En Ukraine, la bataille des Églises orthodoxes

Les autorités ukrainiennes mettent la pression sur les représentants du patriarcat historiquement affilié à Moscou pour qu’ils s’éloignent de la Russie, malgré des résistances.

Depuis plusieurs mois, les images de cette guerre qui n’a rien d’une querelle de clochers se multiplient en Ukraine. A Lviv, des opposants ont dessiné un Z sur une église orthodoxe. En Bucovine, une paroisse a été incendiée. A Khmelnytskyï, une bagarre a même éclaté entre des popes en soutanes et un militaire ukrainien qui tentait d’interrompre la messe. Plusieurs régions ukrainiennes comme celles de Rivne et de Khmelnytskyï ont même tenté d’interdire l’institution religieuse qui déchaîne les passions : l’Église orthodoxe ukrainienne, qui faisait partie jusqu’en mai 2022 des structures orthodoxes russes. Plusieurs projets de lois sont également sur la table du parlement ukrainien. Depuis le début de la guerre, cette branche orthodoxe historiquement affiliée à la Russie est la cible de critiques des autorités, mais aussi de la population pour sa supposée allégeance au pays agresseur.

L’Ukraine compte deux Églises orthodoxes reflétant les divisions géopolitiques historiques qui ont traversé le pays. Les deux, suivant quasiment les mêmes rites, se considèrent comme la seule Église nationale légitime. L’Église orthodoxe ukrainienne historiquement affiliée au patriarcat de Moscou (EOU-PM), faisait partie de l’Eglise orthodoxe pendant l’Union soviétique. A la chute de l’URSS, l’entité a reçu le droit de s’autogouverner mais reste sous l’autorité du patriarche de Moscou. Encore aujourd’hui, l’EOU-PM est communément appelée patriarcat de Moscou, même si l’institution n’utilise pas ce terme dans ses communications officielles et a rompu les liens en mai 2022.

La Laure des Grottes à Kyïv, complexe religieux contrôlée par le patriarcat de Moscou. Les autorités ukrainiennes veulent reprendre la main dessus. Photo : Aleksandr Zykov / Wikimedia Commons

Face à elle, deux autres églises ukrainiennes ont émergé à l’indépendance et ont fusionné en 2018, formant l’Église orthodoxe d’Ukraine (EOU) autocéphale. C’est seulement avec la guerre dans le Donbass en 2014 et l’annexion de la Crimée qu’elle a pris de l’importance, avec le soutien des autorités sous la présidence de Petro Porochenko. En 2019, son autocéphalie a même été reconnue par le patriarche œcuménique, Bartholomée Ier de Constantinople, le « premier parmi ses égaux » (primus inter pares) par rapport aux dirigeants des Églises orthodoxes.

Pour les 30 millions de croyants orthodoxes d’Ukraine, pendant longtemps, la question du patriarcat n’a eu que peu d’importance, d’autant que la pratique religieuse décline. Avant 2014, « les fidèles pouvaient aller dans les églises de l’EOU-PM, non pas car ils soutenaient la Russie ou Poutine, mais parce que c’était une église locale, qu’ils avaient une relation personnelle avec. Ils voyaient cette Église comme servant tous les Ukrainiens », explique Catherine Wanner, professeure à l’Université d’État de Pennsylvanie, spécialiste de la religion en Ukraine. « La guerre a changé la façon dont la plupart des Ukrainiens voient la langue russe, le gouvernement russe, tout ce qui touche à la Russie, l’Eglise orthodoxe y compris ».

L’EOU-PM, un cheval de Troie ?

Les derniers sondages montrent ainsi que la moitié des orthodoxes se définissent comme s’identifiant à l’Église ukrainienne autocéphale, contre le tiers en 2020. Aujourd’hui, 5 % seulement des croyants se définissent comme suivant l’EOU-PM, même si la majorité des paroisses appartient encore à cette institution. A la chute de l’URSS, c’est cette Église qui a récupéré la plupart des édifices. En 2019, l’EOU-PM contrôlait 12 300 paroisses, contre 5 100 pour l’église autocéphale ukrainienne. Aujourd’hui, cette dernière contrôle 8.000 paroisses. Un peu moins de 700 ont changé de camp depuis le 24 février. Le changement d’Église de rattachement est un processus très bureaucratique, souvent contesté, et requiert le vote de la plupart des fidèles d’une paroisse.

Les autorités ukrainiennes, elles, voient l’EOU-PM comme un possible cheval de Troie, dans la guerre menée par la Russie. D’autant plus que le patriarche Kirill de Moscou, un proche de Vladimir Poutine, soutient activement l’invasion. Après la mobilisation, le patriarche avait appelé ses ouailles à « remplir leur devoir militaire avec bravoure », leur garantissant une place au royaume de Dieu s’ils mourraient au front. Certains prêtres de l’EOU-PM ont ainsi collaboré avec les forces russes dans les territoires occupés, d’autres ont même apposé leur signature à l’annexion russe des régions de Zaporijjia et Kherson en septembre 2022.

« Il existe une grande différence entre le haut de la hiérarchie de l’EOU-PM et les prêtres au contact de la population ».

Lioudmila Filipovitch, chercheuse spécialisée sur les questions religieuses.

Poussé par l’opinion publique et les autorités ukrainiennes, l’Église du patriarcat de Moscou a dû clarifier ses liens avec la Russie. En mai 2022, lors d’un concile, l’institution a officiellement coupé ses liens avec l’Église orthodoxe russe, même si plusieurs experts religieux estiment que la coupure n’est pas suffisante. Lors de la même réunion au cours de laquelle il a rompu avec l’église russe, l’EOU-PM a autorisé son clergé dans les zones occupées par la Russie à prendre des décisions indépendamment de la direction de l’Église. Certains critiques voient cela comme un assentiment aux prêtres qui collaborent avec la Russie dans ces territoires.

« Il existe une grande différence entre le haut de la hiérarchie de l’EOU-PM et les prêtres au contact de la population », explique Lioudmila Filipovitch, chercheuse spécialisée sur les questions religieuses. Certains ont ainsi décidé de rejoindre l’Église ukrainienne indépendante. Mais au niveau de la hiérarchie, il existe des liens « profonds, culturels et personnels » de certains clercs avec la Russie. Beaucoup se sont ainsi formés en Russie faute d’institutions en Ukraine et maintenaient des échanges avec leurs homologues russes.

Le SBU se raidit

Les autorités ukrainiennes redoublent donc de vigilance. Près de 350 bâtiments, dont la Laure des Grottes de Kyïv, un site au patrimoine mondial de l’UNESCO, ont été perquisitionnés par les services de sécurité. Ces derniers y ont trouvé des symboles nazis, de la littérature niant la souveraineté ukrainienne et des piles de cash. Une enquête journalistique a par ailleurs montré dans la foulée qu’une vingtaine de membres du clergé dont le métropolite Onuphre possèdent des passeports russes. Une soixantaine de poursuites pénales ont été lancées contre des membres du clergé de l’EOU-PM et sept personnes ont été condamnées pour collaboration. Des affaires montées en épingle par la presse selon Vasiliy Makarovskiy. « Ce sont des exceptions », explique ce dirigeant d’une association de paroissiens de l’EOU-PM, qui estime que beaucoup de « désinformation » existe sur l’Eglise. Le représentant appelle la justice à trancher et le gouvernement à ne pas stigmatiser les croyants.

« Pendant des mois, les autorités ukrainiennes ont assuré à nouveau qu’il ne fallait pas faire d’amalgame et soudainement cela devient un problème », s’insurge Vasiliy Makarovskiy. Car c’est seulement depuis novembre 2022 et un changement de leadership au sein du SBU que l’État a commencé à s’intéresser à la question et a lancé les premières perquisitions. Le ministre de la Culture a ainsi annoncé que l’État allait reprendre le contrôle de la Laure des Grottes. Avant d’être démis par la révolution du Maïdan en 2014, l’ancien président proche de Moscou Viktor Ianoukovitch avait accordé à l’EOU-PM la jouissance du bâtiment. Les 200 moines avaient jusqu’au 29 mars pour quitter les lieux, ils y sont encore.

Devant l’immense complexe, les manifestations des pros et antis se multiplient depuis. La pression ne risque pas de s’arrêter, alors qu’une grande partie de la population est favorable à des sanctions, voire à une interdiction de l’Église. Face à ces demandes, Kyïv préfère passer par la justice, pour éviter les accusations d’entrave à la liberté religieuse. Début avril, le métropolite Pavlo a ainsi été assigné à résidence par la justice. « C’est un processus qui ne peut se faire qu’individu par individu, les décisions des régions d’interdire l’EOU-PM seront par exemple renversées », explique Lioudmila Filipovitch, « en Ukraine, au nom de la liberté de culte, on ne peut pas interdire une église ».

Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.

Clara Marchaud

Journaliste indépendante multimédia basée à Kiev.