexit, et donnent d’un autre côté des arguments aux partisans de la théorie d’une Europe à plusieurs vitesses, avec une partie de l’Europe gravitant autour d’un noyau solide qu’est l’actuelle zone Euro (ou parfois autour d’un périmètre encore plus réduit, selon certaines visions).

On voit se répandre en Pologne une certaine prise de conscience de ces tendances – symbolisées par les appels d’Emmanuel Macron à un budget propre et à un ministre des finances de la zone Euro. L’on assiste là à une réactivation de la vieille division entre une « Pologne libérale » incarnée par le parti de centre-droit Plate-forme civique (PO) et une « Pologne de solidarité » qui colle à la  vision du PiS depuis 2005.

L’opposition polonaise instrumentalise ces tendances européennes pour démontrer l’isolement croissant du gouvernement populiste de droite, comme l’illustre la désignation à l’unanimité moins la Pologne du président de PO Donald Tusk à la présidence du Conseil européen. De son côté, le PiS rassemble de plus en plus de preuves comme quoi, derrière les mots gentils sur la démocratie et les valeurs communes se cachent souvent des intérêts nationaux, et que ceux-ci entrent en opposition frontale avec « l’intérêt national polonais ».

Tout ceci laisse très peu d’espace pour une voix progressiste, pourtant nécessaire, qui permettrait à la fois de promouvoir la vision d’une meilleure Europe et, à plus court terme, de trouver des voies de communication entre Bruxelles et Varsovie qui ne donnent pas de nouvelles munitions politiques au gouvernement PiS.

Prendre en compte la vision européenne du PiS est important pour comprendre pourquoi le gouvernement polonais est prêt à risquer l’isolement – et accessoirement pourquoi les commissaires européens et les dirigeants qui utilisent contre lui les arguments sur « l’État de droit » et les « valeurs européennes » n’auront que peu de prise sur lui.

Il existe en même temps des voix, y compris en Pologne, qui plaident pour un durcissement à l’égard du gouvernement de la Première ministre Beata Szydło, à l’instar d’un article récent paru dans une édition spéciale de Social Europe intitulé « Comment traiter la Pologne et la Hongrie ».

La vision libérale

L’article est une conversation entre le rédacteur en chef de Social Europe, Henning Meyer, et Grzegorz Ekiert, scientifique et directeur du Centre Minda de Gunzburg pour les études européennes à l’Université Harvard. Il résume les développements récents en Pologne, tels que la lutte contre l’indépendance des tribunaux constitutionnels, le détournement des médias publics et les plans visant à « re-poloniser » les médias privés.

Grzegorz Ekiert revient également sur les changements récents dans la politique économique, qu’il considère comme discriminatoires envers les investisseurs étrangers, et rappelle la mise en place de politiques telles que les allocations familiales ou les mesures populistes d’abaissement de l’âge de la retraite conçues pour s’acheter 40% de l’électorat, soit la part que le chef du PiS Jarosław Kaczyński juge nécessaire pour se garantir la majorité absolue dont il a besoin dans le prochain Parlement.

« On a tendance à considérer les institutions et les dirigeants libéraux comme modérés alors que certains de leurs programmes sociaux ne le sont pas du tout. »

D’un point de vue progressiste, le problème avec l’analyse d’Ekiert sur la Pologne, c’est qu’il met l’accent sur les institutions de la démocratie libérale – telles que les tribunaux ou les médias – de manière idéaliste et assez éloignée de la façon dont elles travaillent dans la région. Celles-ci sont présentées comme des leviers pour contrebalancer la domination autoritaire, mais cette assertion est pourtant trompeuse sur deux plans.

Tout d’abord, on a tendance à considérer les institutions et les dirigeants libéraux comme modérés alors que certains de leurs programmes sociaux ne le sont pas du tout. L’ancien gouvernement de centre-droit dirigé par la Plate-forme civique (PO) a augmenté l’âge de la retraite et a réduit la part des personnes éligible à la retraite anticipée. Tout en critiquant actuellement le gouvernement pour avoir ignoré plus de 900 000 signatures pour un référendum contre la réforme de l’éducation actuelle, le parti n’admet pas qu’il ait eu le même mépris des préoccupations populaires lorsqu’il a refusé d’organiser un référendum sur l’âge de la retraite.

Bien que l’on puisse en dire beaucoup (et à juste titre) sur la dérive du PiS vers une démocratie illibérale, il existe des points sur lesquels le principal parti de l’opposition libérale ne se comportait pas très différemment quand il était au pouvoir. Malheureusement, la plupart des personnes qui le soulignent et qui plaident pour un changement politique plus ambitieux et socialement plus volontariste que ce que propose une opposition ralliée au « libéralisme procédural », sont qualifiés de « symétristes ». Ils sont accusés de justifier les actions de l’actuel gouvernement et de saboter ce qui est présenté comme la solution idéale, à savoir une liste électorale conjointe de tous les partis qui s’opposent au pouvoir du PiS.

Ce « libéralisme des freins et contrepoids » est tellement impreigné qu’Emmanuel Macron, alors qu’il veut libéraliser le code du travail, est considéré comme une figure inspirante par une partie du centre-gauche polonais, uniquement parce qu’il a réussi à battre le parti d’extrême droite Front national.

En Pologne (mais pas seulement), le camp progressiste semble adopter l’attitude du « business as usual » avec quelques ajustements ci ou là, au lieu d’offrir une vision politique claire et de montrer la voie pour y parvenir. Cela se traduit par une situation dans laquelle les droits sociaux ne sont pas considérés comme des droits démocratiques (voire même catégorisés comme des « mesures populistes »), ce qui n’aboutit qu’à renforcer les divisions existantes de la société polonaise et à décourager les personnes du camp conservateur de passer sur l’autre rive politique.

« La vision de « deux Pologne » – l’une libérale et l’autre conservatrice – devient une prophétie auto-réalisatrice. »

Au lieu de placer sa foi dans le dialogue pour convaincre en faveur des idées progressistes, l’on se cantonner à mobiliser les électeurs déjà convaincus. Ce processus détourne la démocratie libérale de ses principes inclusifs au profit du conflit social, de la division et de la ségrégation. En effet, la vision de « deux Pologne » – l’une libérale et l’autre conservatrice – devient une prophétie auto-réalisatrice qui colle à la narration polarisée que produit le PiS Kaczyński sur la relation entre majorité supposée et un « camp libéral » qui ne ferait que mépriser le « les gens ordinaires ».

Nous pouvons détester ce que Kaczyński fait à la démocratie en Pologne – mais nous devons également prendre conscience du fait qu’il met en œuvre une grande partie de ses promesses de campagne. Contrairement à Trump et au Brexit, la Pologne et la Hongrie démontre la force du populisme de droite lorsqu’il met son argent là où il y a des bouches à nourrir. Les gens veulent des gouvernements qui sont capables d’autre chose que de répéter que rien n’est possible, qui plus est dans un monde globalisé où l’on ne fait que réduire les dépenses sociales.

La sécurité sociale en tant qu’institution

Les remarques d’Ekiert sur les institutions libérales écartent également la possibilité que les programmes sociaux (désignés « populistes » par l’opposition libérale, et donc irresponsables) puissent également devenir des institutions sociales importantes.

La politique qui consiste à donner 500 złotys à chaque ménage pour chaque enfant à partir du deuxième est considérée malgré tous ses coûts et ses défauts – par exemple la discrimination envers les parents célibataires, principalement les femmes – comme une institution majeure de la vie sociale de la même manière que le NHS britannique par exemple, ou le programme Brasil Bolsa Família.

Mettre cette réalité de côté est surement la plus grande erreur de l’opposition libérale actuelle en Pologne, laquelle a d’ailleurs encore de sérieux problèmes à reconnaître les effets sociaux de la transformation économique après 1989. Cette dernière n’a pas profité à tout le monde et a laissé derrière elle des groupes et des régions entières brisés, ainsi que des problèmes qui nous hantent encore aujourd’hui (comme la mise à l’écart de vastes régions rurales et des petites villes du réseau de transports publics).

Le récit d’Ekiert semble s’inscrire dans une vision anhistorique de la situation, comme si la Pologne d’après 1989 renvoyait à une période formidable, dont une petite minorité l’aurait récemment forcé à sortir et à s’écarter du merveilleux chemin du progrès libéral. Cette vision ne tient pas compte des choix des gens. Il est vrai que le PiS n’a reçu que le soutien de 20% du corps électoral et qu’il n’a donc qu’un mandat assez ténu pour changer l’ensemble du système politique. Cependant, la question est aussi de savoir pourquoi l’opposition libérale n’a-t-elle pas plus obtenu plus de voix et de sièges.

Bruxelles et son bâton

Tout en notant la nécessité de faire le lien entre les luttes que mènent les partis d’opposition la société civile contre le pouvoir du PiS avec d’autres acteurs européens, Ekiert semble également suggérer que c’est aux institutions européennes qu’incombe de jouer le rôle le plus important.

Ce genre de discours risque parfois de glisser vers le récit comme quoi l’on attendrait les chars de Bruxelles – à l’instar de certains progressistes polonais qui attendent une sorte de Messie de gauche qui créera un nouveau parti et sauvera le pays de Kaczyński et Szydło.

« Aucun gouvernement polonais n’a promu l’Europe comme un espace de valeurs (…) mais l’ont plutôt dépeinte comme une machine à fric. »

Tout l’argumentaire qui fait de de l’Europe un « espace de valeurs » ne trouve pas d’écho dans le contexte polonais – et à raison. Aucun gouvernement polonais depuis son adhésion à l’UE en 2004 n’a promu l’Europe comme un espace de valeurs (ils ont préféré essayer de mettre Dieu et les valeurs chrétiennes dans le préambule du projet de la Constitution pour l’Europe), mais l’ont plutôt dépeinte comme une machine à fric.

Le retour en arrière initié par le PiS n’est pas un événement récent. La Pologne était-elle un leader européen dans le domaine des politiques climatiques avant l’élection de la droite conservatrice en 2015 ? Pourquoi n’a-t-elle pas ratifiée la Charte des droits fondamentaux de l’UE ? Pourquoi ne posons-nous pas ces questions aux « défenseurs de la démocratie » qui ont gouverné à Varsovie pendant les 8 dernières années et n’ont pas cherché à introduire des dispositions de base comme l’union civile ?

« Nous devons utiliser le pouvoir illibéral à Varsovie pour faire émerger un espace public véritablement transnational et favoriser les discussions sur l’avenir du continent. »

Par ailleurs, l’électorat polonais a eu tout loisir de voir « l’Europe des valeurs » en marche lorsque l’Union a poussé en faveur de plus en plus de sanctions contre la Grèce. Même les essais actuels de « défense de la Démocratie depuis Bruxelles » s’inscrivent dans un contexte tels qu’ils donnent en réalité plus d’armes au gouvernement PiS – comme par exemple s’opposer aux changements dans les tribunaux parce que la loi sur la Cour Suprême implique une discrimination vis à vis de l’âge de départ à la retraite des hommes et des femmes (le texte de départ prévoyait à forcer les juges à partir à la retraite à partir de 60 ans pour les femmes et 65 ans pour les hommes). Cela n’aide pas quand c’est perçu dans un contexte d’un besoin de sécurité économique des Polonais, en plus du fait que l’abaissement de l’âge de départ à la retraite a été reçu dans les sondages d’opinion comme l’une des réformes les plus importantes du PiS.

Quiconque veut voir une Pologne véritablement démocratique, progressiste et européenne doit tout faire pour rapprocher la société civile connectée aux « citoyens ordinaires » des différents pays. Nous devons utiliser le pouvoir illibéral à Varsovie pour faire émerger un espace public véritablement transnational et favoriser les discussions sur l’avenir du continent.

La Commission européenne, qui se concentre actuellement sur la menace de l’État de droit en Pologne, pourrait s’inspirer même inconsciemment du discours du PiS sur l’Europe. Les dirigeants du parti pointent du doigt le gazoduc « Nord Stream » comme la preuve que les « valeurs communes » de l’UE sont un écran de fumée pour favoriser les intérêts nationaux des États les plus forts, en particulier ceux de l’Allemagne.

Dévier la discussion

L’Union européenne n’a pas besoin de capituler pour protéger l’état de droit en Pologne.

Ce qu’il faut faire, c’est mettre davantage l’accent sur le renforcement des liens européens avec la Pologne, par exemple grâce à un financement plus solide des agences Europe Direct qui informent les citoyens du travail de l’UE (présent non seulement dans les grandes villes, mais aussi dans les petites villes universitaires par exemple). Leur objectif principal devrait être de fournir des informations à la création de lieux de débats ouverts et pluralistes sur la vision de l’Europe, la signification des valeurs européennes et une politique concrète sous différents angles, impliquant à la fois des acteurs favorables ou opposés au gouvernement, tous issus de la société civile.

Les institutions européennes devraient également mettre l’accent sur une plus grande volonté de soutenir financièrement les investissements présentés par le gouvernement comme contraire aux intérêts polonais. Le cas le plus évident est la politique climatique où la dépendance polonaise au charbon nécessite une intervention forte, notamment en faveur de l’aide à la transition au niveau des collectivités locales. Il est par exemple essentiel pour les institutions de l’UE de ne pas laisser le gouvernement PiS présenter les objectifs climatiques à l’échelle européenne comme étant en contradiction avec le développement de la Pologne et de ne pas obliger les États membres à modifier leurs systèmes énergétiques sans le soutien nécessaire.

Bien que cette stratégie soit plus concrète (puisqu’elle se concentre sur les arguments financiers et non sur les principes démocratiques), elle permet une communication dans une langue plus largement comprise que les références vagues aux « valeurs européennes ». Dans le même temps, il s’agit là d’une alternative positive à la vision plus ou moins implicite d’une Pologne mise sur le banc de touche, laquelle est alimentée par les menaces de coupe des fonds européens qui blessent les Polonais et permettent au PIS d’alimenter les ressentiments eurosceptiques dans son électorat et au-delà.

« La stratégie qui aimerait voir s’imposer par le haut la « démocratie libérale » ne verra jamais émerger une Pologne progressiste. »

Le PiS et le mouvement plus conservateur Kukiz’15 aiment à dire que critiquer la Pologne dans les institutions européennes revient à « pratiquer la délation » voire à trahir. Le rôle de chaque force politique progressiste en Pologne et en Europe devrait être de montrer que les institutions de l’UE sont également au service des citoyens polonais et de la Pologne en tant que telle.

Les échecs dans ce domaine par les dirigeants européens (en montrant un manque d’intérêt sur des questions telles que le renforcement de la coopération avec l’Ukraine ou sans tenir compte des doutes fondés sur la question du gazoduc « Baltic Nord Stream 2 » entre la Russie à l’Allemagne) permettront au PIS de semer les graines du nationalisme.

Il est vrai qu’il est difficile de débattre avec un gouvernement ayant une vision si étroite de la solidarité européenne et qui est susceptible de voir le monde à travers des « faits alternatifs » tels que les zones de non-droit régies par la charia dans les villes d’Europe occidentale. Il est également plus important de démontrer qu’une meilleure Europe au service des citoyens (…) bénéficierait également aux Polonais.

Le manque de succès des alternatives proposées par l’opposition – à savoir les libéraux qui s’inscrivent dans le « business as usual » – se traduit par des sondages qui placent le PiS à 40% et le PO à 21% juste après la bataille pour l’indépendance des tribunaux. Les sondages montrent également que 50% des Polonais préféreraient quitter l’UE que d’être contraints d’accepter des quotas de réfugiés de Bruxelles. La stratégie qui aimerait voir s’imposer par le haut la « démocratie libérale » ne verra jamais émerger une Pologne progressiste.

Bartłomiej Kozek

Journaliste et militant écologiste polonais

Correspondant polonais du Green European Journal et chroniqueur pour la revue écologiste polonaise Zielone Wiadomości.